ARTISTE IMPLIQUÉ, BRICOLEUR INVENTIF ET BÂTISSEUR
Alain Séraphine est un des artistes réunionnais les plus marquants de sa génération. Visionnaire et impliqué, sensible et prolifique, bricoleur inventif, cet artiste-bâtisseur qui fut un temps tiraillé entre ses recherches plastiques et la nécessité de contribuer activement au développement de son île, fait très tôt le choix d’un art impliqué et agissant, revendiquant délibérément l’action politique comme démarche de création. S’il a fait partie de l’exposition collective de lancement du FRAC en 1986, possède des œuvres dans la collection de l’Artothèque, et a réalisé un certain nombre de commandes dans l’espace public à La Réunion, il est surtout connu pour ses réalisations structurelles dans les domaines de l’image, de la formation et de l’enseignement supérieur en art.
« Art impliqué » versus « art appliqué »
En 1975, avec son diplôme de l’Ecole des Beaux-Arts de Toulouse en poche, Alain Séraphine rentre à La Réunion dans un contexte où les difficultés sociales et économiques persistent en dépit des apports structurants de la départementalisation. A l’heure où l’île bascule dans la société de consommation massive avec l’apparition des premières grandes surfaces et l’inondation du marché par les produits manufacturés conçus, designés et fabriqués ailleurs, il partage avec de nombreux artistes et intellectuels le constat inquiet de la réelle menace que ces produits d’importation font peser sur la création artisanale locale : « les savoirs et savoir-faire des artisans de métiers d’Arts à la Réunion étaient, dit-il, de plus en plus condamnés à disparaître, détruisant au passage des pans entiers d’activités traditionnelles, aggravant ainsi le chômage, réduisant la population de l’île à ne plus être que de simple consommateurs, « de simples tubes digestifs… »[1].
Très conscient des enjeux que posent les dynamiques de développement économique et culturel de l’île, il s’interroge à ce moment là sur le rôle et la responsabilité que doivent y prendre les artistes et c’est « comme pour prendre le contrepied des arts appliqués » qu’il forge la notion d’« art impliqué ». Il entreprend de poser les bases d’un vaste projet consacré à la formation des personnes et à leur insertion dans le monde économique. Il crée « L’Atelier Portois » en 1979, sorte de fablab avant l’heure, par lequel il se saisit de l’opportunité d’un appel d’offres européen destiné à l’ameublement du nouveau bâtiment du SIVOMR (syndicat intercommunal à vocation multiple) situé au Port. Il mobilise la filière des ébénistes, mise à mal par l’arrivée massive dans l’île de produits d’ameublement industrialisés, pour réaliser les 2500m2 de bureaux attendus.
Alain Séraphine revient sur ce projet phare : « Afin de réussir ce pari déjà un peu fou et de permettre aux artisans de l’île d’être compétitifs, je vais dessiner et offrir la conception et le design, l’Atelier Portois va réaliser des prototypes, et accompagner les artisans pour s’organiser en GIE afin de répondre à l’appel d’offres et de produire telle une chaîne industrielle complète de fabrication à ciel ouvert, quasiment à l’échelle de l’île ».
Avec le soutien de Paul Vergès à son retour de la première COP qui s’était tenue en Europe en 1979, l’Atelier Portois permet à Alain Séraphine de commencer à développer ses premiers travaux de recherche et création sur les questions de l’énergie et de l’habitat. Il crée le fourneau Portois, un Système d’Économie d’Énergie destiné à l’autonomie énergétique des populations isolées, et met en place un système pour l’Auto Réalisation et la Construction d’un Habitat Évolutif (L’ARCHE).
Un art d’opposition
La question de l’identité habite son travail dès ses premières années formation et de pratique : il garde de sa période d’étudiant la conscience de son identité lacunaire. « On voit que les autres ont une histoire, on apprend l’histoire des autres, on sent qu’il nous manque quelque chose »[2]. Ces années d’exil seront fécondes, devenant rapidement celle de la brûlante prise de conscience identitaire, source de l’impérieuse nécessité d’inscrire La Réunion sur la carte du monde et de rendre visible la culture et les capacités créatrices de son peuple. « Un peuple qui forgerait et affirmerait son identité non pas, écrit-il, de manière « victimaire » mais à l’image de l’engagement créatif de ses ancêtres, qui bien que victimes de l’exil, du déracinement, des barrières de la langue, de l’exploitation de l’homme par l’homme, ont su malgré tout léguer à sa descendance une langue, des musiques, des danses, un art de vivre, créés au carrefour des cultures »[3].
Convaincu qu’il ne peut pas y avoir de développement sans créativité, son obsession sera de faire naître un vivier de créatifs à La Réunion. Une vraie gageure à une époque où le système de pensée véhicule la croyance solidement ancrée que le débat sur la modernité des formes se passe exclusivement dans le Nord, et que les peuples du Sud ne sont pas à même de conceptualiser. « Le nombre de fois où on m’a dit : la pensée est ailleurs, nous sommes le peuple de l’oralité, c’est dans le nord qu’on problématise »[4]. L’enjeu est de taille, et les actions menées sont militantes : lors de l’exposition intitulée « Vers un art impliqué » en juin 1982, Alain Séraphine et l’équipe de l’Atelier présentent au Palais Rontaunay à Saint-Denis puis dans la ville du Port des tapisseries[5], de la sérigraphie, de la ferronnerie, des sculptures sur bois, des statues métalliques recouvertes de plaques de fanjan, ainsi que le fourneau portois. L’art de Séraphine est alors présenté comme un « art d’opposition »[6], « contre l’usage confiné de la peinture de salon », contre « toute importation aveugle », contre la folklorisation de la création réunionnaise, mais aussi contre « les stéréotypes, les modes, les courants imposés, ces pestes artistiques qui nous envahissent et bloquent la recherche »[7]. Il se bat pour la reconnaissance des spécificités de l’île, de sa géographie et de son histoire singulières, de son peuple pluriel et de sa culture créolisée.
Nourrie de la pensée de l’Abbé Grégoire dans sa lutte contre la pauvreté et l’ignorance, l’action d’Alain Séraphine s’oriente d’emblée vers une quête d’un plus juste partage de savoirs par l’accès à l’éducation, à la formation et à l’insertion professionnelles devenus ses chevaux de bataille : « L’éducation, déclare-t-il en 1982, fait ablation de ce qu’on possède naturellement au lieu de le compléter. Dans un pays (…) comme La Réunion il nous faut une éducation saine qui tienne compte de toutes les réalités »[8]. En 1995, il fonde avec Abdéali Goulamaly une société de fabrication et de production en cinéma d’animation, Pipangaï. Il crée en 1997 la Biennale des Arts Actuels de La Réunion qui présente le travail de jeunes talents émergents des pays dits du Sud Economique, qu’il a accueilli en résidence de création. La réflexion sur la nécessité de repenser le dialogue Sud-Nord, et celle de consolider les relations Sud-Sud, constitue un socle sur lequel il a bâti l’ensemble de son action. En 2021, à l’occasion d’une conférence dans le cadre des 20 ans de l’Ecole Supérieure d’art, il déclare : « il y a deux mots à libérer : contemporain et modernité. Deux-tiers de l’humanité ne participent pas au débat »[9].
De la sérigraphie à la sculpture publique
Lors de ses années d’étude aux Beaux-Arts de Toulouse, ses questionnements identitaires l’amènent à s’intéresser à l’art asiatique, il se sent attiré notamment par les œuvres d’Hokusaï. Il commence un travail en calligraphie, et, accompagné par un enseignant de l’école, il crée un genre de « hiéroglyphe Réunionnais »[10]. Son travail restera toujours influencé par cette philosophie orientale, notamment dans sa quête d’infini. Il monte un atelier de sérigraphie dans son logement d’étudiant, en pleine époque post-soixante-huitarde où les ateliers et outils traditionnels avaient été détruits dans les écoles d’art. Il développe notamment une pratique du pochoir : « j’avais, dit-il, un travail graphique forgé par les besoins d’investir la scène de la vie, notamment les rues de la cité, détournant même parfois des affiches publicitaires »
Pour le diplôme, alors qu’il sort d’un Atelier très orienté peinture et plus particulièrement sur la théorie de la couleur, il présente un travail de créations graphiques monochromes et pose la formation et l’identité comme enjeux artistiques et esthétiques. En lui attribuant les félicitations et une mention pour son engagement pédagogique le jury le conforte dans sa volonté d’intégrer la pédagogie comme matériau de création, et comme un axe à part entière de ses recherches plastiques.
Plus tard, au sein de l’Atelier Portois, avec son concept « d’art impliqué » au service du développement local, il s’engage en faveur de la création en se distinguant d’un artisanat local appauvri et folklorisé : convaincu de la nécessité d’inventer de nouvelles formes à partir de celles existantes, il intègre des matériaux locaux (bois, fanjan etc.) dans ses objets de design mobilier et utilise des techniques ne relevant pas du « grand art », comme celle du « tapis mendiant » pour fabriquer la tapisserie pour la mairie du Port en 1979. Ce fut une période de foisonnement : « je dessinais tous les soirs, dit-il, pour que les jeunes artisans réalisent ensuite les objets »[11]. Il crée par ailleurs les illustrations de livres édités par le Mouvement Culturel Réunionnais : ceux de Riel Debars, d’Alain Armand, de Boris Gamaleya, pour la collection « Les chemins de la liberté » créé par Firmin Lacpatia. Les visuels bien souvent avaient servi pour une expression au pochoir ou en sérigraphie sur les murs de la ville, voire même sur ceux de la Préfecture, puis recyclés en illustrations sérigraphiées de meilleure qualité.
En connivence avec Alain Gili de l’ADER et Firmin Lacpatia des Chemins de la liberté, tous deux engagés pour une meilleure qualité de la fabrication artisanale du livre local, Alain Séraphine organise, dans le cadre de projets portés par l’éducation nationale et la jeunesse et sports, des formations à la sérigraphie. En 1982, il fait réaliser le tirage d’une pochette de ces illustrations intitulée « les Sérigraphines ».
Il s’attaque très tôt à la sculpture, éprouvant le besoin de sortir du plan, et réalise de nombreuses commandes publiques : la céramique de la façade de la Sécurité Sociale avec Saint-Denis (avec Guy Lefèvre), les sculptures du rond-point des danseuses au Port et celui de la Rivière des Pluies à Saint-Marie, des 1% dans les établissements du Port, Sainte- Marie, Rivière des Galets, Vincendo…
Les méti-sables : une mythologie pour penser le monde et pour agir
De son enfance marquée par des événements douloureux et de ses premières années d’exil estudiantin, Alain Séraphine a gardé le besoin d’écrire une mythologie, de raconter son histoire et celle de son peuple à travers les mémoires d’un personnage énigmatique qu’il nomme le « méti-sable ». Ce méti-sable, dont l’artiste s’interroge sur l’origine dans « Journal d’un méti-sable. Le regard d’Antigone », serait à la fois « la résultante de mouvements migratoires planétaires répétés au cours des siècles écoulés »[12], un peuple légendaire né d’une pluie de météorites dans la rivière des galets, la figure d’un « peuple en devenir », et semble, in fine être un auto-portrait poétique et empreint de nostalgie. L’artiste tisse un mythe pour à la fois comprendre l’environnement dans lequel il s’inscrit, mais aussi pour se réparer et pour agir. Comprendre en premier lieu qui il est, comment il interagit avec son milieu et comment, en tant qu’artiste, il prend voix dans le concert du monde. Son travail sur les méti-sables donne lieu à une première installation intitulée « Méti-sable et ses avatars : Méti-son, Méti-sage et Méti-sait » qui fut pensée à la fin des années 70 et réalisée dans les années 80. Elle sera présentée au public une première fois au centre Universitaire de La Réunion pour une exposition sous la grande varangue-jardin, avenue de la Victoire à Saint-Denis, puis une seconde fois en intégralité, en décembre 1997, au magasin 20, dans l’enceinte du vieux port, dans la ville du Port. Il s’agissait de l’exposition personnelle intitulée « La tribu du Bois d’lé »[13].
Alain Séraphine défend l’idée de l’artiste en tant qu’atelier primordial pour un travail sur soi nécessaire et préalable à toute démarche créatrice. Et, reliant les démarches du scientifique et de l’artiste dans ce qu’elles partagent dans les processus de recherche comme dans ce qu’elles doivent à l’imagination, il se réclame de la notion bachelardienne d’imaginaire en tant qu’action créatrice : « Dans toute œuvre d’art, on peut lire en filigrane les angoisses, les aspirations, les doutes, les exaltations, les blessures et les joies de son auteur, dit-il. Qu’elle soit scientifique, littéraire ou plastique : toute œuvre n’est telle pas le fruit de l’« imagination imaginante » ? »[14].
Patricia de Bollivier
[1] A. Séraphine, mail à P. de Bollivier du 9 janvier 2023.
[2] Alain Séraphine, Ecole Supérieure d’Art de La Réunion, conférence inaugurale des 20 ans de l’Ecole, le 2 novembre 2020.
[3] A. Séraphine, mail à P. de Bollivier du 9 janvier 2023.
[4] Alain Séraphine, Ecole Supérieure d’Art de La Réunion, id.
[5] Un gigantesque tapis mendiant (5 mètres de long) réalisé par les femmes de l’Association des Foyers de quartiers portois (AFQP), en collaboration avec Alain Séraphine.
[6] Marc –Laurent Vaccaro, « Alain Séraphine, Artiste, Artisan et Pédagogue », in Lansiv, Saint-Denis, premier trimestre 1984, pp. 26-27.
[7] Alain Séraphine, cité par Alain Courbis, in « L’Atelier expose au Port », Quotidien du 30 juin 1982.
[8] Alain Séraphine, cité par Alain Courbis, id..
[9] A. Séraphine, conférence Ecole Supérieure d’Art de La Réunion, id.
[10] A. Séraphine, mail à P. de Bollivier du 9 janvier 2023.
[11] A. Séraphine, id
[12] « Journal d’un méti-sable. Le regard d’Antigone », Alain Séraphine, imprimerie Graphica, 2014, p.3.
[13] La réalisatrice Sarah Maldoror a réalisé un documentaire éponyme sur cette exposition en 1997.
[14] A. Séraphine, conférence Ecole Supérieure d’Art de La Réunion, id.
Pour en savoir davantage :
https://artotheque-reunion.fr/catalogue-des-oeuvres/?author=séraphine