KAZ AN PAY • CASES EN PAILLES — ÉPISODE 2
« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail… » Sociologue, Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il propose aujourd’hui de partager avec les lecteurs de Parallèle Sud. Il nous ouvre ses cahiers et ses albums photos des jours et des nuits qu’il a passés auprès des habitants du cirque de Mafate. L’enquête se déroule durant la première décennie du 21ème siècle (2005-2007). Certains témoins ont disparu ou ont changé. Mais l’essentiel demeure.
Le voyage sera long, il s’agit cette semaine du deuxième épisode. Partons avec Arnold Jaccoud à la découverte de « la réalité restituée et ressuscitée de ce que fut la vie dans Mafate et, plus généralement, dans les Hauts ».
Parallèle Sud
Que veut-on retrouver et mettre en valeur ?
Faudrait-il simplement chercher à dénombrer à Mafate, les témoins architecturaux d’un art de vivre hérité du passé ?
Posée en ces termes, la question ne reflète pas vraiment la réalité et ne la révélerait pas du tout. Il faudrait établir des classifications diablement détaillées. On peut faire l’inventaire des kaz an pay d’origine ou construites selon la tradition et qui ont survécu à toutes les évolutions techniques et de confort. On peut de même recenser les habitations les plus modernes, avec carrelage et gazinière dans le coin cuisine. Entre ces extrêmes, on trouvera tous les stades d’une évolution progressive, dans laquelle le toit de pay est remplacé peu à peu par la tôle de plus en plus perfectionnée, le bois de forêt par du bois industriel « exotique », et où le sol de terre battue disparaît au profit du béton, du plancher, puis du dallage italien.
En outre, il paraît tout à fait inadéquat d’aborder « la kaz », en l’isolant de l’environnement de « la kour » et de son espace global, voire des modes de vie et de leurs évolutions. Chaque construction s’inscrit dans un contexte multifonctionnel dont elle ne peut être extirpée. J’ai emprunté à Jean-Pierre COLOMBAIN, architecte de la Maison de la Montagne en 2007, la description des repères utiles à l’établissement d’un cadre de recherche relativement homogène :
Les repères temporels
« La période … qui nous intéresse se situe avant l’hélicoptère, lorsque l’on devait se débrouiller avec pas ou peu d’apports extérieurs au cirque, construire avec des moyens prélevés (offerts) dans l’environnement, s’improviser artisan en puisant dans la culture orale et la transmission des gestes par ceux qui connaissaient.
L’espace de vie et sa transcription matérielle
• Organisation de l’espace de vie, la kour, enclos de marquage social, de préservation, regroupant les différentes fonctions d’habitat exercées dans les diverses constructions réparties autour d’elle.
• Charpente de bois ronds « de forêt »
• Taille modérée des planchers
• Maçonnerie de pierres cassées
• Couverture végétale
• Rapport symbiotique avec le végétal dans la kour, fonctions de protection (clôture et ombrage), de production (fruitiers), ou décorative et symbolique, etc.
Il faut encore souligner ces propos à propos d’une époque point du tout obsolète et marquée par ceux qui, justement, savaient « s’improviser artisans, en puisant dans la culture orale et la transmission des gestes par ceux qui connaissaient », autant dire pratiquement la totalité de la population masculine.
On peut reprendre les observations de Pandolfi : 1998, p. 14, pour rappeler les caractéristiques de non-spécialisation / polytechnicité qui ont précédé, dans la culture occidentale en tout cas, la spécialisation croissante ultérieure dans les métiers de la construction moderne…
L’implication des utilisateurs dans la conception et l’édification de leur demeure est la règle commune… Le « do it yourself » généralisé. Pas d’architecte, pas d’ingénieur, pas même de charpentier. Pas d’outillage spécialisé supposant des spécialistes entraînés à son usage. Une scie, un marteau, des pointes, pas de mètre et apparemment aucun plan préalablement formalisé…
À l’ère de l’auto-construction, toujours avec Pandolfi, il convient de rappeler qu’à ce premier stade, le savoir-faire partagé par tous suppose que la forme bâtie suive un modèle connu et maîtrisé par tous, un modèle dont la structure peut éventuellement être ajustée et adaptée aux circonstances, mais qui, dans ses grandes lignes, est connue de tous. Les cases que l’on découvre en sortant de l’itinéraire balisé du tourisme sportif semblent précisément obéir à un modèle commun quasiment normalisé en dépit de légères variantes.
Les jeunes hommes qui démontraient aux journées du patrimoine de septembre 2006, à La Nouvelle, la construction d’un toit de vétiver, semblaient de fait possédés eux-mêmes par ce savoir ancestral. Ils agissaient selon des automatismes inspirés par cette transmission inattendue, apparemment peu perceptible dans le quotidien et qui se révèle au détour de circonstances particulières. La plupart des études actuelles déplorent la raréfaction de ces compétences dans la génération des trentenaires. Mes propres observations me laissent croire que, peut-être, nous nous trompons largement. Ils « connaissent faire » !
Par ailleurs aujourd’hui encore, en dépit de la complexification croissante des techniques, grâce à une transmission de compétences relativement continue entre générations, et qui constitue l’apprentissage mimétique fondamental de l’humanité, le principe de base de l’auto-construction pourrait bien être toujours, uniformément et de façon cachée, répandu dans tout le cirque.
Propos sur l’évolution des choses…
En 2007, il subsiste à Mafate une trentaine de cases construites en bois de forêt, dont la couverture est en paille de vétiver et d’autres qui en disposaient à l’origine et qui l’ont vue remplacée par la tôle, devenue le matériau de base de la presque totalité des constructions dans le cirque.
La plus ancienne présentation des cases en paille à la Réunion, celle de Christian BARAT en 1978, en parlait comme des ultimes témoins d’un monde disparu.
Christian Barat – Les paillotes de l’île de la Réunion – 1978
» J’appelle « paillote » toute case fichée dans la terre (kaz planté) à toit double pente ou à toit-pavillon construite entièrement avec des végétaux : arbres (pié-d boi), lianes (liane), herbes (zerb) choisis dans l’environnement des zones d’habitations. » (1978 : p. 7 – note 1)
La paille dont il sera question dans ces pages, c’est essentiellement le vétiver : probablement Andropogon muricatus (dont le cousin le plus connu est l’andropogon citratus = la citronnelle !)
Près de 30 ans après, dans l’étude commanditée en 2005 par le CCEE « Diagnostic pour une stratégie culturelle du Parc national des Hauts de la Réunion », les auteurs notent à propos du cirque de Mafate :
« …Enfin, le dernier exemple que l’on peut présenter de la relation d’appropriation de l’espace par les Mafatais est celui de l’architecture. Traditionnellement, les kaz des Mafatais sont des petites kaz an pay, ce qui a été pendant longtemps le seul mode de construction usité dans le cirque :
» La pi ti kaz an pay, avan lavé ryink sa ! mé la pi zétivèr… mé solman té dir, toulézan falé sanzé… » ; « Promié kaz an tol mwin la port tout a tèt, dopwi sinpol, hum…tout !! tol, la piès, la piès omwin simèt, wimèt an lon…wi !! Zordi (…) ti payot la pu su Ros Plat. Mé mikoné ankor fé solman ! in tan mi voulé armont lé zèn, mé lé zèn… an parl pa zot de sa !! « .
La paille dont il sera question ici, c’est essentiellement le vétiver
Les pages dans lesquelles vous entrez présentent une sorte d’inventaire, sans doute incomplet, de l’état des cours et des cases en paille et anciennes assimilées, une trentaine, dans le cirque au début du 21ème s.
Elles traitent de plusieurs thèmes, notamment :
• Les matériaux et les modes de construction
• Les conceptions architecturales des cours et des implantations
• Les aménagements intérieurs qui renvoient à la manière de vivre des familles et des personnes qui les utilisent encore.
• Les usages domestiques difficiles et précaires, dont les anciennes constructions demeurent les témoins.
Trois types de constructions font l’objet du recensement proposé ici :
1 – Quelques kour qui, à un titre ou à un autre, peuvent illustrer les vestiges de ce patrimoine, dont l’identification à une vie de difficultés et de misère l’appelle tôt ou tard à disparaître.
2 – Les cases encore quotidiennement utilisées aujourd’hui pour la cuisine, et qui ont gardé leur fonction initiale et la plupart du temps leur aménagement traditionnel.
3 – Les cases « d’habitation », qui servent actuellement de magasin, de débarras ou de chambre d’amis, et dans lesquelles il n’y a jamais eu de feu.
4 – Accessoirement, à titre d’exemple, quelques cases, dont le toit est actuellement fait de tôle ondulée, mais antérieurement recouvertes de paille et qui illustrent un mode d’évolution dans son état temporaire et transitoire…
Impossible pour moi de pénétrer dans cet environnement sans m’appuyer sur les études et les descriptions des scientifiques, ethnologues, anthropologues, architectes qui ont arpenté les Hauts et les cirques avec passion et respect, et dont les compétences ont su décrire les arcanes d’un univers culturel progressivement poussé à l’obsolescence. Outre Christian BARAT, je mentionnerai quelques auteurs. Leurs noms et leurs travaux sont cités dans la bibliographie. Plusieurs extraits de ces travaux sont reproduits ici :
Paul Pandolfi – Les paillotes de Salazie – 1998 – p. 7
(suite )… Paul Pandolfi – Les paillotes de Salazie – 1998 – p. 8
Paul Pandolfi : 1998 – p. 13
Il me faut d’emblée préciser qu’à Mafate, je n’ai jamais entendu le terme de paillote. Difficile de savoir pourquoi. Cette dénomination semble réservée au littoral ou utilisée essentiellement par des personnes extérieures au cirque. Le toit à deux pans, en paille ou en tôle, ne modifie pas l’appellation générale de « kaz boa ron » ou « kaz boa d-foré »
• Paul Pandolfi : 1998 p. 14 (je m’inspire de… pour dire…)
Implication des utilisateurs dans la conception et l’édification de leur demeure… Au premier stade, le savoir-faire partagé par tous suppose que la forme bâtie suive un modèle connu et maîtrisé par tous, un modèle dont la forme peut éventuellement être ajustée et adaptée aux circonstances, mais qui dans ses grandes lignes est connu de tous. Tel est, semble-t-il, le cas des paillotes dont on peut, au-delà de quelques ajustements particuliers propres à tel ou tel exemple, dégager une sorte de modèle standard.
• Paul Pandolfi : 1998 p. 21 – 22 – 23
Une précision utile : Dans leur Etude sur l’Habitat traditionnel en 1983, P.GOUNAUD et J.PIERART observent que « les cases en vétiver rencontrées étaient toutes à flanc de coteau. Dans ces conditions, la construction commence par le terrassement d’une plate-forme venant en encoche par rapport au terrain naturel ». (cf. la fiche technique n° 1 en fin de ce chapitre – Axonométrie et modes de construction – Extrait de Gounod & Piérart – 1983)
Christian BARAT : « Les paillotes de l’île de la Réunion » – 1978.
Les phases de la lune sont observées dans la coupe des matériaux, caractéristique de toutes les cultures rurales traditionnelles. Elles savent le meilleur moment pour couper les végétaux.
Antoine ROUSSIN – Album de l’Ile de la Réunion – dès 1857
On peut également jeter un œil averti sur l’Album de l’Ile de la Réunion, d’Antoine ROUSSIN. Publié dès 1857 par fascicule, il est un des premiers à décrire des cases d’un camp d’engagés. Si la première moitié de cet extrait est totalement étrangère à l’existence passée et actuelle dans les Hauts et les cirques, la seconde nous a renvoyé à certaines kour et certaines kaz que l’on retrouve à Mafate, avec, il faut en convenir fermement, la poésie en moins.
Arnold Jaccoud
BIO
J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.
J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.
Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».
Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII).
AJ
Références
Pour des approches scientifiques et systématiques détaillées des modes de construction des cours traditionnelles et des cases en paille dans les Hauts de l’île et notamment dans les cirques, il convient de consulter les travaux architecturaux, ethnologiques et anthropologiques indiqués ici :
APR – Atelier d’urbanisme de la Réunion – Etude préliminaire sur l’habitat traditionnel dans le département de la Réunion – Juin – juillet 1962
ACTES du Premier colloque de Mafate – mai 1983 (Sous le pilotage du Sous-Préfet Henri SOUCHON, Commissaire Adjoint de la République de l’Arrondissement de Saint-Paul)
Jean DEFOS du RAU – L’ILE DE LA RÉUNION – Étude de géographie humaine– Faculté des Lettres de Bordeaux – 1960 – pp. 398 et ss.
Christian BARAT – « Les paillotes de l’île de la Réunion ». Université Française de l’Océan Indien, Centre Universitaire de la Réunion. Travaux de l’Institut d’Anthropologie sociale et culturelle de l’Océan Indien. N°3. 1978.
P.GOUNAUD et J.PIERART – Etude sur l’Habitat traditionnel – Parc naturel du cirque de Mafate – ONF 1983 (Etude commandée à la suite du Colloque de mai 1983)
Paul PANDOLFI – Paillotes de Salazie – Rapport d’enquête pour l’Ecomusée de Salazie – août 1998
Claude VOGEL – Be Cabot – Approche ethnologique d’un écosystème – Université Française de l’Océan Indien, Centre Universitaire de la Réunion – juillet 1983
Vanessa LACAILLE – Mafate, cœur habité d’un parc national– Master Habitats – janvier 2007
De même, une connaissance globale et synthétique des modes de vie dans le cirque peut être aisément acquise (parmi beaucoup d’autres bien sûr) au travers du mémoire d’architecture rédigé en 2009 par Guillaume Cuisy pour l’institut Saint–Luc de Tournai.
Guillaume CUISY – MAFATE – Vivre hors du temps au cœur de La Réunion (Accès : Centre de ressource du PNR)
Emmanuel SOUFFRIN
Stéphane NICAISE