LE GROUPE LM ET LA SICA TR SOUPÇONNÉS DE FRAUDE FISCALE, FRAUDE AUX SUBVENTIONS EUROPÉENNES, ABUS DE BIENS SOCIAUX ET TRAVAIL DISSIMULÉ
En jugeant que LM Distribution était le gérant de fait de l’exploitation d’un agriculteur tamponnais et que celui-ci doit être considéré comme son salarié et non comme son associé, le conseil des prud’hommes a ouvert une brèche dans le modèle agricole réunionnais. Aujourd’hui, une enquête est ouverte sur les dérives financières des relations entre les planteurs, leur coopérative Sica TR et la société de commercialisation LM.
A voir les vidéos qui tournent en boucle au-dessus des étalages de fruits et légumes des hypermarchés, on se croirait au paradis du « bien-manger » et du « bien-cultiver ». De même sur le site de LM leader réunionnais de la commercialisation, il n’est question que de cultivateurs souriants, fiers de travailler la terre réunionnaise.
L’arrière-cour de cette vitrine publicitaire reste secrète. Mais le silence sur les conditions de travail des agriculteurs et leurs rapports commerciaux avec les acheteurs est surtout dû aux clauses de confidentialité qui les lient à leurs coopératives respectives. Rares sont ceux qui osent le briser. Tu parles, tu contestes et tu es radié.
C’est ce qui est arrivé à Olivier Lebon, maraîcher tamponnais exclu de la Sica Terre Réunionnaise en juillet 2020 pour avoir contesté des factures et des retenues-compensations sur ses subventions. Pourtant, il avait beaucoup à dire. Et pas seulement sur la Société d’intérêt collectif agricole mais aussi sur son partenaire LM, société de commercialisation créée il y a un quart de siècle par Dani Leveneur et Patrick Métro. Le groupe est devenu le premier opérateur de La Réunion avec 50 millions d’euros de chiffre d’affaires et 250 collaborateurs.
« Pot de terre » contre « pot de fer »
Trois ans après que ce « pot de terre » se fut heurté au « pot de fer » du système coopératif agricole réunionnais, l’affaire rebondit avec la descente de la section de recherche de la gendarmerie à Pierrefonds. Les enquêteurs ont perquisitionné les bureaux de LM et de la Sica TR — ils sont logés à la même adresse — le 10 mars dernier. L’enquête porte sur des soupçons de travail dissimulé, recel de fraude fiscale, abus de biens sociaux et fraude aux subventions européennes.
Le cadre d’investigation est large et la présomption d’innocence de rigueur. Les gendarmes ont une masse considérable de dossiers à examiner tant le circuit des subventions agricoles est complexe de La Réunion à Bruxelles en passant par Paris. C’est une enquête au long cours.
Il y a un an, un acheteur de LM s’était déjà fait interpeller et gardé à vue après avoir été surpris par les gendarmes en civil sur le site du marché de gros de Saint-Pierre avec des dizaines de milliers d’euros en liquide. Signe que certaines transactions sont susceptibles de sortir du cadre réglementaire.
Dans l’attente des conclusions de l’enquête, le cas d’Olivier Lebon dévoile d’ores et déjà des pratiques bien éloignées de l’image d’une agriculture solidaire, respectueuse du terroir et des hommes, que proclament les publicités de LM.
Pour résumer, ce père de famille de 6 enfants, n’ayant aucune compétence en matière de gestion, s’est laissé embarquer en 2018 dans la création d’une société civile d’exploitation agricole, la SCEA du Bras de la Plaine, par le groupe LM. Ce dernier apportait dans l’affaire toute son ingénierie de gestion financière et administrative. LM et son bras coopératif Sica TR s’occupaient notamment d’obtenir les fameuses subventions européennes du Posei (programme d’options spécifiques à l’éloignement et à l’insularité) qui ne peuvent être distribuées que par l’intermédiaire de groupements. Olivier Lebon, en détenant 51% des parts sociales, apportait quant à lui sa qualité d’agriculteur et donc sa capacité à signer des baux à ferme et à exploiter des terrains agricoles.
Le « gérant de paille » obéissait aux ordres de LM
Cette association de circonstance est classique, elle est le moteur de la machine à subventions. Hélas, dans le cas présent, l’épouse de l’agriculteur a estimé que son mari se faisait gruger. Elle a demandé des comptes et tout s’est écroulé. LM a cessé d’abonder le compte d’associés auquel le « gérant de paille » n’avait même pas accès. Les 11 ouvriers agricoles n’étaient plus payés. Ils se sont retournés contre leur soi-disant patron qui n’a eu d’autres alternatives que d’appeler un avocat à la rescousse.
Celle-ci, Me Vanessa Rodriguez, a découvert un dossier effarant. « J’ai dû mettre la SCEA en liquidation alors que nous n’avions même pas accès à la comptabilité. Encore aujourd’hui, le groupe LM refuse de nous la communiquer, dénonce-t-elle. J’ai rassemblé les preuves accablantes du lien de subordination entre la direction du groupe LM et mon client. »
Des dizaines d’emails et de messages sur WhatsApp retracent les consignes et les directives reçues par l’agriculteur. Le conseil des prud’hommes de Saint-Pierre a constaté le 7 décembre 2021 qu’Olivier Lebon « n’avait aucun pouvoir décisionnel, il exécutait seulement les ordres qu’on lui donnait ». Et il a jugé que son statut était celui d’un salarié et non celui d’un associé.
Ce jugement des prud’hommes, exceptionnel dans une affaire de ce type, a été confirmé en appel le 19 mai 2022. LM pousse le cas jusqu’à la cassation, l’ultime décision n’a pas encore été rendue. L’enjeu est énorme car, dans le même temps, LM demande devant tribunal de commerce plus de 200 000€ de créances à son « gérant de paille » dans le cadre de la liquidation de la SCEA. L’affaire est loin d’être bouclée et est emblématique des tensions qui sous-tendent l’arrière-boutique du modèle agricole réunionnais.
Agriculteur contre « spéculateur »
L’enquête aujourd’hui en cours fait notamment suite à la plainte déposée par Olivier Lebon contre LM pour travail dissimulé. Elle s’alimente aussi de la drôle de gestion qui a accompagné la courte vie de la SCEA du Bras de la Plaine.
« Mon client était content au début, il passait de 2 hectares à 15 hectares. Mais sur le terrain, il a déchanté, raconte Me Vanessa Rodriguez. Son donneur d’ordre n’était pas un agriculteur, mais un spéculateur qui faisait du négoce. Il lui faisait arracher ses courgettes pour mettre des ananas à la place afin de capter les subventions. En plus, l’agriculteur travaillait d’arrache-pied et voyait que LM achetait des matériels qui n’étaient pas adaptés à son terrain. Eux, ils faisaient de la défisc et des investissements en opposition avec sa vision d’agriculteur. »
L’avocate a découvert au cours de cette procédure « un monde peu solidaire où certains agriculteurs s’y retrouvent mais où d’autres vivent dans la peur » : « Il y a des gens qui ont de l’argent, qui s’approprient le travail des agriculteurs, prennent les commandes et font ce qu’ils veulent. Ils n’enrichissent pas la société — comme on l’a constaté dans le cas de la SCEA du Bras de la Plaine qui était vide d’actifs au moment de sa liquidation — mais ils se paient avec les subventions qui tombent. »
Franck Cellier