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[Exposition] Les Totems de l’Aube 

LONGÈRE SUDEL-FUMA À SAINT-PAUL

Le vernissage, longère Sudel Fuma à Saint-Paul. photo Karine Maussière

« Je vous salue tapcals disséminés de l’arbre originel » (B. Gamaleya) (1)

J’ai eu envie d’entendre les murmures et les fracas de l’île avant l’arrivée des hommes, avant les géants, « avant que ne s’ouvrent les fenêtres de montagne » (2), « avant les dieux » (3), et de mettre en écho ces polyphonies gamaleyennes avec quelques propositions d’artistes aux gestes ténus : Catherine Boyer, Anne Fontaine, Florans Féliks-Waro, Karine Maussière, Gwénaëlle Montigné, Chloé Robert.

Le titre de l’exposition fait référence à Vali pour une reine morte de Boris Gamaleya : « Raharianne, tu n’es point l’armistice des capsules du vent ni mausolée pour les totems de l’aube » (4).

Observer, récolter, dessiner, graver, sculpter, écouter, sentir, résister, offrir, soigner les corps et les esprits, soigner la terre… L’exposition met en dialogue des propositions qui portent une attention fervente et poétique au lieu comme espace habitable. Elle déplie les endroits et les jardins, nous plonge dans la structure moléculaire des plantes, dissémine des colonies minuscules d’un « jet d’aile » de papillon, nous entraîne dans les mouvements structurels du vivant, soulève la peau des montagnes à la recherche du cœur bleu de la roche mère et des reflets de la lumière dans le mica et l’olivine… Les nuages s’amoncellent, les brumes s’accrochent aux remparts et « le ciel vagabonde » pendant que bruissent sur les pentes la course ardente du magma vers l’océan, le craquement des scories, alors que la mer ressasse infiniment « une alliance profane où le vent prévisible se conjugue au kaïanm inouï de l’embrevade » (5).

L’exposition se veut active et tente d’ouvrir « des failles entre nous et ce qui est plus grand que nous » (6), en revisitant les mythes sacrés du barldon reliés à la géométrie du vivant, et en activant les gestes du soin par les

tisanes, du don et de la réparation. Aux rumeurs sourdes qui emmuraillent et aux agitations guerrières du monde, opposer les murmures des remparts, le vent frais des ravines, « une tête de lune saupoudrée d’étoiles » (7) et quelques zerbaj à boire en tisane pour soutenir le corps et l’esprit.

Patricia de Bollivier

Contribution bénévole

A voir jusqu’au 6 novembre, Longère Sudel-Fuma, Place du Général de Gaulle, Saint-Paul. Du mardi au samedi, de 10h à 17h. Du 16 octobre au 6 novembre 2024. Entrée libre et gratuite.

1 La mer et la mémoire, Les langues du magma, B. Gamaleya/AGM, 1978, p. 80 / 2 B. Gamaleya, « Jets d’aile, Vent des origines», Jean Michel Place éd., 2005, p. 1 / 3 B. Gamaleya, « Jets d’aile, Vent des ori- gines », Jean Michel Place éd., 2005, p. 1 / 4 B. Gamaleya, Vali pour une reine morte, 2e éd., Graphica, 1986, p. 14 / 5 B. Gamaleya, La mer et la mémoire, p. 6 / 6 Florans Féliks Waro, entretien octobre 2022. / 7 B. Gamaleya, « Jets d’aile, Vent des origines », Jean Michel Place éd., 2005, p. 1

Les artistes

Catherine Boyer

« Les séries de dessins de Catherine Boyer s’enchainent selon un mode opératoire chaque fois identique : à partir d’une forme observée ou mémorisée, elle déplie un univers de possibles variations organiques, le plus souvent érotiques et toujours d’un très grand raffinement formel. Le trait de Catherine Boyer emprunte la précision et la rigueur du dessin naturaliste. Très impressionnée par la symétrie, les débordements et la puissance créatrice présentes dans la nature, elle y voit ce qu’elle appelle « une géométrie sacrée » originelle, qui structure le vivant de l’infiniment petit à l’infiniment grand » (1). « Papillons » et « Empreintes », oeuvres de la collection de l’Artothèque du département.

© Catherine Boyer, « Empreinte », sculpture en grès sur oreiller, 18x10cm 1995, Artothèque du Département. photo P. de Bollivier

Anne Fontaine

Le travail d’Anne Fontaine « relève d’un protocole qui doit beaucoup à la démarche naturalise — observation, cueillette, enquête, collecte sous forme d’herbier. Il s’agit comme l’explique l’artiste, de « déplier » son jardin, et l’on entend, à l’écoute de ce mot, le craquement de la carte de géographie que l’on ouvre délicatement pour tenter de lire un territoire… ou le chuchotement des ailes d’un papillon qui se défroissent au sortir de sa crysalide »… « Quand Anne Fontaine déplie son jardin, elle nous convie à une forme d’éblouissement et à une ouverture. Elle propose une expérience de l’ineffable en amenant dans le cadre de l’image l’univers entier de la plante, son aura, ses dimensions cachées, sa temporalité, et le murmure de ses épousailles avec le monde. Elle crée des images actives qui rendent perceptibles et intelligibles le végétal en tant que cosmos » (2).

« Des compositions », œuvres de la collection régionale.

© Anne Fontaine, « 1m2 », 24 dessins, 13 x 9 cm , plantes vues au microscope, encre de chine sur papier teint au jus de plantes, installation sur tablettes inclinées (détail) , 2024. photo P. de Bollivier

Florans Féliks-Waro

Florans se présente comme une « artis o foyer ». Diplômée de l’ENSBA de Paris, mère de 3 enfants, elle s’est engagée depuis 2004 avec les habitants de son quartier dans l’association Kazkabar, une entente agricole et culturelle où l’enfant, la terre, la langue et l’âme réunionnaises se retrouvent au centre de ses (pré)occupations : « lé plito rar, mi partisip bann léspozisyon; mi profér késtyonn mon fanmté, mon kréolité, mon kréativité , dann in kwin savann, an « kosinsoz » èk lo péizaz mon péi, son tér ék son zabitan… Dési térin Kazkabar, maloya èk tout lo risès i antour ali, i tonm konm lo siman, lo zarboutan, lo rasine i dobout domoun po invant zot zordi & zot domin an lantouraz lo kér, lo kor, bénévol, an kréol, san lalkol ». Florans Waro déploie dans des gravures d’une très grande délicatesse l’expérience bouleversante de sa propre traversée du Barldon ( le pendant créole du Mahabharata ) : un cheminement aux enjeux spirituels et identitaires qui pose également des questions artistiques très actuelles sur la puissance de réparation et de protection de l’acte artistique.

© Florans Féliks Waro, « Barldon », série de 20 gravures sur cuivre, 2017, 33x43cm. Photo P. de Bollivier

Karine Maussière

Née en 1971, diplômée de l’ESBAM, Karine Maussière est installée à La Réunion depuis 4 ans.

« Arpenteuse, photographe, plasticienne, (elle) bâtit une démarche artistique sensible et sérielle liée à la marche et à l’appropriation du paysage. Tout en explorant différents supports visuels, elle questionne sa relation au vivant, au monde naturel visible et invisible. Cela se traduit par la réalisation de photographies, de vidéos, de graphies. Son travail a été exposé en France, en Italie, en Bosnie-Herzégovine et depuis peu à l’île de la Réunion » (3) (Arnaud Bizalion). « Karine Maussière marche. En elle une verticale terre-ciel prend racine et cime. (…) Cette verticale devient un appel à se laisser fondre d’Orion jusqu’aux fourmis, du ciel jusqu’au revers de ses pieds. C’est un élan artistique de glanage, de décentrement de l’œil au profit d’une reddition de l’artiste à ce qui l’entoure, la lie au lieu. L’île de la Réunion, Karine est partie y vivre, partie s’y diluer, en ses chemins, sa roche, sa voûte céleste, partie se trouver sous le végétal, l’élever en des murs nouveaux » (4) (Laetitia Bischoff).

Karine Maussière, “Quand la nuit se meut”( Mafate, Tête de chien)” – 2022, Tirage 24×30 sur Sugar Cane Hahnemühle encadrée façon noyer. © Karine Maussière

Gwénaëlle Montigné

« Gwénaëlle Montigné est une artiste visuelle basée à La Réunion. Elle a passé son enfance au contact d’une nature qui a nourri son imaginaire. Jeune adulte, après avoir vécu au Mali, en Côte d’Ivoire puis en Tunisie, la nécessité de devenir artiste s’est imposé à elle.(…) Le territoire réunionnais qu’elle habite depuis 2020 devient pour Gwénaëlle Montigné un nouveau terrain de jeu.

L’artiste habite des paysages, s’en imprègne, les arpente et s’y perds pour mieux les embrasser. Dans ses opérations plastiques, elle nous montre des traces de cette relation de l’humain à l’espace. Des traces d’un certain nomadisme, d’un certain vagabondage. Les morceaux de vie personnels deviennent impersonnels par le biais de processus de création, d’interventions et surtout de gestes instaurateurs. Les petits riens de tous les jours sont « poétisés » pour certainement ré-enchanter la vie ». (Colette Pounia)

© Gwénaëlle Montigné, « conquête », céramique, scories, dim. Variables, détails. photo : P. de Bollivier

Chloé Robert

Chloé Robert développe, dans l’ensemble de sa démarche, une appétence pour la complexité et la richesse du lien à l’autre, la nécessité d’outrepasser ses peurs de la différence et une conscience de l’effective interdépendance des hommes entre eux et des hommes avec leur milieu : « nous sommes la continuité les uns des autres » (5), dit-elle, en citant Tatiana Patchama, artiste avec laquelle elle travaille depuis 2022, notamment sur le projet « Zyèt dann fénoir ». Sa démarche est profondément animiste, et elle crée dans un lien permanent avec « cette dimension ineffable et parallèle, la main littéralement guidée et au service de l’image qui prend forme : animaux dans une végétation dense, dans des compositions imprégnées de l’idée de catastrophe, de panique et de fuite. Très influencée par la culture japonaise, et les yokaï notamment — les spectres, elle axe son travail sur la mise en visibilité de cette population invisible faite de singes, d’hommes-coq, de lémuriens… » (6).

© Chloé Robert, « Le maillon ininterrompu de la grande chaîne de la nature », animation, fusain sur papier, 2017. Vidéo présente dans la collection du FRAC-Réunion. Celle de l’exposition est augmentée d’un fichier sonore. Vidéogramme. © Chloé Robert. Hahnemühle encadrée façon noyer. © Karine Maussière

1 P. de Bollivier, 2022, https://parallelesud.com/exposition-jouissances-oceaniques/

2 P.de Bollivier, notice de la collection régionale, 2024.

3 https://www.arnaudbizalion.fr/386-maussiere-karine-photographe#:~:text=Née%20en%201971%2C%20diplômée%20de,monde%20naturel%20visible%20et%20invisible.

4 Laetitia Bischoff. http://laetitia-bischoff.fr/le-royaume-vert-ou-locean-des-possibles-de-karine-maussiere/

5 Chloé Robert, propos recueillis par P. de Bollivier, juillet 2024.

6 P. de Bollivier, notice de la collection régionale, 2024.

Exposition totems de l’aube

Exposition à La Réunion, LONGÈRE SUDEL-FUMA À SAINT-PAUL.

A propos de l'auteur

Philippe Nanpon | Journaliste

Déménageur, béqueur d'clé dans le bâtiment, chauffeur de presse, pompiste, clown publicitaire à roller, après avoir suivi des études d’agriculture, puis journaliste depuis un tiers de siècle, Philippe Nanpon est également épris de culture, d’écologie et de bonne humeur. Il a rejoint l’équipe de Parallèle Sud pour partager à la fois son regard sur La Réunion et son engagement pour une société plus juste et équitable.

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