Pour cette enquête, nous avons rencontré une douzaine d’agents actuels ou d’anciens agents qui ont travaillé aux TAAF, les Terres australes et antarctiques françaises, dont le siège est situé à Saint-Pierre. Ils sont volontaires service civique, contractuels, chef de district, chef de service, contrôleurs de pêche… Ils racontent le management vertical qui joue notamment sur la peur des agents de ne pas voir leur contrat renouvelé. Ils décrivent le fonctionnement de ce petit Etat dans l’Etat où la préfète a tout pouvoir.
“Tout le monde rêve de travailler sur les terres australes et antarctiques françaises.” Les manchots royaux de Crozet, Kerguelen, Amsterdam, les tortues qui rejoignent la mer après la ponte à Tromelin au moment du coucher de soleil… Pas de doute, ces images font rêver, tout comme l’aspiration de l’aventure d’y demeurer seul, ou presque, pour quelques mois, en mission. On ne fait ça qu’une fois dans une vie.
“Ils savent que ça fait rêver, quand ils lancent une offre d’emploi, ils ont 200 réponses, alors ça leur suffit”, témoigne un ancien contractuel.
“La mission, c’était vraiment bien, intéressant, tout ça”, reconnait un autre ancien contractuel, parti au bout de deux ans. “C’est le reste qui a merdé.”
Bien sur, habiter à huis clos sur une île déserte au bout du monde peut aussi s’avérer un calvaire comme c’est arrivé à Anouk, volontaire service civique, déplacée après avoir été harcelée sexuellement sur place, que nous avions rencontrée il y a deux ans déjà.
Loyal ou déloyal ?
Pour cette nouvelle enquête, j’ai eu l’occasion d’interviewer une douzaine d’anciens ou actuels salariés des TAAF. Les témoignages sont tous très concordants, avec des complémentarités en fonction des services. Tous ont désiré conserver l’anonymat. “Les gens ont peur de ne pas être renouvelé, ou d’avoir des représailles”, rapporte un agent toujours en poste. “Pour ma part, je n’ai pas envie d’être accusé de déloyauté”. “La conséquence est une forme d’omerta, ça arrange bien l’administration”, constate Pascal Benoliel du syndicat SNUIPP / FSU Intérieur que nous avons rencontré la semaine passée.
Les personnes interrogées s’accordent sur de nombreux points. Il y a un constat notamment qui franchit les lèvres des participants quasiment dans les mêmes termes : “Aux TAAF, c’est un management des années 60.”
Ils décrivent un fonctionnement managérial pyramidal et autoritaire. “On appelle les TAAF la République bananière des TAAF”, s’exclame un ancien agent. Un autre développe. “C’est systémique : le préfet est un peu en roue libre, il fait ce qu’il veut sans cadre. Si c’est un bon préfet, il n’y a pas de gros problème, mais s’il travaille en copinage, s’il n’aime pas quelqu’un, la personne va en baver. A l’inverse, quelqu’un qui s’entend bien avec la préfète va avoir des avantages, des missions intéressantes pour les agents de son service.”
Le préfet des TAAF décide de tout
La spécificité des TAAF, à cheval entre plusieurs statuts, celui de Préfecture et de collectivité territoriale, avec des différences de règlementations entre le siège et les districts, entraîne une complexité juridique qui s’ajoute au flou managérial global.
Les services fonctionnent en silo, c’est-à-dire indépendamment les uns des autres. Ils rédigent des notes à tout va pour remonter l’information des directeurs à la préfète. C’est elle qui décide de tout, y compris du sort des agents, il n’existe aucune instance de contrôle externe. “Elle a très peu d’opposition au niveau de la direction, il ne faudrait surtout pas contrarier la préfète”, souligne un ancien chef de service. “En réunion, il fallait lui demander l’autorisation de parler”, se souvient un.e autre. “On a vraiment un sentiment de noblesse auprès du roi. J’ai l’impression d’être dans une autre époque de l’histoire, il y a un côté monarchique. Tout le monde dit oui et après ils se tirent dans les pattes entre eux.”
Une situation parfois ubuesque qui impacte le bon fonctionnement des services. Un agent raconte comment pendant des mois il n’a pas eu accès à des dossiers parce que les chefs de service se faisaient la guerre entre eux.
Equipes compétentes rapidement usées
“On remarque un sentiment d’empêchement de faire son travail dans tous les services”, note également un.e responsable qui témoigne pourtant du “potentiel” des équipes. “Il y a un niveau de compétence élevé aux TAAF, les gens viennent parce qu’ils ont envie d’y travailler. A coté de ça, il y a une capacité a démotiver les gens, je trouve ça dommage. On retrouve les agents usés très rapidement et ce n’est pas normal.”
“Madame la Préfète veut quelque chose, tout le monde doit agir. Moi mon boulot, ce n’est pas de chercher à ne pas déplaire à la préfète, c’est d’aller dans l’intérêt de la collectivité, des districts. »
“C’est un management par la peur, et il y a des agents en souffrance”, lâche l’ancien chef de service.
“Aux TAAF, tu obéis ou tu te tais”, raconte un ancien contractuel du siège, basé à Saint-Pierre. “Quand je posais des questions pour comprendre, j’avais porte close”, témoigne un autre. Pour ceux qui ont tenté, par conscience professionnelle et volonté de bien faire, d’améliorer le fonctionnement de leur service ou de faire remonter les dysfonctionnements, les retours ont été plus cinglants. Ils ont vite compris que ce n’est pas ce qu’on attendait d’eux et se sont fait remettre à leur place sèchement, voire ils n’ont tout simplement pas été renouvelés.
« Un côté monarchique »
“Sur l’année 2023, une trentaine de personnes ont quitté l’administration tous services confondus », indique un ancien salarié qui raconte avoir subi du harcèlement. « A l’heure actuelle, des agents attendent le départ à la retraite de la préfète en espérant un avenir meilleur », insiste de son côté un contractuel en poste.
“La préfète n’a confiance en personne et ça a un impact sur le fonctionnement de l’administration”, rapporte un.e autre salarié.e. Un exemple flagrant est tiré de l’actualité. Avec l’incendie sur l’île d’Amsterdam, l’évacuation du personnel a été décidée. Une mission à bord du Floréal a quitté La Réunion avec des pompiers, des militaires, un médecin et la cheffe de district afin de déterminer avec davantage de précisions les conditions de l’incendie. Pour éviter toute “fuite” et maîtriser totalement la communication autour de cet événement, la préfète a décidé de fermer l’accès à internet pour l’équipe hormis pour la cheffe de district.


Dans ce contexte général, la marge d’initiative est fine et l’infantilisation des agents décourageante. De nombreux contractuels arrêtent au bout de deux ou trois ans et sont remplacés par de nouveaux arrivants, souvent venus de l’Hexagone. “En raison de leur statut, les TAAF ne font pas de CDI, ils enchaînent donc les CDD.” “Ils font appel à beaucoup de services civiques sur des missions qui devraient être assurées par des contractuels”, souligne un.e agent.e du siège désabusé.e.
Impressionnant turnover des contractuels
“Il y a un impressionnant turnover”, reprend un ancien contractuel. “Ca ne permet pas de maintenir une continuité de service, ce qui pourtant devrait être le cas dans une structure comme les TAAF.” Des projets sur plusieurs années sont interrompus en plein milieu car le poste n’est pas reconduit, ou parce que le préfet a changé, causant des pertes d’argent public énormes. De nouveaux outils, de nouvelles structurations sont abandonnés faute de chevauchement des contractuels, le nouveau venu n’étant pas formé par l’ancien.
Une grande partie des personnes interviewées rapportent qu’au début de l’année 2023, des contractuels qui avaient bénéficié peu de temps auparavant d’un plan d’augmentation, ont été poussé à signer un avenant afin de ramener leur salaire au niveau antérieur. Elles affirment avoir ressenti une pression.
En décembre 2023, une vingtaine d’agents adresse un courrier aux membres du Conseil consultatif des TAAF, ainsi qu’au ministère de l’Intérieur, le ministère de tutelle. En effet, l’administration est “réfractaire à tout dialogue sur le sujet”, comme l’affirme les signataires, et l’absence de représentation syndicale ne permet pas de remonter les problèmes en externe.
Parmi les signataires, la plupart ont déjà quitté les TAAF, les autres sont sur le départ. Un agent exprime son ressenti : “La préfète a vécu ce courrier comme un affront, on s’opposait à son autorité.” A la suite de ce courrier, étonnamment, les contrats de proches de signataires – qui n’ont eux-mêmes pas signé – ne sont pas reconduits. Un audit interne est sollicité par la préfète mais le résultat n’est pas suffisant pour les équipes.
Communication des TAAF sous contrôle
Suite au courrier, à l’affaire de harcèlement sexuel à Amsterdam et aux différentes tentatives internes pour faire évoluer les choses, la préfète a relancé la mise en place d’une instance de dialogue interne.
Parmi leurs premières réunions, les membres ont été chargés de travailler à établir un règlement intérieur. Mais aussi de réfléchir à la formation des managers. Ce dernier point avait été remonté par les agents : “Les managers ne sont pas formés aux TAAF, la manière dont ils gèrent leur équipe n’est pas considérée comme une compétence”, souligne un ancien agent interviewé.
“C’est bien qu’ils aient fait cette instance de dialogue, je ne suis pas contre. Mais ça n’a absolument aucune valeur juridique et ça ne peut pas se substituer à une représentation syndicale”, s’exclame le syndicaliste Pascal Benoliel.
“J’ai fait partie de cette instance de discussion”, témoigne un agent. “Ca n’a aucun intérêt. “On parle de sujets sur lesquels il y a consensus et les sujets polémiques sont balayés d’un revers de la main : le statut des volontaires service civique, la suppression de postes, les salaires…” En novembre dernier, une procédure sur les conditions pour partir en opération sur les îles est présentée à l’instance de discussion qui émet des réserves, soulève des oppositions. “Ca a été validé quand même, cette instance n’a aucun poids sur la préfète.”
Sollicitée pour s’exprimer, la Préfète, par la voix de son cabinet, nous a répondu qu’elle ne souhaitait “faire aucun commentaire”.
Jéromine Santo-Gammaire
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