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Alcoolisation massive chronique à La Réunion : comprendre pour mieux agir

Alors que la consommation quotidienne d’alcool est moins fréquente à La Réunion qu’en métropole, les dégâts sanitaires, sociaux et judiciaires y sont pourtant bien plus graves. Une enquête inédite, ACMA974, révèle les réalités de cette consommation extrême et trace des pistes pour y faire face.

Une minorité de consommateurs, une majorité des dégâts

La Réunion se distingue par un phénomène que les experts qualifient de paradoxal : les Réunionnais consomment moins souvent de l’alcool que les métropolitains, mais en bien plus grande quantité lorsqu’ils boivent. L’enquête ACMA974, pilotée par l’ARS et coordonnée par le Dr David Mété du CHU, révèle qu’une très petite fraction des buveurs – les 10 % des plus gros consommateurs – absorbent à eux seuls près de 70 % de l’alcool vendu sur l’île.

Dans cette population, les quantités consommées dépassent largement les seuils de danger. La consommation médiane atteint 112 verres standards par semaine, ce qui revient à 16 verres par jour. Cette consommation extrême s’installe souvent dans la durée : près des trois quarts des personnes interrogées dans l’étude consomment massivement depuis plus de dix ans.

Des parcours de vie marqués par la souffrance

Derrière ces chiffres se dessinent des parcours de vie bouleversés, souvent dès l’enfance. La majorité des personnes rencontrées dans l’étude vivent dans une précarité sociale marquée : chômage prolongé, faible niveau d’instruction, isolement affectif. Beaucoup ont grandi dans un environnement familial violent ou instable, et une grande partie a été confrontée très tôt à l’alcoolisme d’un proche.

Ces contextes fragiles favorisent l’ancrage d’une consommation qui devient une stratégie de survie face à la souffrance. La plupart des participants consomment seuls, à leur domicile, souvent en journée. Le rhum, produit local et accessible, est la boisson la plus consommée loin devant la bière et les autres boissons telles que le vin ou le whisky. Pour certains, les dépenses en alcool représentent l’ensemble de leur budget mensuel.

Une santé mentale et physique mise à rude épreuve

L’alcoolisation chronique massive entraîne des conséquences sanitaires majeures. Près de neuf personnes sur dix présentent un trouble sévère de l’usage de l’alcool, caractérisé par une incapacité à arrêter ou à contrôler sa consommation d’alcool et qui est déterminé sur la base de onze critères. Les hospitalisations sont fréquentes, tout comme les épisodes de sevrage compliqués. Beaucoup rapportent des accidents, des relations sexuelles à risque, ou encore des démêlés judiciaires liés à leur consommation.

Les troubles psychiatriques sont également très présents, notamment les états dépressifs, anxieux ou psychotiques. Sur le plan somatique, les atteintes neurologiques, hépatiques, et les carences alimentaires sont courantes. Pourtant, nombre de ces troubles sont mal identifiés ou mal pris en compte dans les parcours de soins.

Un système de soins à renforcer et à humaniser

L’étude met en évidence les failles du système actuel. Beaucoup de personnes entrent tardivement dans les soins, parfois après des années de consommation intense. Les parcours sont morcelés, les démarches complexes, et les liens entre structures hospitalières, médico-sociales et de ville encore insuffisants.

Pour y remédier, plusieurs actions sont en cours ou en projet. Depuis le 1er juillet, une Communauté territoriale d’addictologie a été mise en place à La Réunion pour améliorer la coordination entre les différents acteurs du soin et favoriser l’accès aux soins pour les malades. L’ARS soutient également le développement de groupes d’entraide mutuelle, ainsi que le déploiement du programme Kapab, porté par le CHU, qui accompagne les personnes dans leur sevrage.

Prévenir plutôt que guérir : agir dès l’enfance

Les professionnels insistent sur l’importance d’une prévention ciblée, dès le plus jeune âge. Le programme « Une affaire de famille », porté par Addiction France, vise justement à rompre les schémas familiaux d’alcoolisation et à favoriser une prise de conscience transgénérationnelle. 

L’étude propose des pistes structurelles pour une meilleure régulation de l’accessibilité à l’alcool comme la mise en place « d’une politique tarifaire adaptée qui permettrait d’appuyer la prévention » soit une méthode similaire à celle utilisée pour accompagner la lutte anti-tabac sur le territoire national. 

Une réflexion sur la publicité pour les alcools pourrait être une piste à remettre en avant alors que l’amendement proposé par Audrey Bélim, sénatrice de La Réunion, lors de l’étude du projet de loi de financement de la Sécurité sociale avait été rejeté par le Sénat en février dernier.  Elle proposait alors de taxer sur l’île la publicité pour les alcools et d’utiliser l’argent collecté pour le fonctionnement du Fonds de lutte contre les addictions. 

Vers une politique publique globale

L’étude ACMA974 met en lumière une réalité complexe, à la croisée des trajectoires de vie brisées, des inégalités sociales et des limites du système de soin. Elle appelle à une politique publique ambitieuse, fondée sur la prévention, la coordination, et surtout l’humanité. Car derrière chaque consommation massive, il y a une histoire, et souvent un besoin d’aide.

Olivier Ceccaldi

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Olivier Ceccaldi

Photoreporter.

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