AUTONOMIE ET AUTOSUFFISANCE ALIMENTAIRES
La Réunion pourrait-elle survivre coupée du monde ? Hélas ! tout le monde a la réponse et c’est « non » ! Pour Yves Boussardon, Yvette Duchemann, Bernard Astruc et tous les signataires du collectif Oasis Réunion, l’inimaginable est possible. Aussi se battent-ils tous à leur niveau pour retrouver l’autonomie et l’autosuffisance alimentaires. Rencontre à la « Source elle rit » avec un agriculteur qui s’y prépare.
À presque 40 ans, Yves Boussardon s’investit depuis quelques mois à corps perdu sur une exploitation familiale de 2 hectares situées au-dessus des champs de cannes de Sainte-Suzanne. Un terrain de son grand-père perché à 550 m d’altitude. Depuis tout petit, il en rêvait… Le voilà désormais à mettre en pratique ce que son père, Jean-Michel, bien connu dans le monde de l’agriculture bio, lui a appris.
Mais ce n’est pas vraiment un rêve, plutôt une manière d’échapper à un cauchemar : celui d’une île privée totalement ou partiellement d’importation et d’une population contrainte à trouver sur son territoire de quoi manger.
Yvette Duchemann, porte-parole du collectif Oasis Réunion, estime que « le système agro-alimentaire réunionnais est un colosse au pied d’argile qui dépend, selon l’Ademe, à 77% des importations. On consomme 600 000 à 700 000 tonnes de nourriture par an, on en gaspille 30% mais nous ne disposons que de 4 à 8 semaines de réserves alimentaires. L’épée de Damoclès d’une rupture totale d’approvisionnement plane sur nous. Ça peut se produire à tout moment du fait des catastrophes sanitaires, écologiques et géopolitiques qui menacent le monde actuel. »
L’ancienne élue donne désormais toute son énergie au collectif. Elle nous a accompagnés à la « Source elle rit », l’écolieu qu’est en train de créer Yves Boussardon. Dans la vidéo de la visite, il explique la philosophie de sa démarche et ses techniques pour sélectionner ses semences et faire pousser un multitude de légumes et fruits. Il s’engage dans ce qu’il appelle du « bio-intensif » ou de la « permaculture intensive » même si les deux termes peuvent paraître antinomiques.
Consommateur, consumateur
En tout cas, il optimise l’espace car une plante ou un arbre ne pousse jamais seul sur son terrain. Les différentes variétés se combinent les unes avec les autres. « Quand j’ai un arbre, j’ai de la vanille, des pommes en l’air, du manioc, de l’arrow root, de la consoude, de la patate douce, des capucines » , raconte-t-il. Pas d’engrais chimique importé bien-sûr, il produit lui-même son purin et son fumier grâce à son élevage original de cochons d’Inde.
Il entend bâtir un écolieu, c’est-à-dire quelques mini-maisons (tiny houses) qui accueilleront des visiteurs selon le principe du wwoofing. Il imagine aussi un mode d’habitation inédit à La Réunion : des cases semi-enterrées, pour ne pas dire des caves… Un village de Hobbits en quelque sorte.
Ce genre d’habitat résoudrait plusieurs problèmes à venir à la fois : les cyclones, la chaleur, la sécheresse… Dans son idée, Yves Boussardon se qualifie de « survivaliste » et anticipe une dégradation inéluctable des conditions de vie, ce qu’il définit comme le « déclin de notre civilisation ».
« S’il n’y a plus d’importations à La Réunion, il ne restera qu’un cinquième des Réunionnais au bout d’un an, assène-t-il. Il faudrait cinq ans d’un travail soutenu pour devenir autonome alimentaire ici. »
Ne le traitez pas d’utopiste, il vous répondra que l’utopie, c’est plutôt notre mode de vie actuel de consommateurs, devenus « consumateurs ». « Nous sommes loin d’avoir la capacité de subvenir à nos besoins, et nous n’avons pas de plan B. »
Franck Cellier
Bernard Astruc, agro-bio-socio-écologiste, co-initiateur d’Oasis Réunion
« Le bio, seule solution pour nourrir la planète »
Le programme Oasis Réunion est né à l’issue d’une tournée de conférences données par Bernard Astruc en mars 2017. Il s’agissait alors d’animer une mouvance « agro-bio-socio-écologique » plus exigeante que l’agriculture raisonnée devenue agriculture HVE (Haute valeur environnementale) qui tolère l’utilisation d’intrants chimiques et des pesticides.
Quel est l’objectif d’Oasis Réunion ?
La démarche d’Oasis Réunion est ambitieuse et s’inscrit dans une véritable alternative de société pour faire face à toutes les crises que nous traversons. Souvenez-vous du Grenelle de l’environnement en 2008 ! Il y a eu beaucoup de projets mais rien n’a abouti. Nous, nous préconisons un changement pour les agriculteurs, mais aussi pour les consommateurs qui doivent devenir écoresponsables.
N’êtes-vous pas des rêveurs ?
On dit que nous ne tenons pas compte de la réalité économique alors que nous sommes à la pointe des solutions économiques. Non seulement, on peut nourrir la planète avec le bio, mais c’est la seule façon d’y arriver durablement. C’est la conclusion d’Olivier de Schutter, rapporteur aux Nations unies du droit à l’alimentation au moment du pic pétrolier de 2010-2012 lorsqu’on s’est rendu compte que la production ne peut plus augmenter. Depuis 2014, l’agriculture biologique se développe fortement, la France a interdit la culture des OGM.
Comment La Réunion peut-elle s’inscrire dans le développement de l’agriculture bio ?
Les crises climatique, sanitaire et économique se succèdent et mettent La Réunion dans une situation à très haut risque. Or, quel est le réel taux global de dépendance de La Réunion aux importations alimentaires ? La balance commerciale de l’île affiche 286 M€ d’exportations, dont le sucre, et 5,3 milliards d’importations. Ce déséquilibre énorme explique un taux de chômage double de celui de la France, et que 40% de la population vive sous le seuil de pauvreté. Et on importe des produits ultra-transformés vecteurs du diabète, des maladies cardio-vasculaires et de l’obésité. Tout le monde reconnaît aujourd’hui que la première cause des maladies tient dans l’alimentation. Nou lé sak nou manz…
Un PSG réaliste et scientifiquement possible
Ce discours pour une alimentation saine, que vous tenez depuis longtemps, a-t-il réussi à infléchir les politiques locales ?
Nous avons démontré que La Réunion dépend à 75%-80% des importations. Le reste, produit sur l’île, par l’agriculture pétro-chimique, dépend des importations d’intrants. Nous en sommes donc à un taux de 99% de dépendance. Lors des dernières élections, nous avons posé deux questions à tous les candidats : Êtes-vous d’accord pour aller vers une agriculture 100% locale, biologique et paysanne ? Êtes-vous prêts à élaborer un plan stratégique pour faire de La Réunion la première île qui ait adopté le 100% local, bio, paysan ?
Et alors ?
100% des 24 maires, députés, sénateurs, département, région ont répondu « oui ». C’est le consensus. Maintenant on est en train de provoquer la mise en oeuvre de ce PSG : Plan stratégique global. Nous organisons ce jeudi 15 décembre un séminaire à distance qui porte sur la sécurité et la qualité alimentaires durables. L’idée est de nourrir la terre pour nourrir les hommes dans l’agriculture biologique alors que l’agriculture pétrochimique n’utilise la terre que comme un vulgaire substrat dont on ne se préoccupe pas du tout. Avec nous, le sol devient fertile. A ce séminaire nous faisons l’annonce de la mise en œuvre du plan stratégique global à partir de mars 2023. Nous faisons la preuve que tout ce qu’on propose est exact, réaliste et possible scientifiquement.
Comment votre PSG va-t-il se mettre en œuvre ?
Nous ne proposons pas une mise en œuvre chacun dans son coin, mais une transformation globale du modèle agricole qui passe par la politique locale et nationale. Nous avons interpellé le préfet et le directeur de l’agriculture Pascal Augier. Nous avons déjà 40 000 signataires à La Réunion qui partagent notre analyse. Ça équivaut à 3 millions de signatures en France. Nous étayons nos propositions avec des scientifiques du CNRS, de l’INRA et de l’INSERM, mais aussi Eric Escoffier qui est à la pointe de la permaculture mondiale. Nous y travaillons quotidiennement depuis cinq ans de demi.
Quel avenir pour la canne à sucre ?
Quand vous dites « nous », de qui s’agit-il ?
À Oasis Réunion, il y a 100 correspondants locaux dans toutes les communes et 50 personnes dans le comité de pilotage. Et nous sommes 10 à faire la coordination. C’est un mouvement 100% réunionnais, un collectif de citoyens consommateurs informel, totalement horizontal.
Comment toutes ces volontés se concrétisent-elles dans une île qui ne semble pas du tout prête à « décanner » sa terre ?
Ça se dégrade tellement vite qu’on ne peut plus pratiquer la politique du tipa tipa. Aujourd’hui, il faut franchir un grand pas. Le directeur du CNRS, Gilles Billen, estime, après une étude détaillée, que l’autonomie et l’autosuffisance alimentaires et durables sont possibles à La Réunion. Mais pour y arriver il faut passer par la transformation et la valorisation de l’espace occupé par la canne à sucre. C’est une décision à prendre avec les canniers. Ont-ils intérêt eux-mêmes à continuer à développer un produit qui se vend mal sur le marché mondial, en dessous de son prix de revient ? Ils ne peuvent continuer que grâce à des subventions considérables qui vont s’arrêter à un moment.
Si les Réunionnais veulent avoir la certitude de manger tous les jours, quoi qu’il arrive, ça ne pourra être garanti que grâce à l’occupation des terres agricoles pour des cultures vivrières. Il faut poser cette réalité sur la table car, actuellement, la question de la canne à sucre est trop passionnelle et pas rationnelle.
Comment les agriculteurs qui utilisent engrais et pesticides accueillent-ils votre projet de transformation ?
Oasis Réunion ne pratique aucun agribashing vis-à-vis des agriculteurs en pétrochimie, bien au contraire, ils ont tous droit au respect car ils font un métier difficile à haut risque d’intempéries, qui demande à être fortement revalorisé tant sur son image que sur ses possibilités de revenus financiers. Ceci est même devenu, avec la sécurité et la qualité alimentaires durables, une des deux « priorités des priorités » pour nous. Les agriculteurs ont besoin, en effet, d’un accompagnement fiable et efficace pour aborder dans les meilleures conditions possibles cette si nécessaire Transition agro-bio-écologique.
Pour nos enfants, petits-enfants et arrières-petits-enfants
Pourquoi parlez-vous d’autonomie et d’autosuffisance alimentaires ?
Autonomie et autosuffisance ne sont pas des synonymes. On pourrait très bien atteindre une autosuffisance alimentaire par l’agriculture pétrochimique. Mais ce ne serait pas autonome car une rupture énergétique mettrait fin à cette autosuffisance. Et une autonomie agricole grâce à l’agriculture bio n’assurerait pas forcément l’autosuffisance. Il faut donc défendre les deux notions qui sont complémentaires. La crise énergétique nous oblige à remettre de la qualité bio dans notre production agricole et c’est ce que souhaitent 95% des consommateurs selon notre sondage de 2020.
Et l’offre est-elle à la hauteur de l’attente ?
Aujourd’hui, 90% des produits de l’élevage réunionnais sont issus d’animaux nourris aux OGM. La loi Egalim impose d’introduire au moins 20% de produis bios dans les cantines mais une dérogation autorise de réduire ce taux à 5% dans les outre-mer. Et à La Réunion, on en est même pas à 1% mais à 0,8%. Il faut aller vers cette transformation pour que nos enfants aient une alimentation 100% biologiques. Et ça avance, il y a déjà 550 à 560 agriculteurs bio sur l’île, soit près de 10% des exploitants.
Une question plus personnelle, qu’est ce qui explique votre intérêt pour La Réunion ?
Je suis ago-bio-socio-écologiste depuis un demi-siècle. Pendant 20 ans, je me suis occupé d’un domaine arboricole et viticole dans le sud-est de la métropole. Depuis 2005, j’habite à temps partiel à La Réunion où vivent mes enfants, petits-enfants et même une arrière-petite-fille. Pour moi, c’est la plus belle île du monde. Je suis co-initiateur et je suis un parmi 10 personnes qui œuvrent quotidiennement au projet pour le faire avancer. Dans cette démarche collective, il ne faut pas tant regarder les personnes que le contenu de ce qu’elles portent.
Entretien : F.C.
Pour prendre contact avec Oasis Réunion :
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