ÉPISODE 11 : LES POLITIQUES D’AMÉNAGEMENT DU CIRQUE DE MAFATE DURANT LE 20ÈME SIÈCLE
« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Sociologue, Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Après les visites des kaz en paille, « l’arpenteur vagabond », revient sur les politiques d’aménagement du cirque dans ce 11ème épisode.
Entre 2005 et 2008, sous le leadership de Geneviève Planchat-Bravais, experte animatrice du cirque au service de l’APR – Association pour la promotion rurale, j’effectuais pour le compte du CAH – Commissariat à l’Aménagement des Hauts, une mission de « récupération » des vestiges du patrimoine culturel de Mafate. Je dois à Geneviève, ainsi qu’au remarquable Commissaire qu’était Thomas Krejbich d’avoir pu collaborer avec une équipe opérationnelle d’intervention dans le cirque, qui bien que mobilisée de façon périodique, m’offrit une stimulation tout à fait bienfaisante.
Les pages publiées en une sorte de feuilleton hebdomadaire dans Parallèle Sud présentent le témoignage personnel, subjectif donc et composite, de ce que furent mes arpentages dans le cirque, dans ma préoccupation de recueillir, pendant qu’il était temps, les débris d’une « socioculture végétale » en voie de totale disparition…
Dans les prochaines publications, au travers de quelques documents collectés de façon un peu hasardeuse, je voudrais exposer ce que furent les politiques et les stratégies conçues et mises en œuvre par les autorités publiques et les institutions intervenant dans le cirque au cours du 20ème siècle. En tout cas ce que j’en ai compris. Si l’Administration, au travers de la totalité des institutions dans leurs fonctions distinctes, s’est toujours imposée auprès d’une population, la plupart du temps très mal considérée, dont on attendait surtout qu’elle n’ait strictement rien à dire d’audible, ce sont les forestiers qui étaient chargés d’en assumer la gestion, à côté de leurs missions proprement forestières.
« Des paresseux »…
Avec plus ou moins de bonheur, et souvent en en étant totalement dépourvu, les forestiers ont assumé cette tâche qui n’est pas vraiment spécifique à leur vocation : Service forestier dès 1827, Conservation des Eaux et Forêts, Office National des Forêts dès 1966…
J’ai eu la tentation de traquer le regard que portèrent longtemps les autorités de la colonie, puis du département sur les habitants de cet enclavement. On peut en résumer clairement les propos : « ce sont des paresseux, pour ne pas dire plus, qui laissent se dégrader le cirque et leurs propres terres, quand ils n’y contribuent pas activement… Par leur pratique de culture sur brûlis, parce que tout est épuisé, enfin, parce que eux ont épuisé les terres, ils sont les destructeurs de leur propre environnement et de la forêt elle-même… Ils ne respectent même pas la déclivité des pentes… Ils provoquent partout une érosion catastrophique… »
Dès le dernier tiers du 19ème siècle, mais surtout dès 1874, les tentatives d’interrompre pratiquement ce qu’on qualifiait de destruction de la couverture forestière du cirque, se heurtent à la résistance farouche des habitants… Ceux-ci n’en peuvent plus. Le durcissement de la réglementation est tel qu’il est devenu interdit de ramasser même le chablis, le bois tombé et de brûler une branche morte, sous peine de voir son habitation détruite ou d’être envoyé creuser le port de la Pointe des galets. La vérité, c’est qu’on aimerait bien vider le cirque de ses vandales dévastateurs…
Ainsi, au fur et à mesure des générations successives, jusque vers 1960 les fluctuations de la politique démographique visèrent à faire « déguerpir » les occupants considérés comme illégaux, regrouper ceux que l’administration acceptait sous contrat de concession, récupérer par expulsion ou rachat au bénéfice du Domaine les parcelles foncières indûment accaparées. Autant dire qu’au cours de ces époques, les politiques d’aménagement et de gestion du cirque considérèrent la population, au pire comme un problème dont l’Administration aurait voulu se débarrasser, et au mieux une réalité négligeable quoique particulièrement ennuyeuse. Aujourd’hui, on aborderait peut- être la chose telle une « variable d’ajustement » accablante…
Jusqu’à 1 800 habitants
La philosophie qui prévaut est celle du « C’est ou Mafate ou les Mafatais », qui se veut rationnellement justifiée. C’est ainsi que le préfet Pierre Steinmetz résumait lui-même en 1995 cette stratégie dont on était pourtant sorti. Et on n’oubliait pas que, dans la première moitié du 20ème siècle, cette population avait tout de même atteint jusqu’à 1800 habitants…
De fait il a fallu l’instauration de l’ONF, sous le président Georges Pompidou, pour que son premier directeur à La Réunion bouleverse de fond en comble la politique d’expulsions. On commençait à estimer que le cirque souffrirait plus en définitive de l’absence humaine que des dégradations redoutées ! Il convenait de mieux encadrer les occupants. On peut penser que le recouvrement par les Domaines de la quasi totalité de la propriété foncière apaisait désormais les esprits des dirigeants de l’Administration. Le contrôle d’une population amoindrie et regroupée sur une dizaine d’îlettes pouvait s’exercer avec plus de sérénité. De toute manière, le régime des concessions octroyées par l’ONF était devenu la seule façon de vivre dans le cirque. Avec un appel mémorable intitulé « La forêt demande des hommes ! », le directeur de l’ONF Pierre Moulin en personne alla jusqu’à souhaiter en public, dans une conférence de presse, un repeuplement du cirque qui ne comportait alors plus que 600 habitants.
Bien que non dépourvue d’instabilité et de déceptions de part et d’autre, cette nouvelle politique préoccupée de développement social humain et non seulement de protection de la forêt, a permis l’amélioration de l’irrigation, des réseaux d’eau et des sentiers, la construction des écoles et des gîtes, la création de coopératives (Aurère 1956 – La Nouvelle 1962 – Roche Plate 1963) et d’un embryon de développement économique et touristique… Le document le plus explicite concerne le « 1er colloque de Mafate » de mai 1983, qui sous la férule du directeur de l’ONF Pierre de Montaignac, synthétise les actions de son institution sur les triages d’Aurère et de Roche Plate sur les 20 années écoulées.
Concertations inexistantes
Et puis, si, en dépit de la variation de leurs itinéraires, les projets routiers de désenclavement n’ont jamais abouti, on peut penser que l’électricité solaire, qui n’a pas fini de se développer, l’amélioration de l’hygiène au travers des dépôts de sanitaires préfabriqués, l’ouverture hebdomadaire des dispensaires ou les ballets d’hélicoptères chargés de marchandises, invasifs mais indispensables, ont sensiblement amélioré la qualité de la vie.
Avec le temps, il semble tout de même que l’esprit frondeur des habitants de Mafate est resté sensible. Jusqu’à très récemment dans la dernière décennie, on ne demandait réellement rien aux Mafatais en ce qui concernait les projets de développement du cirque et pas plus à propos des conditions dans lesquelles ils étaient mis en œuvre. Consultations négligeables, et a fortiori concertations inexistantes, représentation dans les communes entièrement sporadique… Face à une autorité déficiente ou autocrate, une population s’écarte au mieux des réglementations, s’abime dans la débrouille et s’isole dans l’action individuelle. En 2005, c’est bien souvent la situation prévalente.
On peut reconnaître au centre de la photo le maire de La Possession, M. Roland Robert, à sa droite M. Franck-Olivier Lachaud, secrétaire général de la préfecture (en cravate), et à sa gauche, M. Thomas Krejbich, Commissaire à l’Aménagement des Hauts. Les autres personnes sont des collaborateurs de l’ONF ou de la commune.
Dans tous les domaines, les problèmes d’adaptation de la réglementation et du droit commun n’ont guère cessé. Les normes et les contraintes bureaucratiques s’empilent (exemple des POS et des PLU et de toute la législation de l’organisation territoriale), tandis que, par la force de la réalité autant que par habitude, les Mafatais tendent toujours à vouloir réaliser si possible leurs propres projets. Kaz marron, gîtes et chambres d’hôtes ont surgi -initiative inhabituelle chez des locataires !- dès que les rares agents administratifs de passage relâchaient quelque peu leur surveillance ou étaient contraints de tolérer par force certaines pratiques décalées.
On peut observer en tout cas que jusqu’à la création du PNR, les projets d’aménagement du cirque et de ses îlets n’ont pas cessé, le dernier en date, celui de l’AGORAH en 2001, est demeuré comme beaucoup d’autres et tout aussi ambitieux qu’eux en son état de projet non mis en œuvre. En 2005, Geneviève Planchat-Bravais, l’animatrice Mafate de l’APR, rédigeait le document de la « Rénovation du Plan d’Aménagement des Hauts – Le diagnostic du Cirque de Mafate : Un territoire enclavé d’exception – ses problèmes et atouts exceptionnels. » L’équipe de la « Mission Parc national » en 2006 en a tenu compte dans l’élaboration du statut de ce qui est considéré désormais comme le « Cœur habité » du PNR.
Arnold Jaccoud – janvier 2023
⚠︎ Cet espace d'échange mis à disposition de nos lectrices et lecteurs ne reflète pas l'avis du média mais ceux des commentateurs. Les commentaires doivent être respectueux des individus et de la loi. Tout commentaire ne respectant pas ceux-ci ne sera pas publié. Consultez nos conditions générales d'utilisation.