LA TRIBUNE DES TRETEAUX : « FRÉNÉSIE » PAR LA COMPAGNIE TILAWCIS AVEC FLORIENT JOUSSE ET JAH PINPIN
En route pour les States : la compagnie Tilawcis s’adonne aux frénésies d’une aventure théâtrale atypique.
Ce vendredi 15 septembre 2023, le Centre Culturel Lucet Langenier a programmé un spectacle brûlant, trépidant même, une création péi pleine de rebondissements. Frénésies. Le titre donne le ton : enthousiasme survolté et dynamique exaltante.
Avant même que Florient Jousse ne fasse son entrée en scène pour un récit de voyage exploratoire au cœur des Etats-Unis comme antre du jazz, avant même que le saxophone de Jah Pinpin ne vienne faire vibrer la salle en échos de scats, là, devant nous, sur le plateau, sept panneaux sont exposés, comme une tenture moderne et déjà une invitation à sortir des sentiers battus. Nyhama Betsaka signe une cartographie imaginaire : sur chaque tableau suspendu aux cintres s’entrecroisent des directions, se forment des carrefours, des traits appuyés, noirs sur fond de toile blanche écrue, comme autant de propositions de parcours ; comme un projet de vie en mouvement, avec des destinations non abouties, tantôt en courbe de contournements, tantôt en géométrie angulaire. Etrange. Superbe. Un embarquement au-delà du connu, au-delà des horizons, une porte ouverte sur l’aventure.
Sur la route
Dans ce décor qui n’en est pas un et qui sollicite l’imagination, telles des pages à écrire, un personnage apparaît. Jean clair et sweat à capuche, un jeune homme pétri d’idéaux s’en vient en bord de scène raconter son périple aux USA, une tranche de vie, une expérience hors du commun. Devant nous, comme une référence littéraire incontournable, un livre, une édition de Sur la Route de Jack Kerouac. Tout d’abord presque immobile, statique, en contrepoint de cette évasion vers un continent mythifié comme la source de tous les rêves possibles, Thomas raconte. Il dit sa rencontre déterminante avec Bilal, cet « escroc magnifique », sorte de « derviche magicien du présent », frère et être de démesure qui va pulvériser tous les repères d’une jeunesse tranquille construite à La Réunion. Et peu à peu, le corps s’anime, les images reviennent en souvenirs. Nous voilà partis pour un seul en scène parfaitement maîtrisé au cœur d’un déferlement de phrases scandées de poésie, de couleurs et de sensualité.
Page 370, 309, 564. Le récit est émaillé de citations de Kerouac comme un refrain de vérité, comme si cette épopée de mots et de musique devait s’appuyer sur Le texte qui a marqué bien des lecteurs et des générations. Telle une vérification, une mise en abyme ou encore une validation du propos.
Le corps est discours
Florient Jousse nous offre une belle performance de talent en incarnant le protagoniste, Thomas. Son récit témoigne d’un vécu marginal, anticonformiste, qui le transforme et le mène à des phases de transe dansée. Le corps est discours, le geste est langage et l’artiste joue de tous les modes du spectacle vivant. C’est brillant. Convaincant. Et Jah Pinpin apporte rythmes, modulations, stridences ou au contraire mélodies douces, pour un duo magique qui nous emporte loin de notre présent. Tous deux mettent en œuvre une harmonie nécessaire : la narration évoque, la musique nous envole en une sorte de conduction vers un monde fabuleux, une réalité aujourd’hui disparue.
Ainsi rencontrons-nous des personnages hyper-typés, le démoniaque Fennec, l’amérindien un peu chamane La Griffe ; ou encore deux vieilles femmes déjantées et des hippies. L’on erre ainsi de la Nouvelle Orléans à la Californie. Une course fantasque et irrationnelle, avec excès en tout genre. Sur fond de scats et de chansons pour crooners.
Très beau spectacle
Promenade effrénée, parenthèse échevelée, tout a une fin et l’île natale se rappelle à Thomas : sa profondeur, son histoire, la vérité de ses chants ; la scène s’affole de percussions. Magnifique fin de représentation qui nous permet de saluer l’art d’Alain Cadivel : les lumières recréent tout un monde, une perspective ; l’espace semble se modifier et les effets terminaux sur les tableaux de Nyhama Betsaka sont extraordinaires : la tenture se transforme en prodige d’apparitions, la cartographie s’efface et se créent alors des formes et des êtres, comme des avatars du temps longtemps, des figures de la Liberté conquise. Après cette folle équipée sur-agitée qui nous a embarqués dans la mythification d’un autre continent, voici que bat l’authentique pulsation de l’identité.
Un peu excessif cependant, comme une démonstration époustouflante et sur-vitaminée de trop de savoir-faire. Une originalité trop brandie qui pourrait s’apaiser. Tous les talents sont réunis. Le texte est de belle écriture, tout concorde et s’accorde pour une représentation de grande qualité.
Le public ne s’y est pas trompé. Une salve méritée d’applaudissements et de rappels a conclu ce beau moment de théâtre.
Halima Grimal
À noter… Les prochaines dates de Frénésies se feront en avril 2024 dans le cadre d’un festival qui n’est pas encore annoncé officiellement. Toutefois, une petite tournée est programmée au mois de décembre dans des collèges de l’Est dans la version légère du spectacle.
D’autre part, « Sur nos routes » sera joué le 24 novembre à 20h aux Avirons, salle Georges Brassens et le 1er décembre à 19h au Théâtre les Bambous.