EXPOSITION A HANGART (SAINT-PIERRE)
Artiste autodidacte, animateur socio-culturel et par ailleurs homme politique, Tony Manglou est connu pour s’être considérablement impliqué dans le développement de l’artisanat et la protection des arts et traditions populaires à La Réunion depuis la fin des années 1960.
Après avoir participé en 1979 aux côtés de Jean-François Sam-Long à l’édition d’un premier ouvrage sur la peinture réunionnaise intitulé « Peintres de l’Ile de la Réunion », Tony Manglou contribue à la création de l’UDAR (Union des Artistes de la Réunion), dont il fut président jusqu’en 1986. Issu d’une famille ouverte aux choses de l’art, Tony Manglou s’intéresse très tôt à la peinture et à la musique. Depuis 1969, il expose régulièrement dans l’Océan Indien, en France et au Japon, et ses œuvres figurent dans les collections publiques de l’île (FRAC et Artothèque notamment). L’exposition qui se tient actuellement à la Galerie Hangart à Saint-Pierre présente un aspect peu connu de sa création : la photographie, nourrie par une fascination pour les oiseaux et leur manière d’habiter. La scénographie imaginée par Kako propose un temps suspendu aux côté de l’artiste dans son jardin, au milieu des béliers, cardinals et autres merles de Maurice…
Plongée biographique dans un jardin d’œuvres
L’Entre-Deux, par une belle après-midi du mois de mai. Na pwin persone ? Le baro lé ouvèr… Tony et Dominique viennent à ma rencontre et m’accueillent chaleureusement dans leur kaz-jardin. Sur la terrasse, d’emblée, peintures et sculptures aimantent le regard. Tony les présente une à une, les raconte, déroulant d’œuvre en oeuvre, à travers les pièces de la maison, un fil qui ne tarit pas.
Et nous commençons un voyage dans l’Histoire et les histoires : la sienne, celle des artistes qu’il a rencontrés, avec lesquels il a exposé, se mêlant à l’histoire de l’île, la petite et la grande. Il y en a partout. Un musée personnel et familial accueillant du sol au plafond d’étonnantes propositions, des petits trésors sauvés de l’oubli, collectés tout au long de la vie, des coups de cœurs et des ravissements, des présents d’artistes d’ici et d’ailleurs, connus, inconnus ou tombés dans l’oubli. Des œuvres de Michel Delprète, Gilbert Clain, Ann-Marie Valencia, Gabrielle Manglou (dont d’émouvantes créations de prime jeunesse), Stéphane Kenklé… certaines sans auteur, et tant d’autres mêlant les styles et les époques et ouvrant portes et fenêtres sur l’univers de Tony Manglou. Nous sommes déjà dans un jardin touffu, où lianent formes et couleurs avec les souvenirs contés et racontés, cristallisés dans une polyphonie visuelle. Les œuvres à l’œuvre tissent ensemble, à travers les couches du temps, un riche palimpseste où s’entremêlent des récits, ceux d’aujourd’hui et ceux « d’une époque que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître ». C’est une plongée biographique en quelque sorte, qui nous emmène dans ses premières expositions à la MJC1 de Saint-Benoît en 1969, au CRAC2 en 1983, puis au Musée Léon Dierx en 1984 et les innombrables expositions de l’UDAR3, dont il fut le fondateur puis le président pendant de nombreuses années. Sur les murs de la maison se perpétuent des dialogues et les rencontres de styles, d’écoles différentes, le lien devient aussi le lieu où l’art agit…
Accrochent l’œil quelques dessins d’oiseau à la plume et à l’encre de chine, d’une finesse remarquable, dont un spécimen a été reproduit dans le premier livre sur l’art à La Réunion4, et dont la composition convoque presque systématiquement des cercles au second plan, vocabulaire que l’on retrouve dans certaines de ses photographies actuelles ; D’autres propositions sont plus abstraites, en aquarelle et collage qui caractérisent une large partie de sa production : on en trouve des exemples au sein des collections de l’Artothèque et du FRAC-Réunion. Ce sont des oeuvres qui déploient une poésie de l’usure et de la patine, à travers des couches successives de divers papiers pigmentés et poncés, lavés, re-poncés, provoquant transparences et superpositions, à l’image des palimpsestes. Révélant sous un jour nouveau des objets délaissés ou vieillis, rouillés ou ternis, Tony Manglou fabrique des images fragmentaires de métaux, de minéraux, d’architectures, de végétaux qu’il transfigure par des gestes ritualisés sur la matière et par la grâce de ses couleurs délavées. Il fabrique du temps qui passe, ou qui s’arrête, suspendu. Au départ très inspiré par Michel Delprete, qu’il a rencontré au début des années 80, son travail a peu à peu évolué vers une approche plus personnelle, explorant le mélange des terres et des gouaches, des aquarelles et des feuilles d’or et d’argent, des papiers de riz ou des écorces battues. L’illustration tient une place importante dans son parcours : dessins d’architecture, dessins naturalistes pour de multiples éditions réunionnaises. Des photographies également, des reportages de voyage aux portraits intimistes d’artistes qui sont devenus des amis. Henri Madoré fut de ceux-là. Il l’a longtemps côtoyé au foyer de Joinville, et lorsque le musicien a cassé sa guitare dans un accident de vélomoteur, Tony Manglou lui a offert une des siennes, une guitare folk.
« Chacun a sa place et il y a de la place pour chacun »5
La visite de la maison se poursuit au grand soleil, sous les pié de ravinsar, bilinbi, zavoka, et toutes sortes d’essences qui peuplent les jardins créoles. De la même manière que pour les peintures et les dessins, Tony et Dominique racontent le pié de tangor qui charge tous les ans, mais qui cette année ne donnera pas grand-chose, les lotus du bassin qui fleurissent si haut qu’il faudrait monter sur le toit pour en admirer les fleurs, la famille de tangues6 qui s’est installée sous le pié de citron galé et semble être heureuse là, et puis les fourmis rouges redoutables. « Chacun a sa place et il y a de la place pour chacun ». Le long du sentier qui sinue dans le petit jardin, de grandes touffes de fatak7 sont précieusement épargnées par la tondeuse pour garantir de la nourriture aux oiseaux. « Les gens disent que c’est de la mauvaise herbe, que c’est vilain, mais à chaque fois que tu coupes une touffe de fatak, tu détruis le garde-manger de 3 ou 4 colonies d’oiseaux… Béliers, Merles de Maurice, Cardinals… »8.
Certains arbres sont des abris pour les larves de papillons Monarques, dont Tony suit avec une grande patience la lente évolution jusqu’à l’envol. Pareil pour les très diverses coccinelles et mantes religieuses : l’artiste les observe, suspendu pendant des heures et des heures à leur rythme et à leur diapason. Il change de temporalité et d’échelle. Il ralentit. Il devient l’un des leurs.
Il comprend les circuits que dessinent les oiseaux qui, lorsqu’il pleut, vont semer les graines à tel ou tel endroit, se créant un parcours de nourriture. « Ils vont là où ils ont décidé » dit-il, conscient qu’il assiste, face à leurs allées et venues, à une forme supérieure d’intelligence, une manière très intuitive d’occuper et de construire un espace de vie. « A noter, ajoute-il, que les cerveaux d’oiseaux possèdent plus de neurones que ceux des mammifères ». Pour réussir à les photographier, il est muni d’un appareil à vitesse d’obturation à 4 millièmes de secondes, de patience infinie et d’immobilité. Il met en place des rituels également, installant tous les mois une coupelle remplie de graines sur la table en extérieur, un perchoir de fortune (une branche, un jouet en plastique, un râteau…), et compose un fond d’image avec divers motifs colorés ou dorés. « Je ne cours pas après les oiseaux dit-il, car ils vont trop vite. Je m’habille toujours de la même manière, avec les mêmes couleurs, et je mets des graines à leur disposition, c’est ce qui les intéresse. Ce sont les mêmes oiseaux qui reviennent à chaque fois, à force je finis par les connaître… ». Ce qui lui importe, c’est de regarder comment les oiseaux fonctionnent, comment ils nourrissent les petits, ce qu’ils mangent, comment ils se comportent. « Ils sont omnivores, et à l’éclosion des petits je les vois venir récupérer des chenilles pour que les petits aient des protéines… Ce sont, dit-il, des petits tyrannosaures, très intelligents, avec un langage élaboré ». Il refuse de leur plaquer un comportement anthropomorphique : « on les regarde comme si c’était un spectacle et comme s’ils chantaient. Non ils ne chantent pas, ils ont un vocabulaire, un comportement qui leur permettent de communiquer entre eux, avec ceux de la même espèce et ceux des espères différentes. Lorsqu’il y a une papangue ou un chat dans les parages ils sonnent l’alerte. Et là tout le monde se réfugie dans l’arbre là bas »…
Il repère et déniche des mini-chaînes alimentaires dans son jardin mais aussi sur les clôtures à l’entour, comme les pié de margoz semés par les merles de Maurice, qui abritent des colonies d’insectes qui à leur tour attirent des flopées d’oiseaux… Jusqu’à ce qu’un éradiqueur de mondes, muni d’une débroussailleuse pétaradante, vienne ratiboiser les bords de route et anéantir les viviers qui s’y cachaient. « C’est toute cette chaîne alimentaire que l’on ne respecte plus. Sans compter les pesticides : si tu tues les poux, il n’y a plus de poux pour les insectes et plus d’insectes pour les oiseaux. Tu détruis toute la chaîne ».
« Les oiseaux, comme les Hommes, ont besoin de sortir d’eux-mêmes »9
Les yeux rivés sur le micro-cosmos de son jardin, et très attentif aux architectures animales et à leur occupation de l’espace, Tony Manglou pense le monde en aménageur et pose quelques constats politiques, au sens large du terme, sur la manière dont les hommes habitent leur territoire. « Dans les banlieues, tu construis des cubes et tu mets des hommes dedans, tout est carré, les sentiers sont linéaires et bétonnés. Tu mets les gens dans des cadres, des blocs, tu les enfermes comme des oiseaux et ils vont se bagarrer entre eux… tu traces des lignes droites en béton : les gens vont marcher à côté et prendre la tangeante. La manière dont tu fabriques les territoires va influer sur le fonctionnement, le relationnel entre les gens… Dans mon petit jardin qui est assez grand pour m’occuper, il y a de tout, et il n’y en a pas un pour dominer l’autre ».
Comme Vinciane Despret, il considère que les animaux ont leur propre pouvoir d’agir, qu’ils ne sont pas seulement investis des histoires qu’on raconte à leur sujet, mais qu’ils sont une vraie puissance agissante. Et qu’il y a des façons de partager l’espace de vie, chez les oiseaux, qui n’est pas seulement affaire de conquête mais aussi une manière de vivre ensemble, de faire lien, de créer de la rencontre. Car si le territoire c’est la mise à distance qui permet d’avoir un point central à partir duquel parader, chanter, se montrer, protéger ses petits, trouver de la nourriture facilement (avec comme conséquences d’engendrer la création de conflits suite aux transgressions des frontières notamment), les ornithologues ont constaté que les oiseaux se rassemblent tout de même très près les uns des autres. Les territoires sont collés les uns contre les autres. Aussi, les périphéries ne sont pas seulement des lieux d’affrontement, mais aussi des endroits où se nouent des liens, où on s’active et où on se montre. Vinciane Despret conçoit cette intelligence sociale comme un outil, une « technologie du vivre ensemble » et voit le territoire aussi et surtout comme « une façon de se créer des voisins ». « Les oiseaux, dit-elle, comme les Homme ont besoin de sortir d’eux-mêmes ».
Les portraits photographiques que réalise Tony Manglou, prennent à la lumière de ces réflexions et de l’ensemble de sa démarche d’artiste et de jardinier, une dimension toute métaphorique. Ce sont des portraits d’oiseaux faits par un autre oiseau en quelque sorte, sur une frontière ténue conçue comme générative de liens, de soin, d’attention curieuse et bienveillante, et d’étonnement réciproque. « L’être se crée en créant son milieu »10 écrit Augustin Berque. Et si Tony Manglou façonne son espace de vie en fonction de ses besoins, il est façonné en retour par son espace de vie, dans une nécessaire interdépendance, une symbiose si consciente d’elle-même, qu’on ne sait plus au final, qui, de l’oiseau ou de l’artiste, fait le portrait de l’autre.
Patricia de Bollivier
« Attentre… Entre-Deux oiseaux », Galerie Hang’art à Saint-Pierre, commissariat : Kako. Jusqu’au 28/07/2024.
https://www.facebook.com/hangart.hangart
[1] Maison des jeunes et de la culture
[2] Centre Réunionnais d’Action Culturelle, 1965-1982.
[3] Union des Artistes de la Réunion, association loi 1901 créée en 1980.
[4] Les peintres de l’île de la Réunion, Jean-François Sam-Long, UDIR, coll. Anchaing, 1979.
[5] Tony Manglou, entretien, L’Entre-Deux, le 14 mai 2024.
[6] Le Tangue, Tenrec ecaudatus est une espèce de petits mammifères de la famille des Tenrecidae, insectivore, à l’apparence d’un hérisson commun bien qu’il en soit très éloigné.
[7] nom botanique : Arundo Donax.
[8] Tony Manglou, entretien, id.
[9] Vinciane Despret, « Habiter en oiseau », Paris, Acte Sud, Mondes Sauvages, 2019.
[10] Augustin Berque, « Entendre la Terre. À l’écoute des milieux humains », Paris, éd. Le Pommier, 2022.