La « jungle » du marché de gros

Le marché de gros, c’est un peu le cœur de réacteur sur la chaîne de distribution des fruits et légumes. L’endroit où les planteurs vendent leur production aux restaurateurs, bazardiers, forains ou même coopératives agricoles comme LM Distribution. Ca se passe le lundi et le mercredi après midi, dans la zone industrielle de Saint-Pierre. Reportage.

“Kosa ou nena ?” Une petite femme ronde se penche vers les cagettes emplies de légumes. “Zariko vèr 3 euros, pom’ d’tèr 50, tomates 20 euros, zanana 1 euro 50.” “Elle travaille à la Daaf, elle est là pour observer les prix”, m’explique-t-on une fois partie. “Desfois certains disent pas le bon prix. Na in ta i ve pa dir, mi koné pa poukwé. Les agriculteurs sont méfiants.”

Il est 15h sur le marché de gros et le soleil de Saint-Pierre brûle la peau. Acheteurs et agriculteurs portent la casquette, le chapeau de cowboy ou le chapeau de paille. Un à un, forains, bazardiers, restaurateurs passent la tête à l’ombre du camion, s’enquièrent du prix des produits. Certains repartent en râlant sur le tarif des tomates, les autres achètent les cagettes d’ananas sans plus de questions.

« 50 zachtèr pou in fourgon d’tomates »

“Na dsézon sé le bazardié i négosié. Kan I fé mang sé le plantèr i négosié”, m’explique Anthony, un agriculteur auprès duquel je me pose, entre les cagettes. “Nena 50 zachtèr pou in fourgon d’tomates. Na pwin dgagnan perdan. In sézon sé in, in sézon sé lot. Astèr le pri lé ba, légim lé plin. Débu d’ané nou repran la min.”

Ca se passe comme ça sur le marché de gros, tous les lundis et mercredis. Les billets s’échangent, les liasses se fourrent dans les poches. Beaucoup de transactions se font en argent liquide. “J’ai jamais vu autant d’argent liquide de ma vie que lorsque je travaillais sur le marché de gros”, se souvient une ancienne planteuse. “Tant qu’on me demande pas, je donne pas de facture, mais j’ai toujours mon carnet avec moi”, explique un vendeur. “Les plus âgés se méfient des institutions, des contrôles et ils refusent de payer autrement qu’en espèces”, ajoute un autre agriculteur qui assure préférer tout déclarer dans les règles. “Les pratiques changent quand même avec le temps”.

Entre les allées de caisses que disposent les agriculteurs à côté de leur camion, l’ambiance est plutôt bon enfant, décontractée. Anthony raconte amusé ces jours où en attendant l’heure, dans un coin d’ombre, les anciens lui confient leurs histoires de coeur. “Ici, on appartient à la même famille des travailleurs de la terre et ça nous lie”, souligne une agricultrice qui met en avant l’entraide.

L’heure du rush

“Sé la jingl tèrla”, lâche le voisin d’emplacement d’Anthony, se remémorant le passé et les pratiques douteuses. Mais les choses ont été remises en ordre voilà maintenant plusieurs années déjà. Certains conservent toutefois des comportements peu recommandables. “Le moune tèrlaba asiz dann son kamion, la fin griyé sa réputasiyon. Li ashèt aou frui légim, li di li pay aou lundi. Lundi li di li fé in shèk. Le shèk lé san provisiyon. Ma dja alé ziska konfisk ali lé klé son kamion pou li pèy amwin.”

Et puis, il y a ceux qui ont commandé et, une fois sur place ne veulent plus prendre parce qu’ils ont trouvé moins cher.

“A l’emplacement 158 A, c’est une caisse d’haricots”, lance Sylvain*, le frère d’Anthony qui traverse l’allée. La lumière descend, les rafales de vent font s’envoler la poussière. Bientôt, ce sera l’heure du rush, les allées s’empliront de chariots prêts à déverser leur marchandise.

De grosses marges à faire quand les prix sont hauts

Ceux qu’on ne verra pas aujourd’hui, ce sont les acheteurs du groupe négociant de fruits et légumes LM. “Les prix sont trop bas en ce moment”, m’explique Simon*, un agriculteur du marché. “La tomate s’achète 1 euro le kilo et se revend 1,5 euro. I travay pa pou 20 ct zot. Il y a de plus grosses marges à se faire quand les prix sont plus hauts. Ils achètent les produits rares et ils les revendent cher.” “On voit pas les coopératives à cette époque de l’année, leurs planteurs sont pleins de leurs fruits et légumes”, confirme un autre vendeur du marché de gros.

“Moi j’ai décidé de quitter la coopérative, ils achetaient mes produits vraiment pas chers, bien en dessous des prix du marché de gros”, raconte Simon. “Quand il a affaire avec ses adhérents, LM va bien regarder tous les légumes qui lui sont livrés et dès qu’ils sont un peu petits ou abîmés, il les fait passer en classe basse, ce qui lui permet d’acheter les produits au prix minimum”, raconte un autre agriculteur indépendant. Il existe trois catégories dont la dernière désigne les fruits et légumes les moins esthétiques destinés à la transformation. “Pour être en catégorie 1, l’adhérent a intérêt à avoir un produit parfaitement calibré.”

Code SMS et transactions sur terrain vague

Parfois, LM notamment demande à ses adhérents de laisser sur pieds certains légumes en attendant que le prix du marché monte. “Le pire c’est qu’il arrive que LM n’achète pas du tout donc les agriculteurs se retrouvent dans la merde parce qu’ils ont nulle part ailleurs où écouler leur production”, soulève Richard*, un planteur indépendant de la Plaine des Cafres. “En fait, ceux qui s’en sortent le mieux sont ceux qui sont adhérents en coopérative mais qui vendent une partie de leur récolte au marché de gros, ils sont les plus malins.”

Sur le marché de gros, lui aussi, le leader des fruits et légumes LM, est connu pour utiliser beaucoup d’espèces. Son acheteur s’est d’ailleurs fait prendre la main dans le sac il y a de ça quelques années avec des dizaines de milliers d’euros sur lui en liquide. L’affaire avait été relayée par les médias à l’époque, pour autant, il continuerait encore aujourd’hui d’acheter parfois de grosses sommes en liquide.

“Une fois, il m’a pris plus de 6 000 euros de fruits et légumes réglés en espèces”, se rappelle Simon. Il a un système de code par SMS. Il faut lui envoyer “??” puis il répond “!!”, là ça veut dire qu’il faut le retrouver en dehors du marché de gros, sur un terrain vague. C’est là que se fait l’échange.”

Vers 16h, c’est le top départ des chariots que le gardien ne parvient plus à empêcher de circuler. Campé au milieu de l’allée, il salue les agriculteurs, débordé. La fourmilière est en marche, les cagettes passent de mains en mains, s’entassent à l’arrière des camions. Dans une demi-heure, l’endroit sera de nouveau vide.

Jéromine Santo-Gammaire

A propos de l'auteur

Jéromine Santo Gammaire | Journaliste

En quête d’un journalisme plus humain et plus inspirant, Jéromine Santo-Gammaire décide en 2020 de créer un média indépendant, Parallèle Sud. Auparavant, elle a travaillé comme journaliste dans différentes publications en ligne puis pendant près de quatre ans au Quotidien de La Réunion. Elle entend désormais mettre en avant les actions de Réunionnais pour un monde résilient, respectueux de tous les écosystèmes. Elle voit le journalisme comme un outil collectif pour aider à construire la société de demain et à trouver des solutions durables.

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