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Désarmer GBH : lever le voile sur le plus puissant empire béké

Il aura fallu des décennies d’opacité et une action judiciaire sans précédent pour qu’un pan entier de l’économie ultramarine se dévoile enfin. En septembre 2025, deux collectifs – Vous n’êtes pas seuls (VNPS) et l’Observatoire Terre-Monde (OTM) – publient Désarmer GBH : Enquête sur le plus puissant empire béké, un rapport explosif qui documente l’ampleur, la structure et les pratiques du Groupe Bernard Hayot (GBH), mastodonte de la grande distribution, de l’automobile et de l’agro-industrie dans les territoires dits d’Outre-mer.

Ce travail est le fruit d’une collaboration singulière entre deux démarches militantes et intellectuelles. VNPS se définit comme un collectif d’individus souhaitant « créer des passerelles vers les archipels de résistances écologiques et sociales », une manière de relier des luttes dispersées pour penser autrement nos manières de produire, de consommer et de vivre. À ses côtés, l’Observatoire Terre-Monde (OTM) réunit des chercheur·euses, artistes, agriculteurs et citoyens issus d’horizons variés. Leur ambition : faire dialoguer les acteurs de la société autour des enjeux écologiques et politiques, pour repenser nos manières d’habiter la Terre.

Ensemble, ils ont choisi de s’attaquer à ce qu’ils appellent un « empire économique et symbolique », né des héritages coloniaux et perpétué sous des formes modernes : le groupe GBH.

L’empire de la discrétion

Fondé en 1960 par Bernard Hayot, GBH s’est imposé comme un acteur incontournable de la vie économique ultramarine. De Carrefour à Decathlon, de Renault à la FNAC, des dizaines d’enseignes connues des consommateurs dépendent en réalité d’un seul et même empire familial. Présent en Martinique, Guadeloupe, Guyane, La Réunion, Mayotte et Nouvelle-Calédonie, mais aussi au Maroc, en Côte d’Ivoire et au Costa Rica, GBH affiche un chiffre d’affaires dépassant les 5 milliards d’euros en 2024.

Pendant plus de soixante ans, le groupe s’est pourtant soustrait à une obligation légale élémentaire : la publication de ses comptes consolidés. Une opacité devenue presque structurelle, qui lui a permis de prospérer dans le silence, loin du regard public.
Lorsque Stéphane Hayot, fils du fondateur, affirmait en février 2025 sur Martinique La 1ère : « Nous ne sommes pas un groupe secret, nous sommes un groupe discret », il illustrait à sa manière un demi-siècle de gestion dans l’ombre.

Cette discrétion s’est toutefois heurtée à la persévérance de citoyens et d’économistes décidés à faire la lumière sur la domination du groupe. En novembre 2024, quatre lanceur·euses d’alerte – soutenus par les associations VNPS et Lanceur d’Alerte – assignent Bernard Hayot en justice afin d’obtenir la publication des comptes de l’empire. Après plusieurs reports d’audience, GBH cède : le 5 février 2025, les chiffres tombent enfin. Le groupe affiche 228 millions d’euros de bénéfices sur l’exercice 2023. Cette victoire juridique marque le point de départ du rapport Désarmer GBH.

Un rapport pour dévoiler les rouages du pouvoir économique

À partir des données rendues publiques, les deux collectifs ont déployé une méthodologie d’enquête rigoureuse. Ils ont extrait et nettoyé la liste complète des 270 filiales françaises, kanak et étrangères de GBH, puis ont reconstitué leurs liens hiérarchiques à l’aide d’outils de visualisation de données. Le résultat : une cartographie mondiale et un graphe interactif permettant de suivre les ramifications d’un empire aux centaines d’antennes économiques.

Graphe interactif qui présente les ramifications de l’empire GBH. © Rapport Désarmer GBH

On découvre que sur l’île de La Réunion, le groupe GBH possède 268 sociétés avec une concentration sur les pôles Nord et Sud autour de Saint-Denis (76 sociétés) et Saint-Pierre (74 sociétés). Si l’on se concentre sur la commune de Saint-Pierre et sur le secteur de l’automobile, on peut dénombrer 26 sociétés toutes affiliées au groupe. 

Ces outils révèlent un maillage impressionnant – et parfois déroutant. Le rapport montre par exemple que certaines filiales de GBH, comme SOMAREC en Martinique, se louent à elles-mêmes leurs locaux à travers d’autres sociétés du même groupe, redistribuant ainsi les marges en interne.
Plus qu’un géant économique, GBH apparaît comme une machine à reproduire la dépendance économique dans les territoires ultramarins : importations massives, marges arrières, concentration du foncier et verrouillage des circuits de distribution.

L’opacité comme système

Cette opacité, longtemps tolérée, s’est accompagnée d’une volonté manifeste de réduire au silence toute contestation. En juin 2025, le groupe GBH a attaqué en diffamation l’économiste Christophe Girardier, spécialiste de la grande distribution, après que celui-ci a dénoncé la position dominante du groupe dans un rapport sur la vie chère.


Girardier, soutenu par plusieurs députés réunionnais, n’a pas cédé. Il a maintenu ses analyses, affirmant qu’un tel monopole portait atteinte à la concurrence et alimentait la flambée des prix dans les Outre-mer. L’épisode illustre ce que le rapport nomme « la stratégie du contrôle par la discrétion » : un mode d’action où l’information économique devient un privilège, et où toute critique publique se heurte à la puissance financière d’un empire aux racines coloniales.

De l’héritage colonial à la dépendance économique

Le rapport replace enfin GBH dans une histoire longue : celle des familles békés, descendants de colons esclavagistes qui, après l’abolition de 1848, ont su transformer leurs indemnisations en capital industriel. Les Hayot en sont l’exemple le plus éclatant : des sociétés en héritage direct avec pour chacun des enfants du fondateur Bernard Hayot, une filiale qui permet de maintenir à travers les générations une emprise globale dans les territoires dits d’outre-mer. 

Pour aller plus loin, le rapport démontre également en se basant sur plusieurs exemples concret, et notamment en Martinique, comment les familles de békés se soutiennent et entretiennent entre-elles, à travers des mariages ou des collaborations, un système qui renforce leur main-mise sur l’économie locale.

Déjà au cœur du scandale du chlordécone dans les années 1980, l’un des frères du fondateur, Yves Hayot, avait joué un rôle dans la prolongation de l’usage de ce pesticide toxique aux Antilles jusqu’en 1993 en faisant produire et homologuer au Brésil la Curlone, un produit qui contient alors la même molécule que le Képone pourtant interdit cinq ans auparavant (1976) aux États-Unis du fait de sa toxicité.

Cette continuité entre exploitation agricole, pollution environnementale et concentration économique illustre, selon les auteurs du rapport, un système global : celui d’un capitalisme industriel et colonial qui s’est modernisé sans jamais se défaire de ses logiques d’origine.

Une enquête citoyenne et politique

Désarmer GBH n’est pas qu’un rapport d’enquête : c’est une proposition politique. Les outils numériques mis en ligne – cartographie, graphe des filiales, base de données publique – sont conçus pour être enrichis par les citoyens eux-mêmes. Chacun peut y contribuer, en ajoutant une localisation, en corrigeant une enseigne, en rendant visible ce que le pouvoir économique tend à dissimuler.


L’objectif est clair : créer un contre-pouvoir populaire, en fournissant aux habitants des Outre-mer les moyens de comprendre, documenter et contester les structures économiques qui façonnent leur quotidien.

Olivier Ceccaldi

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A propos de l'auteur

Olivier Ceccaldi

Reporter citoyen, Olivier a tout d'abord privilégié la photographie comme support pour informer notamment sur les réalités des personnes exilées face à la politique migratoire de l'Union européenne. Installé sur l'île de La Réunion depuis 2024, il travaille principalement sur les questions de société.

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