Somin l’exil a vu le jour en mars dernier. Cette association a pour projet de donner des cours de français et de créole réunionnais aux personnes exilées à travers une approche artistique plurilingue et décoloniale. Le premier cours a eu lieu mercredi dernier à la Kaz SoliKer à Saint-Louis. Rencontre avec sa co-fondatrice Marielle Rafanomezana.
Qui êtes-vous ?
Je m’appelle Marielle Rafanomezana. Je suis la fille d’une Kaf Malbar de Saint-Louis et d’un Merina originaire de Tananarive, à Madagascar.
Je suis arrivée à La Réunion il y a un peu moins d’un an pour une thèse, un doctorat en sciences du langage à l’Université de La Réunion, en français langue étrangère, après un parcours de formatrice linguistique de métier. J’ai grandi à Marseille, dans le sud de la France, et je suis revenue à la fois pour ce projet de thèse, mais aussi parce que j’avais un besoin très fort de reconnexion aux racines réunionnaises.
En quoi consiste l’association Somin l’exil ?
L’association Somin l’exil a été cofondée par moi-même et Mia Emilia Suau, artiste autrice haïtienne, médiatrice culturelle et artistique.
Cette association a pour but de favoriser l’appropriation linguistique libre et émancipatrice des personnes exilées qui arrivent sur le territoire réunionnais, au moyen d’une approche plurilingue, transculturelle, artistique et décoloniale.
Concrètement, notre offre de formation s’adresse à des personnes qui arrivent sur le territoire et qui, très souvent, viennent des pays voisins : les Comores, Madagascar, l’île Maurice, un peu plus loin de l’Afrique continentale, mais aussi de pays lointains comme la Chine, par exemple.
Quand on parle d’approche plurilingue, cela signifie que nous combattons l’hégémonie de la langue française sur le territoire réunionnais. Les dispositifs de formation linguistique sont souvent fondés sur cette hégémonie, alors que la réalité langagière des personnes exilées est tout autre. Elles font face à une double injonction : répondre aux attentes institutionnelles en apprenant le français, dans des contextes souvent administratifs, tout en devant aussi créer du lien au quotidien avec une population majoritairement créolophone.
©Adrien Merguidtchian
Un approche artistique et décoloniale
Nous adoptons également une approche transculturelle. Contrairement à l’approche interculturelle classique, qui met en relation la culture des personnes exilées avec la culture française, nous affirmons que la société réunionnaise est déjà marquée par des influences culturelles multiples : malgaches, mauriciennes, comoriennes, etc. Notre proposition de rencontre culturelle dans la formation est donc fondamentalement différente de celle qui est construite par les formateurs de l’Hexagone.
La troisième dimension, c’est l’approche artistique. Nous voulons dépasser la vision utilitariste de la langue, qui enferme les personnes exilées dans le rôle de bénéficiaires de minima sociaux. Leur bagage linguistique est souvent très riche ; beaucoup arrivent en étant déjà trilingues. Nous proposons donc l’intervention d’artistes qui permet d’utiliser la langue de manière créative : des ateliers avec des illustrateurs BD, des ateliers d’écriture avec des fonnkezer, et bientôt aussi des initiations aux percussions malgaches.
Enfin, nous adoptons une approche décoloniale. Cela signifie que nous questionnons le paternalisme qui traverse la plupart des dispositifs de formation destinés aux personnes exilées à l’échelle nationale. Ce paternalisme a été documenté scientifiquement. Nous voulons encourager une réflexion, à la fois institutionnelle et associative, sur la posture des formateurs. Cela implique de se mettre autour d’une table, de discuter de notre propre posture, de notre propre colonialité en tant que formateurs d’adultes.
L’objectif de SOMIN L’EXIL, c’est aussi d’aménager un espace dans lequel les personnes qui font le choix d’apprendre à la fois le français et le créole puissent exprimer leurs besoins. Nous mettons en place des temps de rencontre, des groupes de réflexion thématique, avec les acteurs de la formation – institutionnels, associatifs ou les apprenants eux-mêmes.
Comment est venue cette idée ?
Je mène une recherche doctorale. Je suis en doctorat actuellement à l’Université de La Réunion et je travaille sur cette question. Je fais une étude comparative entre La Réunion et Mayotte sur la formation linguistique des personnes dites allophones et migrantes.
C’est déjà ça. Et puis en fait, c’est parti d’un constat de terrain, de ma propre histoire aussi, de l’exil de mes deux parents vers l’Hexagone.
Je pense que c’est un projet qui est né il y a très longtemps, mais qui a pris forme au fur et à mesure de différentes expériences, aussi en tant que formatrice linguistique, au sein de différents contextes, différents territoires, qui nous ont amenées, avec Mia – qui, elle, a mis sa patte artistique, son empreinte à elle – à construire ce projet.
Comment se déroule un atelier type ? Vous évoquiez les dessinateurs de BD, les musiciens, les artistes… Comment apprend-on une langue à travers l’art et la créativité ?
Ce qu’on propose, c’est que cette approche sensible intervienne à un moment du parcours de formation.
Ce qu’on propose ici à la Kaz SoliKer, c’est un parcours d’à peu près un an de formation. Selon les profils – profil plutôt français langue étrangère ou créole langue étrangère – et selon les compétences à l’oral et à l’écrit, on les identifie au départ grâce à un test. On adapte selon qu’il s’agisse d’un profil plutôt scolarisé ou non, ou d’une personne peu ou pas alphabétisée.
On propose une offre qui corresponde aux attentes et aux besoins de ces personnes. Et au bout de certains mois, l’intervention de l’artiste permet de consolider certains acquis, à l’oral ou à l’écrit, selon les profils.
« la gratuité, c’est quelque chose qui nous tient à cœur. »
On a une méthodologie particulière, qui est celle de la grammaire orale, surtout pour les personnes débutantes qui ne parlent pas du tout la langue. Aujourd’hui, par exemple, c’était le cas du groupe d’apprenants.
L’idée, c’est d’utiliser au maximum les images, le geste – donc le paraverbal – pour dépasser le frein que représente l’écrit, notamment pour les personnes peu alphabétisées, pour qui le geste graphique peut représenter une difficulté.
J’ai été formée par Vicky Juanis, qui a construit la méthode Comprendre et parler en Belgique. J’ai aussi été formée à l’université sur ces approches sensibles : comment construire une séquence, etc.
Les ateliers se déroulent de cette manière. Les thématiques sont choisies aussi avec les apprenants. Il y a des thématiques classiques, mais comme je le disais, on essaie de ne pas les enfermer dans ce que l’institution attend d’eux : se débrouiller dans les espaces sociaux, administratifs, etc.
Nous, on essaie d’aller plus loin, de viser juste, et de répondre avant tout à ce qu’ils nous demandent.
Vos cours sont gratuits ?
Oui, tout est gratuit.
Tout est gratuit, et pour plusieurs raisons. On a conscience de la difficulté que peut représenter l’argent pour les personnes qui arrivent sur le territoire, et qui sont souvent dans des démarches de régularisation ou des démarches sociales qui fragilisent un peu la vie du quotidien.
Donc non, la gratuité, c’est quelque chose qui nous tient à cœur.
Pour l’instant, c’est complètement du bénévolat. Mais peu à peu, l’idée, c’est quand même d’arriver à capter quelques subventions publiques, sans pour autant se sentir contraints ou limités. On tient à notre indépendance, à cette liberté.
« Le créole est à nous »
Est-ce que c’est la première fois qu’une association ou une institution propose à la fois d’apprendre le français et le créole ?
On s’est inspirées d’un modèle mauricien. Dans les années 70, en 1977 précisément, une organisation militante, Éducation pour travailleurs, à l’île Maurice, a créé des ateliers pour des travailleurs migrants, principalement venus de l’île de Chagos.
Dans le cadre de ma recherche doctorale, je suis tombée sur ce dispositif, qui a été visibilisé par Béatrice Antonio Françoise, une chercheuse mauricienne.
Je pense que ces ateliers ont pu exister à La Réunion, à un certain moment. En tout cas, le besoin a été identifié par des militants, par des collectifs.
Mais, sans doute par manque de moyens et peut-être de structuration, ça a eu peu de visibilité.
Nous, c’est dans ce sens qu’on veut aller. C’est-à-dire que la langue créole, elle vit, elle est là. Et un peu de la même manière que Laélia Véron disait “le français est à nous”, nous, on s’autorise à dire : le créole est à nous.
Le créole est à nous aussi pour les personnes exilées, parce qu’au quotidien, elles sont exposées à cet environnement sonore créolophone.
Combien de langues parlez-vous personnellement ?
Pas beaucoup. Je ne suis pas une polyglotte, mais j’ai quelques notions.
J’ai été formatrice à Mayotte, donc j’ai des petites notions de shimaoré. J’ai un père malgache, donc le malgache. Le créole.
Le portugais, qui est une langue que j’apprends, que j’affectionne tout particulièrement. Pas énormément l’anglais, mais un peu.
Aujourd’hui, les personnes singalophones, venues du Sri Lanka, qui étaient là, sont aussi anglophones, donc on s’en sert.
C’est pour ça qu’on dit qu’on a une approche plurilingue. Contrairement aux dispositifs institutionnels, parfois, qui préconisent ou obligent les formateurs à employer exclusivement la langue française, nous, on dit non : toutes les langues ont le droit d’exister et d’être cultivées au sein de l’atelier.
Quels sont les freins habituels à l’apprentissage que vous constatez chez les personnes exilées ?
Les freins sont nombreux.
Socio-linguistiquement parlant, ce qu’on appelle l’insécurité linguistique dans laquelle sont plongés certains apprenants, c’est-à-dire qu’il y a un imaginaire, des représentations sur la langue : ça serait une langue trop difficile, ça serait une langue confusante.
Ce qu’on entend souvent aussi, c’est que les personnes ne veulent pas apprendre le français et le créole en même temps. Ce qu’on propose, nous. Parce que ces dispositifs bilingues seraient, selon certains, sources de confusion.
Nous, on essaie de combattre cette représentation-là. Ce frein mérite d’être discuté, requestionné.
C’est ce qu’on a fait aujourd’hui. On apprend aussi les pronoms créoles. En tout cas, pour l’instant, c’est ce qu’on ambitionne de faire à l’échelle des premières séances.
Le premier frein, je dirais, ce sont les représentations, les stéréotypes qu’on peut avoir sur les langues.
Le deuxième frein, c’est ce que j’évoquais tout à l’heure : une posture de formateur d’adultes problématique à certains niveaux. Une volonté de cultiver un certain standard de la langue française.
L’idée d’une prononciation parfaite, alors même qu’on est à La Réunion, alors même qu’il y a au niveau de la région une façon de parler, voire plusieurs façons de parler, à la fois le français et le créole.
Donc je dirais que ces deux freins-là sont les plus importants.
« Somin l’exil, c’est aussi une manière de créer des ponts entre le monde scientifique et les acteurs de terrain. »
Souhaitez-vous ajouter quelque chose que nous n’aurions pas évoqué ?
Peut-être dire aussi ce qu’on propose. Parce qu’en fait, nous, on propose trois choses.
On propose une offre de formation pour les personnes qui ont envie d’apprendre le français et le créole.
Mais on propose aussi de la formation de formateurs. On a fait une première formation de formateurs au mois de mars, pour l’équipe du Secours catholique.
On a eu d’autres demandes. On espère pouvoir proposer, d’ici le mois de septembre, des ateliers de formation à destination des formateurs sur la ville de Saint-André.
Et la troisième chose, sur laquelle je souhaitais vraiment insister, c’est que l’association Somin l’exil, c’est aussi une manière de créer des ponts entre le monde scientifique – très éloigné par moments, très cloisonné – le monde universitaire de la didactique du français langue étrangère ou du créole langue étrangère, et les acteurs de terrain.
Les acteurs associatifs, qui sont au quotidien avec les personnes isolées sur le territoire, qui accompagnent sans être outillés, ou parfois avec très peu de connaissances théoriques sur la manière d’aborder la formation auprès d’adultes. L’idée, c’est de structurer des groupes de réflexion sur ces questions et les militants de la langue créole aussi sont les bienvenus. On peut discuter du créole, de l’écriture du créole, de l’orthographe, de la façon dont il évolue à l’oral. On est assez ouverts. Et vous pouvez nous retrouver à la Kaz SoliKer à Saint-Louis, tous les mercredis à 14h, pour en discuter.
Entretien et vidéo : Léa Morineau
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