[Inégalités] À Mayotte, la misère pour les uns, la sur-rémunération pour les autres

Mayotte-Mamoudzou

CONSÉQUENCES CONTEMPORAINES DU « SUPPLÉMENT COLONIAL » (1/4)

Dans le département de l’océan Indien, le Smic et les minima sociaux sont inférieurs à ceux de la métropole. Les fonctionnaires, au contraire, y touchent un salaire augmenté de 43 %. Premier épisode de notre série sur la sur-rémunération des employés de l’État dans les outre-mer. Cette enquête a été publiée chez nos amis de Mediapart.

À l’époque où les outre-mer étaient des colonies, le traitement des agents de l’État était augmenté d’une part substantielle, afin de rendre ces territoires attractifs et d’y assurer une présence étatique : c’était le « supplément colonial ». Pourquoi, aujourd’hui encore, les fonctionnaires travaillant dans l’un des douze territoires français ultramarins sont-ils payés jusqu’à deux fois plus que leurs collègues de métropole ?

Surtout, quelles conséquences cette différence de traitement entraîne-t-elle sur l’économie et le tissu social ?

Dès la départementalisation de certains de ces territoires, en 1946, cette part du traitement des fonctionnaires a été inscrite dans les nouveaux statuts. Elle figure encore aujourd’hui sur les feuilles de paye. L’indice de multiplication des salaires (on dit désormais qu’ils sont « indexés ») s’échelonne de 0,43 à Mayotte à 2,08 à Wallis et Futuna. Dans le même temps, la part des personnes vivant sous le seuil de pauvreté est deux à dix fois plus élevée que dans l’Hexagone.

Vie chère, indices d’inégalités les plus élevés de France, ségrégations sociales, spatiales et raciales : notre journaliste a fait le tour du monde pour raconter les conséquences contemporaines du « supplément colonial ».

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Chirongui (Mayotte).– Au sud de l’île de Mayotte, une cinquantaine de personnes scrutent le sol marécageux de la mangrove, courbées, avançant en ligne entre les palétuviers. Objectif de la journée pour ces salarié·es du chantier de réinsertion de l’association Nayma : retirer un maximum de déchets de cette partie du littoral, non loin du village de Chirongui.

Entre les racines, les feuilles mortes et l’océan Indien qui s’infiltre dans la forêt, retirer des machines à laver, des sacs plastiques, des câbles, des bouteilles de soda et des objets indéfinissables est un travail pénible. Munie de gants et d’un sac plastique, Moshtoiri a une quarantaine d’années. Cette allocataire du revenu de solidarité active (RSA), mère d’un enfant, vient de la commune de Bandrélé et se dit « contente d’être là », malgré la chaleur et la pénibilité.

Pour elle, « c’est un travail officiel, c’est mieux que de travailler dans l’économie informelle parce qu’on peut le déclarer aux impôts ». Moshtoiri gagne à peu près 900 euros par mois et se dit satisfaite de son sort. Elle parle un peu comme d’un rêve, une fois que sa formation sera terminée et qu’elle sera qualifiée, de la perspective de « gagner, un jour, 1 500 euros par mois ».

Moshtoiri, soutien de famille mahoraise, essaye de rejoindre les circuits de l’économie formelle et légale.

Si elle y parvient sans devenir fonctionnaire, Moshtoiri sera une exception notable. « Ici, le revenu médian, c’est-à-dire le niveau de salaire sous lequel la moitié de la population se maintient tandis que l’autre moitié gagne davantage, est de 260 euros. C’est six fois moins qu’en métropole, révèle Bertrand Aumand, chef du service régional de l’Insee à Mayotte. 77 % de la population de l’archipel vit sous le seuil de pauvreté national, 1 010 euros par mois. »

Il existe aussi, poursuit-il, un seuil de pauvreté local, fixé comme au niveau national à 60 % du revenu médian : « 42 % de la population vit sous ce seuil de pauvreté local. » Dit autrement : 42 % des 300 000 habitant·es du département survivent avec moins de 156 euros par mois.

Dans la quatrième île de l’archipel des Comores, au nord de Madagascar, la pauvreté est institutionnelle. « Les minima sociaux sont très bas ici, déplore Moussa Mandhira, coordinatrice des contrats d’insertion à l’association Nayma. Le RSA est divisé par deux par rapport à la métropole. L’aide au retour à l’emploi est aussi plus basse que dans l’Hexagone : elle a d’ailleurs un nom différent, “aide au retour à l’emploi à Mayotte”. Tous les dispositifs d’accompagnement sociaux sont spécifiques à Mayotte et ils sont d’un niveau très inférieur à celui de la métropole. »

Le salaire minimum « prend en compte la situation économique locale », selon les termes euphémisants de l’Urssaf ; il est aussi inférieur de 25 % à ce qu’il est sur le reste du territoire national.

Il est cependant une catégorie qui échappe à la pauvreté : les fonctionnaires « sur-rémunérés », dont le salaire est augmenté de 43 % par rapport au traitement hexagonal. Sur leur fiche de paie, en plus de l’index multiplicateur, on découvre des primes d’expatriation, ainsi qu’une « indemnité de loyer ».

« S’il y a cette sur-rémunération, c’est qu’il y a une situation particulière, défend Bruno Dezile, professeur de génie industriel à Chirongui et secrétaire général de la CGT Éducation Mayotte. Cette sur-rémunération a pour but de maintenir le niveau de vie des fonctionnaires : c’est comme si mon salaire était indexé sur la vie chère. »

Problème : la « sur-rémunération » des fonctionnaires dans l’outre-mer n’a jamais eu pour but de pallier la vie chère. Il s’agit d’une mesure d’attractivité pure. « Comment attirer des fonctionnaires dans l’outre-mer ?, s’interroge Sylvain Mary, professeur agrégé d’histoire à Sciences Po, dans son livre Décoloniser les Antilles. Une histoire de l’État post-colonial (1946-1982) (Sorbonne Université Presses, 2021).

En 1947, au moment de la départementalisation de la Guadeloupe, de La Réunion et de la Guyane, « pour pallier le manque d’attractivité, le recours à des incitations financières, sous forme d’indemnité, apparaît comme une solution adaptée en remplacement du “supplément colonial”, sorte de prime d’expatriation autrefois versée dans les vieilles colonies aux fonctionnaires du cadre général ».

La vie chère n’en est pas moins une réalité : les denrées alimentaires sont 50 % plus onéreuses que dans l’Hexagone. Puisque les revenus sont « misérables », l’écart est violent et les inégalités cruelles. « Les 10 % les plus aisés de Mayotte ont un niveau de vie plancher 6,8 fois supérieur au niveau de vie médian, détaille encore Bertrand Aumand. Le même rapport est de 1,8 en métropole. C’est en partie explicable par la sur-rémunération des fonctionnaires, même si les gens les plus aisés de Mayotte ne travaillent pas tous dans la fonction publique. »

« Un quart des dépenses des ménages mahorais est consacré à l’alimentaire, ce qui est énorme, poursuit le directeur régional de l’Insee. Nous sommes essentiellement dans une économie d’importation qui implique des surcoûts parce que la production locale est insuffisante. Ceux qui ont des faibles revenus ne font pas les mêmes achats que les autres, et cela produit des problèmes de santé publique. Lorsque vous n’avez pas de voiture, comme huit personnes sur dix ici, que vous travaillez dans l’économie informelle, c’est difficile de manger autre chose que du riz. »

Dans ces conditions, comment défendre la sur-rémunération des fonctionnaires ? « Notre organisation dénonce le fait que le gouvernement joue un jeu dangereux en permettant la hausse des prix alors qu’en même temps il bloque les salaires à la baisse, puisque le rattrapage du Smic, par exemple, prendra plusieurs années, plaide le syndicaliste Bruno Dezile. Nous avons déjà manifesté pour la hausse du Smic. Nous voulons une hausse des salaires pour tout le monde. Il y a déjà un racisme qui est en train de se développer : la majorité des fonctionnaires sont blancs et bien payés. »

À Mayotte, plus de 50 % de la valeur ajoutée dans le produit intérieur brut (PIB) provient des administrations publiques. Le secteur privé n’est pas la locomotive de l’économie, en raison de la faiblesse des revenus dans le secteur informel. Pourtant, supprimer l’indexation n’est pas possible. « Nous manquons déjà de fonctionnaires partout ! Si vous supprimez la sur-rémunération, tout le monde s’en va et tout s’effondre, témoigne une fonctionnaire de l’Éducation nationale qui préfère rester anonyme. Pourquoi la sur-rémunération est-elle si faible à Mayotte ? Elle n’est que de 43 %, alors qu’à La Réunion, ils touchent 53 %. »

Les survivances du « supplément colonial » sont variables selon les territoires : jusqu’à 110 % dans certains archipels administrés par la France dans l’océan Pacifique. Mais les conséquences sont colossales pour toutes les économies insulaires. Et les inégalités y sont partout considérablement plus élevées qu’en Europe.

Plusieurs fois remise en question par la Cour des comptes et l’Assemblée nationale, la sur-rémunération des fonctionnaires garde de beaux jours devant elle. Questionné sur ce sujet par notre journaliste, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, est très clair : « La réponse est non ! Je ne toucherai pas à la sur-rémunération des fonctionnaires, je ne vais pas baisser les revenus d’une part de la population, non ! » De quoi faire dire, sans rire, à un fonctionnaire blanc de Mayotte que « certains héritages coloniaux sont bénéfiques ».

Julien Sartre

A propos de l'auteur

Julien Sartre | Journaliste

Journaliste d’investigation autant que reporter multipliant les aller-retour entre tous les « confettis de l’empire », Julien Sartre est spécialiste de l’Outre-mer français. Ancien correspondant du Quotidien de La Réunion à Paris, il travaille pour plusieurs journaux basés à Tahiti, aux Antilles et en Guyane et dans la capitale française. À Parallèle Sud, il a promis de compenser son empreinte carbone, sans renoncer à la lutte contre l’État colonial.

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