Ce mercredi 26 mars, la députée de la 2e circonscription de La Réunion, Karine Lebon, dépose une nouvelle proposition de loi visant à obtenir réparation et reconnaissance des préjudices subis par les enfants déplacés de La Réunion vers la métropole entre 1962 et 1984.
Dès son élection en 2022, Karine Lebon est contactée par des associations engagées dans la défense des « Enfants de la Creuse ». Sensibilisée à cette cause, elle s’implique rapidement dans les discussions pour obtenir une réparation financière pour ces exilés forcés.
En 2014, un premier pas est franchi avec l’adoption d’une résolution mémorielle reconnaissant la responsabilité de l’État, votée à 125 voix contre 14. Pourtant, plus d’une décennie plus tard, cette histoire reste méconnue et les victimes attendent toujours des mesures concrètes.
Un rappel historique des faits
Dans les années 1960, La Réunion connaît une forte croissance démographique et une grande précarité, tandis que les moyens des pouvoirs publics restent insuffisants. Pour répondre à cette situation, l’État met en place plusieurs politiques de contrôle de la population.
À partir de 1964, des milliers d’enfants issus de familles pauvres ou orphelins sont envoyés en métropole, principalement dans le département de la Creuse. Présenté comme un dispositif destiné à leur offrir un avenir meilleur, ce programme, supervisé par la DDASS (Direction départementale des affaires sanitaires et sociales) et le Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer), a en réalité arraché plus de 2 000 enfants à leur territoire et à leur culture.
Cette politique est largement encouragée par Michel Debré, père de la Constitution de la Ve République et député de La Réunion dès 1963. Si des voix s’élèvent rapidement pour dénoncer ce qui est perçu comme un « trafic d’enfants » – notamment dans le journal réunionnais Témoignages en 1968 –, le sujet reste longtemps tabou. Il faut attendre les années 2000 pour qu’il soit pleinement médiatisé.
Une proposition de loi aménagée
Si l’histoire a été officiellement reconnue en 2014, la question de l’indemnisation est restée en suspens. Le chemin a été long avant la première proposition de loi, déposée le 13 février 2024. « Au départ, envisager une indemnisation n’a pas été évident car la France est très prudente. Mais heureusement que le Conseil de l’Europe lui a demandé de se baser sur le modèle suisse d’indemnisation des victimes », explique la députée.
Avec la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin dernier, la première proposition de loi est devenue caduque. Ce mercredi, Karine Lebon re-dépose le texte après de nouvelles discussions avec les associations (Fédération des enfants déracinés des DROM, Initiative Justice) et des échanges au Conseil de l’Europe.
« Trois modifications ont été apportées par rapport à la proposition initiale déposée il y a un peu plus d’un an et qui doivent permettre d’être au plus près des attentes de chacun et chacune », précise-t-elle.
« Désormais, une journée de commémoration sera instaurée le 18 février, date anniversaire de la résolution mémorielle. L’indemnisation financière sera uniformisée afin d’éviter toute hiérarchisation des préjudices. Enfin, un lieu de mémoire sera créé dans la Creuse, sous la forme d’une « maison d’accueil et de protection de l’enfance », un terme jugé plus approprié que celui initialement proposé de « maison d’accueil et de l’immigration ».
Pour Marie Germaine Périgogne, exilée forcée à trois ans et présidente de la FEDD, « les réparations financières sont primordiales car de nombreux adultes victimes sont aujourd’hui dans des situations de grande précarité. Mais il ne faut néanmoins pas oublier la question mémorielle et le besoin d’avoir un lieu pour se souvenir ».
Ce projet de maison d’accueil et de protection de l’enfance est porté par la région Nouvelle-Aquitaine et « verra le jour peu importe l’avenir que connaîtra la proposition de loi ».
Une identification des victimes complexe
Le rapport Vitale, du nom de son rapporteur, publié en 2018, estime à 2 015 le nombre d’enfants victimes de ces déplacements forcés. Mais identifier précisément les bénéficiaires des réparations demeure un défi. Beaucoup ignorent encore leur véritable histoire, en raison de traumatismes, d’adoptions précoces ou d’un manque d’accès aux archives.
Karine Lebon explique : « La commission qui a rendu le rapport Vitale a pu avoir accès à certains noms durant ses travaux mais elle n’a pas eu le droit de rentrer en contact avec les victimes non déclarées. Toutes ces infos ont ensuite été détruites lorsque le rapport a été rendu public. »
De plus, certaines personnes concernées ne souhaitent pas recevoir d’indemnisation. « Certains des enfants contactés nous ont expliqué ne pas vouloir toucher de réparation financière car ils n’ont pas subi de maltraitance et, selon leurs propres mots, avoir eu une belle vie. » Un choix que la députée entend respecter, soucieuse de préserver la diversité des parcours et des ressentis.
Dépasser les partis politiques
Le 18 février dernier, soit 11 ans après la résolution mémorielle, la proposition de loi a reçu un soutien de taille. Manuel Valls, ministre des Outre-mer, interrogé par Karine Lebon, a déclaré : « Je soutiens, en fonction des choix qui vont être faits par l’Assemblée nationale, votre proposition. »
Un appui que la députée de gauche espère décisif. « Jusqu’à présent, on n’avait jamais eu de soutien de la majorité politique et forcément, avec les mots de monsieur Valls, on peut espérer un dénouement heureux. »
En 2017, Emmanuel Macron avait adressé une lettre à Marie Germaine Périgogne, présidente de la FEDD et exilée en métropole à l’âge de trois ans. Il y reconnaissait que « cette politique était une faute car elle a aggravé dans bien des cas la détresse des enfants qu’elle souhaitait aider ».
Mais pour Karine Lebon, cette reconnaissance reste incomplète : « Dès le départ, l’État français a mis en place une politique avec une portée coloniale. » La présidente de la FEDD, regrette surtout que ces excuses lui aient été adressées de manière individuelle alors « qu’elles doivent être adressées à l’ensemble des enfants victimes de cette politique pour que la souffrance de chacun et chacune soit reconnue ».
Elle espère que cette proposition de loi, « aboutissement de plusieurs années de combat aille jusqu’au bout » et que « l’on nous répare ».
Pour une reconnaissance plus globale des victimes de La Réunion
Évoquer les déplacements forcés des enfants réunionnais, c’est aussi rappeler les autres politiques de contrôle de la population menées sur l’île. À la même époque, des campagnes massives d’avortements sont imposées dans les départements d’outre-mer, tandis qu’en métropole, ces pratiques restent illégales.
Françoise Vergès, anthropologue, souligne : « On ne peut pas comprendre la politique de contrôle des naissances dans les DOM si on ne tient pas compte de la longue histoire de la gestion du ventre des femmes dans les colonies ».1
En 1970, le scandale des avortements forcés éclate, révélant l’ampleur des abus. Si un procès a bien eu lieu, la responsabilité de l’État n’a jamais été officiellement reconnue et aucune réparation n’a été accordée aux victimes.
Karine Lebon confie avoir envisagé une proposition de loi globale pour indemniser les victimes des politiques coloniales dans l’Outre-mer, mais y avoir renoncé afin de ne pas retarder l’indemnisation des enfants de la Creuse. Toutefois, elle espère que cette initiative ouvrira un débat plus large sur la reconnaissance des injustices subies par les populations ultramarines.
Olivier Ceccaldi
- Françoise Vergès – Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme – Albin Michel ↩︎
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