stella revolte esclave IA

Anselme | 1885 – 1914

Sans vision d’avenir, ils vont à la dérive,

mais sans appropriation de leur histoire passée,

leur présent est plus que problématique.

Plus ils s’attachent à leurs racines et moins ils porteront de chaînes.

Anselme avait réuni sa famille, les parents, les alliés. Le temps était venu de rallumer la flamme vacillante de l’hommage rendu aux ancêtres. Depuis toujours, les noirs restaient entre eux. Baptisés, mais de leur côté seulement. Religieux, mais séparément. La guerre avec les blancs s’était achevée sans jamais avoir été déclarée. Et dans Mafatte entré dans le 20ème siècle, chacun demeurait de son côté. Quelquefois sur des îlettes voisines. Ou en dehors, isolé. Mais de toute manière pour son compte. Chacun son chacun. Des concentrations de voisinage auraient généré des conflits.

L’espacement des habitations et des habitants diluait les disputes. On continuait donc à regarder, de loin, les familles descendant des marrons, Malgaches, Sakalavas, Bemihimpas, Hovas ou Mozambiques, comme des souches de crétins attardés et nuisibles, réfugiés dans le mutisme et la dissimulation. Et dont les petits blancs n’auraient pas supporté qu’ils s’affirment en quoi que ce soit.

Donc on n’en parlait pas. Et on ne leur parlait guère non plus. Même pire, dans les familles, on interdisait sévèrement aux enfants de discuter avec les Noirs et les Malgaches, quelle que soit leur provenance. En annonçant l’abolition du servage et en dépit de tous les discours émancipateurs et égalitaires, Sarda Garriga n’avait guère modifié les relations entre les races. Ni les superstitions relatives aux menaces pernicieuses que chacune pouvait faire peser sur l’autre. Et les plus

dangereux étaient bien ces descendant des captifs venus de la Grande Île, dont tous redoutaient les pratiques de sorcellerie particulièrement maléfiques.

Tout jeune, le grand-père et le père d’Anselme l’avaient encouragé à consentir en public à être affublé de ces oripeaux d’abruti noir attardé, muet, nuisible et infréquentable. Selon leur expérience, devenu adulte, l’avaient-ils convaincu, il en percevrait bien vite les avantages. Être noir, d’une famille noire dans la colonie, et de plus malgache, ne pouvait se passer de compromis. Ici, à Mafatte, il y avait des îlettes de noirs et des îlettes de blancs. C’était mieux comme ça. La règle, c’était d’avoir un air de nègre stupide, pour être accepté par les blancs, ceux du voisinage comme ceux de l’Administration.

Anselme avait donc fini par devenir adulte ! Depuis un bout de temps. Et rentré chez lui, sous le rempart de la Crête des Orangers, tout en haut de l’îlette à Cordes, Anselme ne ressemblait en rien au Cafre imbécile que les blancs prétentieux accablaient de leur mépris. Lui connaissait maintenant d’où venaient ses ancêtres. Et d’où il venait lui-même. Ousa té y sort lot koté la mer… Il se donnait le droit de manifester ce qu’il savait exister tout au fond de lui : un être réfléchi, intelligent, dégrossi, cultivé, inspiré par les zespri

– Nos ancêtres, proclamait-il devant les siens rassemblés, ont parcouru inlassablement les sommets arides, les ravines et les rivières, là où sont tombés les nôtres, pourchassés par les patrouilles, là où les sépultures cachées tissaient leurs communications avec l’invisible… Les espaces étaient leurs temples, car il n’est pas possible d’honorer les ancêtres sans honorer du même coup le dieu qui les a créés et qui est partout.

« Nous savons que lorsque notre ancêtre Mafatte a été abattu, il n’était pas seul. Riharana était avec lui. Et les autres, ses enfants, ses compagnons. Il était vieux. Il refusait de fuir. Il était le roi. Il était le sage. Il connaissait les ancêtres. Il connaissait les herbages pour faire vivre, pour soigner et pour faire mourir. Il pratiquait le sikidy. Oui, il connaissait tout ce qui en est de la vie et ce qui en est de la mort.

« Mais lui n’a pas vraiment disparu ! Les morts ne le sont véritablement que lorsque les vivants les ont oubliés. Et nous ne l’avons pas oublié. Nous ne l’oublierons jamais. Les pères de nos pères en avaient fait le serment. Ils nous l’avaient transmis ainsi et nous les respectons. Mais nous avions perdu la connaissance des lieux où il se trouvait avec tous les compagnons entassés auprès de lui. Et les pères de nos pères n’ont pas su faire respecter le fady. Des hommes impies sont venus. Ils ont renversé et brûlé les aloalo, les piliers de bois sculpté qui célébraient notre ancêtre. Et ils ont rompu la chaîne de la vie entre nos morts et nos nouveau-nés.

Il le répétait de façon obsessionnelle. Dans sa tête, tout était clair, cohérent, articulé. Mais il lui était bien interdit de l’exposer en public…

« Mais maintenant, Bronchard là, l’a effondré ! Nos ancêtres nous ont écoutés. Les blancs ont tout perdu ! Ils vont s’en aller ! Les ancêtres ont été retrouvés…

•••

– Viens donc par ici, jeune homme !

Etre interpellé directement par le Père Andrieu déclencha un tremblement fiévreux que l’adolescent ne parvenait pas à arrêter. Le Père l’avait repéré entre tous ses paroissiens, lui le petit noir malgache descendant d’esclaves marrons ?… Lui qui cachait son intelligence vive et impétueuse, sous des paupières qu’il baissait en présence de tout étranger. Lui qui se forçait à la discrétion, à la transparence, et à l’insignifiance, pour ne pas être remarqué. Lui qui buvait les paroles du prêtre, et qui s’aplatissait devant la magie de l’eucharistie. Lui à qui Eusèbe, son vié papa, avait intimé l’ordre de demander le sacrement de confirmation et de faire sa première communion, pour que rien ne le distingue des autres, et de se rendre en toutes circonstances humble, négligeable et carrément invisible… Il avait, quelques temps auparavant, aidé le curé à balayer et nettoyer la sacristie et l’église et la kour tout autour.

– Viens donc par ici ! répétait le prêtre.

Agenouillé dans une posture de soumission qui devait, selon lui, bien convenir au Père, Anselme attendait la suite. Restait figé.

– Voilà, jeune Anselme ! Mais, détends-toi mon garçon ! J’ai besoin d’un aide supplémentaire pour s’occuper de mes élevages, faire pâturer les bœufs, traire les vaches, tuer le cochon, préparer le boucané. Je te prends à mon service. Tu tiendras propre en outre tout le domaine de l’Eglise. Tu auras le gîte et le couvert et je paierai ton père pour ta peine.

Le silence soutenu d’Anselme devait l’avoir interloqué.

– Eh bien, tu ne dis rien, jeune homme ? Tu ne me réponds pas, Anselme ? J’en ai parlé avec ton père. Il m’a donné son accord. Et toi ?

– Heu… oui mon Père. Merci mon Père.

Anselme demeurait coi, n’osant guère lever les yeux de peur d’avoir l’air arrogant.

– Eh bien, s’impatienta le saint homme, parle donc !

– Heu… mon Père… je suis votre serviteur mon Père, commandez mon Père, mais… bafouillait le malheureux, mais…

– … mais quoi jeune ahuri ?

– Mon Père, je voudrais bien que… vous m’appreniez… à lire. J’ai vu vos livres dans la sacristie… Et aussi à écrire, acheva-t-il dans un souffle indistinct.

Le curé ne lui voyait plus que la nuque courbée devant lui, crépue. Et pas très propre.

– Notre Seigneur m’ait en sa sainte garde. Un noir qui se mettrait à lire ! On aura tout vu. Que n’aurais-je pas entendu ici- bas. À Saint-Denis, je ne dis pas, mais ici, dans Mafatte… Enfin, à la bonne heure, mon garçon, que voici un jeune homme qui ne veut pas demeurer dans sa condition misérable. J’apprécie fortement le respect, la soumission… et la demande que tu formules si modestement au prêtre que je suis. Je t’aiderai, mais tu sais, je ne tolérerai aucun manquement à la tâche que je t’assigne.

– Ah mon Père. Merci mon Père…

Anselme se souviendrait toujours de cet instant qui transforma son existence. L’abbé Andrieu, autoritaire, ambitieux, vindicatif et machiavélique, avait réussi à se fâcher avec la moitié des rares personnalités importantes de la paroisse perdue et la plupart de ses fournisseurs. Il avait même fait l’objet de contestations persistantes de la part de ses propres confrères. Mais Anselme lui devait tellement de choses que jamais il n’osa joindre publiquement ses critiques à celles des nombreux détracteurs du prêtre, bon apôtre devenu progressivement marchand, épicier, charcutier, éleveur de bœufs et de cochons, de volailles, vendeur de lait, de beurre, de fromage et qui réussit à tenir littéralement le cirque sous sa férule pendant cinq bonnes années.

Entre les travaux agricoles, l’élevage et le nettoyage, Anselme se précipitait sur les livres que le curé l’autorisait à ouvrir avec une prudence calculée. Livres religieux, bien entendu. Anselme se souvenait d’avoir été marqué par la Sainte Bible traduite en français par Antoine-Eugène Genoud, étrangement surnommé l’abbé de Genoude et surtout, en tout premier lieu, par l’Imitation de Jésus-Christ de l’abbé de Lamennais. Il avait rapidement oublié les terribles difficultés de ses débuts, son incapacité à distinguer les voyelles des consonnes et à prononcer la moindre syllabe. Son mentor l’avait aidé, doué d’une autorité à la fois paternelle et terriblement menaçante. Simultanément à son apprentissage de la lecture se développait son esprit critique, les pratiques du curé n’ayant décidément pas l’air de s’inspirer très étroitement des modèles édifiants exposés dans ses lectures dévotes.

Sa découverte majeure fut un ouvrage qui n’avait rien à faire avec la religion et le service de la paroisse, et qui le perturba fortement, le Bourbon pittoresque, écrit par un blanc de La Réunion nommé Eugène Dayot. Un riche curiste l’avait laissé à l’abbé Andrieu en paiement d’un flacon de rhum. Cette histoire romancée précipita Anselme dans un univers d’interrogations et de perplexité. Il en dévora la lecture et en retour cette lecture l’enflamma. Il se prit à rêver d’une sorte de revanche du peuple noir.

Athanase, son grand-père dont la longévité était exceptionnelle, avait appris par expérience personnelle la vigilance nécessaire aux esclaves enfuis. Il voulait surtout oublier cette période où la précarité de la survie le disputait à l’inconfort total de l’existence. Mais sous les assauts de ce jeune homme intrépide, il consentit à lui expliquer ce qu’il s’efforçait lui-même de refouler depuis toujours… Il lui parla du marronnage, que par gain de paix plus personne ne tenait à ressasser. Il lui parla de la répression sanguinaire qu’il avait entraînée. Il évoqua ces années de famine, de peur, cette existence incommode et famélique, dans les cavernes et les tanières qu’Anselme connaissait bien pour y avoir joué enfant avec ses dalons. Elles prenaient maintenant un tout autre aspect. Elles devenaient dans son esprit ces forteresses fragiles et impuissantes, où les feux étaient quasi exclus par crainte d’attirer l’attention des patrouilles en chasse, où on devait manger souvent crues les racines qu’on faisait pousser à proximité, d’où les problèmes de digestion et les dysenteries à répétition…

Ainsi la caverne où ils allaient dormir parfois, au-dessus du sentier vers Roche Plate, avec la petite source et son environnement de songes qui avaient proliféré toutes seules. Anselme imaginait les fuyards, tapis à l’intérieur, qui n’allumaient leur minuscule foyer que la journée, jamais la nuit, où il aurait été trop visible. De là ils pouvaient observer le Bloc et le fond de Mafatte, et surveiller les incursions redoutées des détachements qui rôdaient fréquemment dans les parages. Et toutes les autres cavernes, plus haut, dissimulées dans la falaise du bord du Maïdo où grand-père ne pouvait plus aller, à cause de sa patte folle…

La curiosité du jeune homme s’était éveillée, sans pour autant que son scepticisme se soit atténué. Son maintien, toujours dévoué, timide et respectueux, lui avait permis de gagner la confiance de l’abbé. Lorsque celui-ci descendait à Saint-Denis pour ses affaires et celles de la paroisse, Anselme était aux petits soins pour l’accompagner. Furetant partout alors que son maître était occupé à l’évêché, il approfondissait ses connaissances. On n’avait jamais vu un noir à l’Hôtel de Ville, demander la salle de la Bibliothèque coloniale. Avec une politesse proche de l’obséquiosité, Anselme insistait. Et son obstination finissait par lui ouvrir les portes. Cherchant avec une persévérance d’archiviste, partout et vainement, dans tous les ouvrages offerts à la lecture, souvent depuis des dizaines d’années, il découvrait avec stupéfaction l’inexistence totale des noirs dans l’histoire de la colonie. Seules quelques allusions dédaigneuses. Ce qui s’était passé personnellement pour lui avait été le lot de toute la population noire de Bourbon, qu’on appelait maintenant La Réunion. Etouffée. Etranglée. Formellement libérée de l’esclavage et réellement asservie à un statut inférieur.

Entre rage et désespoir, il finit par dénicher plusieurs fascicules de la Revue des Colonies – Recueil mensuel de la politique, de l’administration, de la justice, de l’instruction et des mœurs coloniales / par une société d’hommes de couleur, dirigée par Cyrille-Charles-Auguste Bissette et que celui-ci avait publiée pendant 8 ans, jusqu’en 1842. La fascination le saisit, devant les thématiques traitées de la vie des colonies et de l’histoire de la traite des noirs, jusqu’à son abolition progressive un peu partout dans le monde.

Parmi les beaux Messieurs de Saint-Denis qui fréquentaient la salle de lecture de la Coloniale, plus d’un lecteur fut interloqué par la présence de ce jeune noir, plongé dans ses opuscules, avec des tressaillements révélant une sensibilité exacerbée. Mais bien sûr, tous estimaient, le regard condescendant, qu’il aurait été mieux à sa place le balai à la main.

Puis Anselme fut passionné par Les Marrons, le roman qu’un des correspondants de M. Bissette, qui s’appelait Louis Timagène Houat, avait fini par publier à La Réunion en 1844. Etrange ouvrage dénonçant l’esclavage. Et auteur plus étrange encore. Un métis, un mulâtre comme il s’appelait lui-même, un révolté, paradoxalement légaliste et pacifiste avec passion.

Anselme vit ce roman comme une sorte de symbole de la lutte pour la réhabilitation du peuple noir. Au travers des histoires de quatre nègres marrons, soumis aux atrocités, d’une violence inimaginable, infligées par les maîtres blancs, il découvrit l’histoire d’amour d’un jeune esclave épris de la fille orpheline de son patron décédé, avec laquelle il avait décidé de fuir dans les Hauts.

Sensible, troublé, les larmes pleins les yeux, il tira de ses multiples découvertes ses conclusions personnelles. Lorsque l’abbé Andrieu fut déplacé à la Possession pour être remplacé par l’abbé Marius Martin, Anselme estima que son éducation sous la direction des curés était achevée. On était en 1889.

Désormais, il voulait savoir et apprendre par lui-même. Il revint souvent à Eugène Dayot, à Louis Timagène Houat et à la Revue des colonies ! Il frémissait aux accents bucoliques du poème que Houat, accusé dans une grave affaire qui devait le conduire à l’exil, avait dédié à un ami secret :

Gloire… car ces mornes stériles Où les torrens ont leurs berceaux Ces bois, ces rochers, ces coteaux T’ont vu, sur des rives serviles, Naître et pleurer ainsi que moi, Quand sous l’injure de la loi Qui fit notre naissance amie, Notre étoile semblait ternie…

Aussi quand tes mâles accens Brûlèrent sur ta lèvre un pur et digne encens, Je crus entendre encor l’auguste voix d’un ange Me crier dans les airs : « Jette à tes pieds la fange Qui salissait ton front; grandis et reconnais Les vérités de Lamennais… »

De ce climat de poésie Toi qui surgis au beau soleil,

Je te salue à ton réveil. Comme au matin dans la prairie Effleuré des rayons naissans Qui sur lui tombent caressans, L’oiseau dans sa douce prière, S’anime et bénit la lumière.

Il vibrait à la lecture du roman inachevé du marronnage de Dayot, un blanc malade, dont la description des fugitifs n’était pas dépourvue de sensibilité. Comment un blanc avait-il pu s’exprimer avec autant d’humanité à propos des noirs ? À côté de la revue de Bissette, la fiction romanesque devint sa source d’information la plus éclairante sur ce qui était arrivé à sa race. Elle fortifia sa résolution de restituer à ses congénères cette dignité qui leur avait presque entièrement échappé.

Son cœur palpitait, tandis qu’il se répétait inlassablement l’hymne du dernier chapitre de Bourbon pittoresque :

– Quand le blanc s’avance dans la forêt comme un tigre qui cherche sa proie, les chefs des hommes noirs doivent se concerter pour arrêter dans leur course ces hommes au visage blême !

– Le blanc est pâle comme les hyangs de nos nuits
- Comme ces esprits du mal, il erre dans les grands bois
- C’est la mort qui le précède et l’esclave qui le suit
- La guerre ! La guerre alors !
- L’oiseau est libre à travers l’espace
- Le noir est libre au fond de sa montagne
- Pourquoi le blanc veut-il le faire esclave ?
- Pourquoi le marque-t-il à l’épaule avec des fers brûlants ? Que la mort soit bravée ! Que la mort soit pour lui ! La liberté pour nous ! Malheur … malheur aux Blancs ! Malheur à tous les Blancs !

Anselme commençait à comprendre que le plus grand triomphe du marchand d’esclaves, c’est quand les Noirs ont perdu le contact avec leur propre culture et leur identité, et que désespérément, ils cherchent à transcender leur condition d’opprimés en tant qu’ « autres » en tentant de devenir quelque chose ou quelqu’un qu’on ne leur a jamais permis de devenir.

Il décida en fin de compte de s’en remettre aux gramoune de Mafatte. Ce qui n’avait pas été écrit dans les livres des blancs pouvait, espérait-il, avoir été conservé dans la mémoire vivante des noirs. Ce qui n’avait pas été transcrit et fixé sur le papier par les dominants, pouvait peut-être avoir été préservé dans les réminiscences des dominés. Pour être perpétué… Mais pour les gramoune arc-boutés sur leur passé, il était hors de question d’en parler à la légère. Comment transposer cette mémoire, tapie sur les franges de toute histoire connue ? Comment la transmettre ? Et à qui ? S’y hasarder, c’était prendre le risque de mettre à jour le savoir de tout le groupe. C’était mettre en péril les dernières traces de ce pouvoir enfoui… Anselme insista. Longuement. Il tourmenta le père de son père. Et celui-ci parvint à vaincre les réticences de ses tout vieux dalons.

Ils prirent alors tout leur temps. Ils lui confièrent ce que leur avaient raconté leurs propres grands-pères et qu’ils avaient, parfois, eux-mêmes traversé : les meurtres et les persécutions des détachements de la milice bourgeoise, les légendes des marrons, celles qu’il avait lu dans le roman d’Eugène Dayot, avec les héros dont il retint surtout le nom de Mafatte. Ils lui racontèrent la pierre taillée sur le Plateau de la Réserve d’Aurère et l’itinéraire jusqu’à la caverne de la Marianne, le massacre de l’îlette à Malheur. Ils évoquèrent ce très vieux et inaccessible souvenir d’une conjuration des noirs pour chasser les blancs et de l’invocation de la puissance des ancêtres pour obtenir leur concours dans cette périlleuse entreprise. Ils le conduisirent dans les recoins du cimetière de Roche Plate et lui désignèrent les tombes et les emplacements sacrés. Ils lui parlèrent de ce tombeau des ancêtres dont les bains installés par les autorités de la commune avaient fait perdre la trace. Mais ils s’empressèrent en même temps de le dissuader de se rebeller contre le pouvoir, que ce fût celui de la religion ou celui de la colonie. Il risquait tout bonnement d’être maudit par le Père et chassé de chez lui par les forestiers. De ces récits confus et morcelés, il retint que le monde étaient plein de vié moun qui avaient soufferts et ne souhaitaient plus que la paix, celle qui devait désormais accompagner leurs derniers jours. Il en déduisit également qu’à défaut de s’en remettre au Dieu de l’Eglise, il pouvait toujours, comme eux en secret, invoquer les esprits des ancêtres.

Il consacra désormais son existence à une quête que personne n’approuvait. Il ne rencontra que dérobades, ignorance, mépris, indifférence et lâcheté. Il supplia les ancêtres de détruire l’œuvre des blancs riches et prétentieux. De les chasser du cirque… 30 ans d’invocations et de prières sans le moindre résultat.

Sauf… sauf que : « Bronchard là, l’a effondré ! Nos ancêtres nous ont écoutés. Les blancs ont tout perdu ! Ils vont s’en aller ! Les ancêtres ont été retrouvés…

La compétition religieuse n’était pas achevée. Certes, l’Eglise estimait avoir vaincu les cultes païens. Mais les ancêtres résistaient en secret. Les paroissiens croyaient que la malédiction du curé avait déclenché l’éboulement de la montagne et la disparition de l’îlette. Anselme savait, lui, que la puissance des esprits des ancêtres était la clé de l’événement. Eux seuls avaient été capables d’exercer sur le curé leur influence prépondérante, redoutable. Le curé n’en saurait jamais rien, stupéfait qu’il devait être lui-même de la réalisation de sa prédiction. Les paroissiens non plus, abrutis par leurs superstitions de catholiques serviles et crédules.

Aucun doute ne pouvait subsister : la découverte de l’ossuaire charrié par les débordements de la rivière illustrait le pouvoir des ancêtres. Et leur retour. Ensevelis à nouveau selon des rituels disloqués par l’oubli, ou ramenés avec crainte dans les cases de leurs descendants, amarrés entre eux pour les cérémonies et les danses, déposés en des recoins dérobés, leurs ossements allaient permettre de rétablir l’ordre des choses et de reconstituer la chaîne de la vie entre les morts et les nouveau-nés. Du moins, il l’espérait…

Arnold Jaccoud

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A propos de l'auteur

Arnold Jaccoud

Reporter citoyen. « J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.

J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.

Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».

Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII) »
Arnold Jaccoud

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