LIBRE EXPRESSION
Le second tour des législatives de 2022, le 4e scrutin en deux mois avec ceux de la présidentielle, a été, sans surprise aucune, marqué par une faible participation (46,23 % des inscrits), confirmant la désaffection croissante des citoyens pour ce type d’élections. Le taux d’abstention, de 53,79%, est en hausse de plus d’un point par rapport au premier tour (52,49%) mais n’a pas atteint le record du second tour de 2017 (57,36%). Rappelons que dans les années 1970, la participation à ce type de scrutin dépassait fréquemment les 80% ; celle-ci a ensuite régulièrement décru pour ne concerner qu’un peu moins de la moitié des inscrits, niveau normalement réservé aux élections territoriales.
Les législatives ont donc subi un déclassement les reléguant à un scrutin de second rang. Leur portée s’en est trouvée obérée en raison de la présidentialisation de notre régime politique, qui réduit l’Assemblée nationale à n’être qu’une simple chambre d’enregistrement chargée de valider les projets de lois du gouvernement, dont le chef réel n’est autre que le président de la République. Elles sont, de ce fait, perçues comme des élections sans enjeu véritable.
Jean-Luc Mélenchon en provoquant la constitution d’une coalition des gauches, baptisée NUPES, a voulu poser un enjeu majeur, susceptible de bousculer le fonctionnement habituel des institutions. Son mot d’ordre, lancé à l’issue du 1er tour des législatives, est riche de significations. « Élisez-moi premier ministre ! » est une injonction adressée aux électeurs, aux abstentionnistes notamment, de se mobiliser fortement afin de lui donner la majorité absolue pour qu’il puisse appliquer son programme et empêcher le président élu d’appliquer le sien. Ce qui est clairement visé, c’est une gouvernance de cohabitation, qui redonnerait à la majorité parlementaire un rôle pivot dans la vie politique de la nation. Cette reparlementarisation, de nature à ébranler le présidentialisme, fait signe vers la VIe République souhaitée par Mélenchon. Ce dernier, si l’on prête attention à la forme de son mot d’ordre, veut doubler Macron. « Doubler » ici condense deux significations, celle de dupliquer et celle, populaire, de duper ; c’est le signifiant « Élisez », faisant entendre « Élysée », en même temps, qui est révélateur à cet égard. Le 1er ministre, dans la Ve République, n’est pas élu mais nommé par le président de la République. Mélenchon désire donc le même mode de désignation que son adversaire, qui l’a naguère battu, pour se hisser à son niveau, celui de président et pour démontrer qu’ « Un autre monde est possible ! ». C’est toute la problématique du double, analysée par Clément Rosset dans « Le réel et son double » qui se joue ici ; et si l’on suit le philosophe, ce genre d’aphorismes se révèle souvent déceptif car ils ne produisent en réalité qu’une duplication illusoire de ce monde-ci. Pour lui, « il n’y a que le réel et […] c’est à partir de lui qu’il faut travailler, et non à partir de la conception illusoire d’un monde parfait, si nous voulons avoir quelque chance de produire des améliorations. »
Le leader de la NUPES n’a pas gagné son pari, la coalition des gauches n’ayant pas obtenu la majorité absolue, ni même celle relative. L’abstention, comme dit plus haut, a même progressé d’un point par rapport au premier tour. Cela confirme une tendance forte observable ces dernières années, à savoir l’accélération, depuis l’accession d’E. Macron au pouvoir, du cycle abstentionniste enclenché vers la fin des Trente Glorieuses et concernant tous les scrutins, locaux et nationaux. De nombreuses raisons ont été avancées pour expliquer l’ampleur de cette démobilisation électorale parmi lesquelles le mécontentement à l’égard des hommes politiques en général et l’inadéquation de l’offre politique aux demandes concrètes des électeurs. Mais peut-être faudrait-il chercher la raison profonde d’une telle situation dans une mutation majeure du rôle de la politique dans notre modernité tardive.
Un détour par la pensée d’Hartmut Rosa s’avère ici nécessaire. Pour le sociologue allemand, l’essence de la modernité peut être saisie dans un concept unique, celui d’accélération, capable d’expliquer de façon systématique un ensemble de phénomènes concernant tous les domaines de la vie sociale. Le sociologue allemand les regroupe en trois catégories analytiquement distinctes. La première, la plus évidente, est l’accélération technique, qui se rapporte au rythme croissant de l’innovation dans les domaines des transports, de la communication et de la production. La deuxième forme, à savoir l’accélération du changement social, désigne l’augmentation de la vitesse des changements de la société elle-même, perceptible dans le bouleversement de ses structures de base, notamment le travail et la famille ; ces institutions cardinales voient leur stabilité de plus en plus menacée par la « compression du présent ». Enfin, l’accélération du rythme de vie renvoie à l’expérience existentielle des individus de la modernité tardive, en proie à la « famine temporelle » – ils ont le sentiment que le temps leur manque ou leur est compté –, dans la mesure où ils doivent « faire plus de choses en moins de temps ».
Cette logique accélératoire modifie fondamentalement nos conceptions du rôle, de la mission et des possibilités offertes à l’action politique dans les pays démocratiques. Elle pouvait, dans la modernité classique, alors que la dynamisation sociale restait encore éloignée du stade de l’emballement, assumer une fonction d’entraînement de l’évolution sociale et d’édification de la société ; l’idée de projet de société était alors une idée structurante et mobilisatrice. Mais, dans notre modernité tardive (depuis la chute du mur de Berlin), la politique, du fait de la chronophagie, en contexte démocratique, des processus délibératifs consubstantiels à la prise de décision, se voit repoussée loin derrière les mutations accélérées de l’économie, de la science et de la société. Sa temporalité propre, requérant une certaine durabilité et stabilité des conditions sociales et culturelles, n’est plus en adéquation avec le rythme de l’accélération sociale, ce qui la conduit à abandonner cette idée, devenue zombie, de projet de société. Elle n’est plus en mesure de revendiquer quoi que ce soit, et se voit maintenant condamnée à réagir (à la pandémie, à la guerre en Ukraine par exemple) et non plus à agir. Les citoyens le perçoivent, qui pointent souvent la vanité de l’action politique.
On pourrait dès lors, et pour finir, donner crédit à l’hypothèse d’Hartmut Rosa, d’une « rationalité plus profonde des électeurs qui montrent, par leur abstention, que la politique compte de moins en moins dans le cours de l’histoire. » La volatilité croissante de l’électorat, serait donc un phénomène lié à l’accélération sociale, ce qui atténue la portée de l’idée d’une décadence du devoir civique.
Jean-Louis Robert (Sainte-Clotilde, Réunion)
Chaque contribution publiée sur le média nous semble répondre aux critères élémentaires de respect des personnes et des communautés. Elle reflète l’opinion de son ou ses signataires, pas forcément celle du comité de lecture de Parallèle Sud.