[LIBRE EXPRESSION]
(Le véritable responsable de la crise ukrainienne n’est pas celui qu’on croit)
En ma qualité de professeur de droit international public, j’entends d’emblée être ferme au sujet de ce qui se passe depuis quelques jours en Europe orientale. Il faut sans équivoque condamner l’invasion militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie qui a le statut d’État membre permanent, assorti du droit de veto, au Conseil de sécurité des Nations Unies (ONU). Le recours à la force des armes est en effet interdit par la Charte de San Francisco qui a créé l’ONU, le 26 juin 1945. À ce sujet, son article 2 est rédigé dans un style nullement ésotérique : « Les membres de l’Organisation règlent leurs différends internationaux par des moyens pacifiques, de telle manière que la paix et la sécurité internationales ainsi que la justice ne soient pas mises en danger ».
Par suite, tout État doit respecter le principe cardinal selon lequel tout différend international ne peut être réglé que par la voie des bons offices, de la conciliation, de la médiation ou de la négociation afin d’aboutir à la signature de traités créateurs de droits et d’obligations synallagmatiques. Le différend peut aussi être licitement réglé par le recours à la justice internationale : à l’arbitrage international ou, a fortiori, à la Cour internationale de Justice qui est « l’organe judiciaire principal des Nations Unies ».
Ces prolégomènes étant ainsi posés, le constat de la violation du principe du règlement pacifique des différends internationaux par la Russie est une évidence. Cependant, on ne saurait en rester là, à moins d’être naïf. Il faut en effet rechercher les causes réelles qui ont conduit au recours à la force par la Russie qui n’hésite pas de surcroît, pour faire monter la pression, à mettre en alerte sa force de dissuasion nucléaire. Plus encore, il faut rechercher que les moyens qui devraient permettre d’obtenir un cessez-le-feu rapide sur le sol ukrainien ainsi que le retour au statu quo ante en Europe orientale, un statut qui implique, certes, la restauration de la légitime souveraineté de l’Ukraine, mais dans un cadre profondément renouvelé.
Concernant précisément les raisons de l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine, il faut ici le dire sans ambages, même si cela ne plaît pas : les États-Unis ont une très grande part de responsabilité dans cette dramatique affaire. Cette superpuissance ne joue-t-elle pas un jeu extrêmement dangereux en Europe orientale en agitant de manière de plus en plus ostentatoire un gros chiffon rouge devant le maître du kremlin ? Vouloir à tout prix que l’Ukraine intègre l’OTAN constitue en effet une menace grave et directe dirigée contre la Russie, un État qui – au même titre que l’Ukraine – a droit à la sécurité de sa population, la Russie qui se trouve aujourd’hui largement encerclée par les forces de l’OTAN. De plus en plus offensive, cette organisation internationale à vocation militaire a été créée – faut-il ici le rappeler ? – par le traité de l’Atlantique Nord signé à Washington le 4 avril 1949, à l’initiative des États-Unis (USA) et son article 5 – l’article au cœur du dispositif du traité – pose le principe majeur de la solidarité automatique entre ses membres en cas d’agression par une puissance étrangère. À l’époque, c’est sans conteste l’Union soviétique (URSS) qui est visée.
Pour bien comprendre la situation actuelle, un recours à l’Histoire s’impose avec la grave « crise des missiles de Cuba » qui a surgi lorsque le Gouvernement de La Havane a eu l’idée saugrenue d’installer sur son territoire – à moins de 160 kilomètres des côtes de la Floride (USA) – des rampes de lancement de missiles fournies par l’URSS et dirigées contre les USA. Réalisé en catimini, cet acte de guerre a pu toutefois être constaté le 14 octobre 1962 par un avion espion américain qui survolait le pays de Fidèle Castro. Le Président américain a alors aussitôt annoncé un blocus naval de Cuba et ordonné à la flotte américaine d’intercepter, au besoin par la force, les navires soviétiques suspectés de transporter des fusées vers ce pays. Avec le soutien du général de Gaulle et de l’ensemble de la Communauté internationale, quasi unanime, la riposte de John Fitzgerald Kennedy a finalement dissuadé l’URSS de concrétiser des projets que l’on peut qualifier de provocateurs et stupides. Sous la menace d’une guerre nucléaire dévastatrice pour les deux principaux protagonistes, le maître du Kremlin – Nikita Khrouchtchev – a été contraint, dès le 28 octobre 1962, de retirer ses missiles du territoire cubain contre une promesse solennelle du Président américain de ne pas envahir Cuba. Bien qu’étant lui-même un État souverain, Cuba n’aurait-il pas dû s’en tenir au « respect des équilibres stratégiques » invoqué par les États-Unis et qui s’imposait déjà comme un dogme entre les deux superpuissances ? Conclusion partielle : les USA ont eu raison – au risque de déclencher une guerre apocalyptique – d’agir comme ils l’ont fait à l’égard de l’URSS et de Cuba.
Cet important incident historique qui aurait pu déboucher sur une catastrophe nucléaire – une catastrophe évitée de justesse – aurait dû en toute logique servir de leçon pour les États-Unis. Un raisonnement symétrique n’est-il pas en effet valable en ce début d’année 2022 ? L’entêtement des dirigeants de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) qui cogitent à Washington et à Bruxelles a eu pour résultat de précipiter et de justifier – aux yeux des dirigeants du Kremlin et de son imprévisible et fort peu démocratique Président – une invasion de l’Ukraine par la Russie avec toutes les conséquences économiques dommageables qui vont en résulter pour les membres de la société internationale et d’abord pour les États de l’Europe qui sont tous en première ligne.
Le conflit armé tant redouté qui vient d’éclater était à tous égards prévisible. Encore convient-il d’ajouter qu’il n’est pas trop tard pour faire preuve de bon sens avant que la situation ne s’aggrave encore davantage. La situation pourrait en effet s’aggraver, dès lors que les dirigeants de la Maison Blanche, de l’Union européenne et de l’OTAN ont annoncé – toute honte bue – qu’ils n’étaient nullement disposés à mourir pour l’Ukraine ! Puisque les sanctions militaires sont totalement exclues et que les nombreuses et importantes sanctions économiques et financières ne semblent nullement impressionner celui qui se considère aujourd’hui comme le nouveau « Maître de Horloges » à Moscou, il serait opportun, à présent, de tenter de résoudre une crise qui a déjà atteint un seuil paroxysmal. Pour faire cesser l’invasion militaire engagée sur le sol ukrainien par Vladimir Poutine, une seule solution de compromis se présente avec ce qu’on appelle la solution politique de la « finlandisation » ou neutralisation de l’Ukraine.
Pour comprendre cette solution, il faut derechef se référer à l’Histoire : celle qui commence après le Second Conflit mondial. Pour assurer sa sécurité à l’époque de la « guerre froide » Est-Ouest, la Finlande a choisi d’être un État non aligné sur les positions américaines comme sur les positions soviétiques en restant, par la suite, à l’écart de l’OTAN proaméricaine et de l’Organisation prosoviétique du Pacte de Varsovie, signé le 14 mai 1955. Faut-il préciser que ce statut d’État-tampon entre l’Est et l’Ouest a très bien fonctionné en Finlande pendant toute l’existence de l’URSS jusqu’à son implosion en 1991 et, à notre connaissance, il continue à s’appliquer aujourd’hui sans aucune difficulté depuis le remplacement de l’Union soviétique par la Fédération de Russie. Pourquoi ce statut de neutralisation de la Finlande au plan militaire – un statut consenti par un réalisme politique bien compris des dirigeants de ce pays scandinave – ne pourrait-il pas être étendu à d’autres pays de l’Europe de l’Est et d’abord à l’Ukraine ?
Dans la mesure où la Finlande a réussi à préserver sa souveraineté et à se faire respecter par son puissant voisin russe, depuis 1945 jusqu’à aujourd’hui, l’Ukraine – au nom également du réalisme géopolitique, au nom également du fameux « respect des équilibres stratégiques » aujourd’hui invoqué par la Russie en Europe orientale, mais aussi pour assurer sa propre sécurité et le respect de son intégrité territoriale (une intégrité déjà entamée) – devrait accepter d’être dotée d’un statut juridique voisin de celui d’un État perpétuellement neutre par le biais d’une convention internationale qui pourrait être triangulaire, signée par les États-Unis, la Russie et l’Ukraine.
Comme ce fut le cas en 1962 pour l’État cubain de Fidel Castro, l’Ukraine – éventuellement érigée en État fédéral – devrait accepter un statut de souveraineté limitée en intégrant au passage, dans un statut réaliste, le bilinguisme qui est revendiqué depuis 1991 par les très nombreuses populations russophones de l’est ukrainien. Une Ukraine nouvelle devrait ainsi s’engager, sans délai, à renoncer à intégrer une organisation militaire pro-américaine comme l’OTAN ou une organisation politique pro-russe comme la Communauté des États Indépendants (CEI) créée le 8 décembre 1991 pour renforcer les relations entre certaines des 15 anciennes républiques fédérées de l’URSS. Seconde conclusion partielle : pour rétablir la paix et faire baisser de manière pérenne la tension dans l’Europe de l’Est, l’OTAN qui est la créature des États-Unis et son bras armé ne doit sous aucun prétexte s’étendre à l’Ukraine.
Sur un autre plan, la France – un pays dont le Président Nicolas Sarkozy avait annoncé le 7 novembre 2007 (au Congrès de Washington) la réintégration de la France dans le commandement intégré de l’OTAN – ne peut aujourd’hui que jouer le rôle de « second couteau » en s’alignant purement et simplement sur les positions bellicistes de Joe Biden, un président déjà très âgé et à bien des égards psychorigide. Plus encore, ce président ne semble pas comprendre grand-chose à la géopolitique et à la géostratégie sur le Vieux Continent et, plus grave encore, il a de curieux troubles de mémoire : apparemment, il n’a tiré aucune leçon de l’affaire des missiles de Cuba en 1962 et il semble tout ignorer du statut neutraliste de la Finlande qui existe pourtant depuis 1945. Autant dire qu’en suivant aveuglément les États-Unis, la France ne peut commettre que des erreurs fondamentales et impardonnables.
Pour jouer un rôle réel dans le règlement d’une crise dont la gravité est certaine, la France devrait se retirer illico presto de l’OTAN pour échapper à l’emprise des États-Unis afin de jouer – comme au temps du général de Gaulle (qui avait, pour sa part, annoncé le retrait de la France du commandement intégré de l’OTAN le 21 février 1966) – son rôle traditionnel de médiateur impartial entre Américains et Russes afin d’obtenir d’abord un cessez-le-feu rapide ainsi que le retrait de la Russie d’une Ukraine nouvelle, à la fois fédérale, bilingue et non alignée dans le domaine politique et, plus encore neutralisée, au plan militaire.
Voici les objectifs qu’une France responsable devrait logiquement se fixer au lieu de souffler, avec les « va-t-en-guerre » de Washington et du Pentagone, sur les braises d’un feu qui risquerait d’échapper à toute maîtrise non seulement sur le sol ukrainien mais aussi sur l’ensemble des États du continent européen.
André ORAISON, Professeur des Universités, Juriste et Politologue
Conseiller juridique du Mouvement Réunionnais pour la Paix (MRPaix)
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