L'alcool représenté 50% du chiffre d'affaire de la boutique (hors tabac). © Olivier Ceccaldi

Alcoolisation massive à La Réunion : un défi de santé publique majeur

Ce vendredi 27 juin, l’ARS tient une conférence de presse à Saint-Denis pour révéler les résultats de l’enquête ACMA 974 sur l’alcoolisation chronique massive à La Réunion. Le 13 mars dernier, Parallèle Sud rencontrait Élodie Auzole, socio-anthropologue, spécialisée dans les addictions et qui a participé à la partie qualitative de l’étude. 

En 2018, dans une communication sur son site internet, l’ARS Réunion reconnaissait que sur l’île, la consommation d’alcool était largement répandue et banalisée avec des statistiques déjà alarmantes. Avec près de 10% de la population générale qui boit de l’alcool de manière quotidienne, la Réunion est la troisième région française où on compte le plus de décès dû à la consommation d’alcool (un décès sur six chaque année). 

Pour aller plus loin, mieux comprendre et mieux agir face à un phénomène de consommation massive sur l’île où 10% des personnes alcooliques boivent près de 70% de la quantité d’alcool, l’ ARS établissait pour la période 2023-2033 un projet régional de santé (PRS) avec pour objectif, un suivi des conduites addictives. Pour mieux comprendre, Élodie Auzole, socio-anthropologue ayant participé à l’étude ACMA 974, revient sur les notions d’alcoolisation massive et la place qu’occupe encore aujourd’hui l’alcool dans la société réunionnaise. 

Elodie Auzole
Elodie Auzole : « Le rhum et l’alcool ont été utilisés historiquement comme des outils de contrôle social et économique. »

En quoi la consommation d’alcool à La Réunion constitue-t-elle une spécificité locale ?

La Réunion se distingue par une réalité paradoxale en matière de consommation d’alcool. Si l’on s’en tient aux indicateurs classiques, la population réunionnaise consomme en moyenne moins d’alcool et de manière moins régulière que dans l’Hexagone. Pourtant, l’étude menée par l’ARS et le comité de pilotage, qui cible les adultes de 18 ans et plus résidant sur l’île depuis au moins un an et ayant une consommation excessive (au moins 42 verres par semaine selon les seuils OMS), révèle une situation bien plus alarmante.

On observe sur l’île des cas extrêmes de 100 à 200 verres (unités standards) consommés par semaine, ce qui témoigne d’une surconsommation massive, concentrée sur une minorité. En effet, 10 % des consommateurs d’alcool seraient responsables de 70 % de la consommation totale, un déséquilibre qui engendre des conséquences graves en termes de surmortalité, de surmorbidité et de violences liées à l’alcool. Cette réalité ne se retrouve ni dans l’Hexagone, ni dans les autres territoires ultramarins. Si la culture de la canne et la production de rhum constituent un arrière-plan historique, elles ne suffisent pas à expliquer cette situation très particulière.

Comment se manifestent les différences de genre dans les pratiques de consommation d’alcool à La Réunion ?

Comme dans de nombreux autres contextes, les hommes demeurent les plus gros consommateurs d’alcool à La Réunion. Cela s’applique également aux autres substances addictives. Une des explications majeures repose sur un contrôle social plus strict exercé sur les femmes, qui fait qu’il est culturellement moins toléré pour elles de boire, fumer ou consommer des drogues. Les normes sociales leur imposent davantage de limites, ce qui freine leurs comportements de consommation.Cependant, cette dynamique évolue. À mesure que ces contrôles sociaux se relâchent, on observe une augmentation de la part des femmes dans la consommation d’alcool. 

Par ailleurs, la consommation masculine reste encore valorisée culturellement, notamment à travers une représentation viriliste où l’homme est censé boire beaucoup tout en gardant le contrôle. Cette norme est certes en mutation, surtout chez les jeunes générations pour qui l’alcool perd de son attractivité. Aujourd’hui, à La Réunion comme en métropole, on constate une tendance à la baisse de la consommation chez les jeunes, signe d’un changement dans les représentations sociales liées à l’alcool.

Quels liens peut-on établir entre alcool et violences à La Réunion ?

Bien que l’étude n’ait pas pour objet direct d’analyser les liens entre alcool et violences, on sait qu’il y a une interdépendance. La Réunion figure parmi les trois départements français les plus touchés par les violences conjugales, un phénomène dans lequel l’alcool est très fréquemment présent.

Pour autant, comprendre ce lien n’est pas simple. Est-ce la consommation d’alcool qui génère la violence ? Ou bien est-ce que des générations de consommation excessive s’inscrivent dans un schéma culturel et social où la violence est déjà structurellement présente ? Certaines personnes suivies pour alcoolisme déclarent que le manque d’alcool peut aussi devenir un déclencheur de violence, ce qui complexifie davantage la compréhension des mécanismes.

Cette question ramène aussi à celle de la masculinité. La violence liée à l’alcool est très majoritairement le fait d’hommes, et l’alcool peut être perçu comme un outil d’expression d’une virilité déviante. Toutefois, il serait réducteur de faire de l’alcool la seule cause des violences : il en est un facteur aggravant, mais non unique. L’alcool peut tout autant alimenter la violence que servir à l’anesthésier ou à la contenir temporairement, selon les individus et les contextes.

En quoi l’histoire coloniale peut-elle nous éclairer sur les rapports à l’alcool à La Réunion ?

L’usage de l’alcool à La Réunion, comme dans d’autres territoires ayant connu l’esclavage et l’engagisme, ne peut être dissocié d’un passé de domination coloniale. Le rhum et l’alcool ont été utilisés historiquement comme des outils de contrôle social et économique. On rémunérait parfois les esclaves avec de l’alcool, ou on leur en donnait pour les apaiser. À l’époque de l’engagisme, les plantations accueillaient des boutiques où étaient vendus des mélanges de fonds de fût – de mauvaise qualité – à des travailleurs qui y dépensaient l’essentiel de leur paie. Ce système permettait aux propriétaires de récupérer leur argent tout en maintenant les travailleurs dans un état de dépendance, amoindrissant leur liberté d’action et de pensée.

De plus, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, l’alcool a aussi été valorisé comme remède aux douleurs et à la fatigue physique, légitimant ainsi sa consommation dans des contextes de travail extrêmement durs. Cet usage quasi-médical de l’alcool a participé à sa normalisation sociale, avec des conséquences persistantes jusqu’à aujourd’hui.

Quelle approche adopter face à la consommation d’alcool et à l’addiction ?

Il est essentiel de rappeler que l’alcool est aussi consommé parce qu’il fait du bien. C’est cette ambivalence qui rend le sujet si complexe. Les personnes qui en consomment ne sont pas ignorantes des risques, mais leur comportement s’inscrit dans une histoire sociale, culturelle et économique où cette consommation a été longtemps encouragée et valorisée. Il y a encore trente ans, les liens entre alcool et violences étaient peu explorés, et l’on peinait à reconnaître l’alcoolisme comme une maladie.

Aujourd’hui encore, beaucoup de stéréotypes persistent, notamment l’idée selon laquelle les personnes dépendantes « ne veulent pas s’en sortir ». Pourtant, l’addiction est rarement un simple problème de volonté, elle est souvent liée à d’autres souffrances : psychologiques, sociales, familiales. Des traumas comme les violences intrafamiliales, l’abandon ou la banalisation de l’alcool au sein du foyer en sont souvent les racines. La dépendance varie selon les individus, et une approche uniforme serait vouée à l’échec.

La prise en charge de l’alcoolisme doit donc être globale et multidimensionnelle, intégrant les volets psychologique, social et médical. Elle demande du temps, des moyens, mais surtout un changement de regard : sortir du jugement pour aller vers la compréhension. Car au fond, l’addiction dit quelque chose de l’état de notre société : plus elle est en souffrance, plus elle pousse les individus à fuir dans les substances.

Propos recueillis par Olivier Ceccaldi

A propos de l'auteur

Olivier Ceccaldi

Photoreporter.

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