Arrêté le 5 septembre 1895 à Saint-Louis par le pouvoir colonial français, Ahmadou Bamba, fondateur du mouridisme, est devenu malgré lui une figure de résistance spirituelle. Cent trente ans plus tard, son héritage continue de façonner la société sénégalaise, de la ville sainte de Touba aux quartiers populaires de Paris.
5 septembre 1895, Saint-Louis, capitale de l’Afrique occidentale française. Ahmadou Bamba, fondateur du mouridisme, est arrêté sur la place du gouverneur alors qu’il s’apprête à prier. Mis au courant du sort réservé à deux de ses disciples, Serigne Touba, comme l’appellent ses fidèles, s’est présenté de lui-même pour affronter le pouvoir colonial. Depuis plusieurs années, l’administration française s’inquiète de la montée en puissance de cette confrérie soufie et de son message d’émancipation spirituelle et sociale. Pour le neutraliser, elle ira jusqu’à l’exiler huit ans dans les forêts du Gabon, puis quatre en Mauritanie. Mais loin de l’affaiblir, cette épreuve en fera une figure emblématique de résistance.
Le Sénégal au XIXᵉ siècle : entre colonisation et spiritualité
Pour comprendre cet épisode, il faut revenir au contexte du XIXᵉ siècle. La France, présente au Sénégal depuis l’installation de comptoirs à Saint-Louis en 1626, renforce son emprise après 1814, à la suite des conflits avec les Britanniques. De la capitale coloniale de Saint-Louis, les marchandises — et les esclaves — sont exportés vers les Amériques ou l’océan Indien.
C’est dans ce contexte que naît le mouridisme, fondé par Ahmadou Bamba à la fin du siècle. En 1888, il fonde la ville sainte de Touba. Théologien et poète respecté, il attire de nombreux disciples autour de son école coranique. Sa doctrine repose sur une foi totale en Dieu, l’apprentissage du Coran et une exaltation du travail comme voie vers la spiritualité.
Ahmadou Bamba refuse de reconnaître l’autorité coloniale, mais sans jamais prôner la révolte armée. Pour le gouverneur général Louis Mouttet, cette influence est déjà trop dangereuse. En 1895, il est convoqué à Saint-Louis. Plutôt que de fuir, il s’y rend volontairement, marquant une nouvelle étape dans son opposition pacifique. S’en suivra son arrestation et son exil et la persécution de nombreux membres de la confrérie mouride par les autorités françaises.
Une mémoire vivante au Sénégal
130 ans plus tard, l’héritage de Serigne Touba reste central dans la vie religieuse, sociale et culturelle du Sénégal. Chaque année, des milliers de pèlerins affluent à Saint-Louis pour la cérémonie des « deux rakkas » en mémoire de son arrestation. À Touba, le Grand Magal rassemble plusieurs millions de fidèles venus du monde entier pour honorer son parcours et ses enseignements.
Les disciples, notamment les Baay Fall fondés par Ibrahima Fall, lui-même disciple de Serigne Touba, perpétuent son message en valorisant le travail, le don de soi et la solidarité. À l’occasion des cérémonies, ils distribuent le café Touba, boisson épicée devenue emblématique, tandis que chants et prières résonnent jusque tard dans la nuit.
Une influence bien au delà des frontières
L’influence d’Ahmadou Bamba dépasse désormais le seul cadre religieux. La confrérie mouride s’est affirmée comme une véritable force économique. À Touba, ville sainte mais aussi ville-monde, les fidèles financent écoles, hôpitaux et infrastructures sans dépendre de l’État. Cette autonomie illustre une culture de l’entrepreneuriat et de la solidarité qui irrigue toute la société sénégalaise.
Sur le plan politique, si Serigne Touba lui-même s’est tenu à distance du pouvoir, l’autorité morale de ses héritiers reste incontournable. Les dirigeants sénégalais sollicitent souvent l’appui des guides religieux pour apaiser tensions et légitimer leurs actions et nombreux sont les Présidents en exercice qui se sont rendus dans la ville sainte lors de la célébration du Magal. Une influence qui s’étend jusque dans les plus grandes capitales mondiales avec une diaspora présente aussi bien aux Etats-Unis, en Italie et dans les rues de Paris.
Les Baye Fall de Paris : un héritage vivant en diaspora
Début juillet, je reçois un coup de fil de Cheick Anta, mon contact chez les Baye Fall parisiens. La rencontre peut se faire dans l’heure. Je le retrouve dans une impasse du 18ᵉ arrondissement de Paris, rue Ernestine. C’est là que je rencontre pour la première fois les Baye Fall de la capitale. Ahmed, Babacar, Mohamed et les autres m’accueillent comme si j’étais un frère. Je ne suis pas surpris : l’art de l’accueil fait partie intégrante des habitants de la Terranga.
Ce jour-là, la communauté prépare le Majal, une déambulation dans les rues pour collecter des dons destinés à la préparation du Magal de Touba qui se déroulera entre Sarcelles et Aulnay-sous-Bois. L’attente s’étire, mais chacun s’occupe : on discute, on teste les tambours, on raconte des souvenirs. Babacar explique que ces moments sont essentiels : « Ici, c’est la galère », répète-t-il. Des rires fusent, tous sont d’accord avec lui.
Assis dans un coin, Mohamed, originaire de la ville sainte de Touba a quitté son pays il y a maintenant six ans et depuis, il n’a pas pu y remettre les pieds. Le voyage pour faire l’aller-retour coute bien trop cher et de toute façon, il est hors de question d’envisager un retour. Six ans après son départ, il vit de petits boulots entre la restauration et le BTP, toujours sans papiers. Nombreux sont ceux qui partagent un destin similaire autour de lui. Mais la foi leur permet d’accepter les événements qu’ils rencontrent. Tout comme l’esprit de la communauté, qui chasse l’isolement.
Quand la procession débute enfin, les chants du Zikroullah s’élèvent, et le groupe se met en marche dans les rues du 18ᵉ. Les passants donnent ce qu’ils peuvent, parfois même des billets. Entre spiritualité, solidarité et résistance au déracinement, les Baye Fall de Paris incarnent la vitalité de l’héritage de Serigne Touba.
Olivier Ceccaldi
⚠︎ Cet espace d'échange mis à disposition de nos lectrices et lecteurs ne reflète pas l'avis du média mais ceux des commentateurs. Les commentaires doivent être respectueux des individus et de la loi. Tout commentaire ne respectant pas ceux-ci ne sera pas publié. Consultez nos conditions générales d'utilisation. Vous souhaitez signaler un commentaire abusif, cliquez ici.