TROIS ANS D’ANALYSES DU CIRAD SUR PETITE-ILE
Pendant trois ans, le Cirad a analysé méthodiquement les eaux des ravines Du Pont et Charrié à Petite-Ile. Il apparaît que la pollution aux herbicides est « chronique » et qu’il faut « agir avant qu’elle n’empire ».
Mauvaise nouvelle pour Petite-Ile et pour La Réunion toute entière. L’utilisation mal contrôlée d’herbicides a durablement pollué les nappes et les cours d’eau. Et cet empoisonnement invisible se poursuivra si rien n’est fait pour le contrer. Tels sont les principaux enseignements de la campagne d’analyses que vient de mener le Cirad (Centre de Coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) ces trois dernières années.
C’est la première fois que sont effectuées des analyses aussi poussées pour détecter le niveau de pollution des eaux à La Réunion. Sur trois points situés dans les ravines Charrié et du Pont (commune de Petite-Ile), un échantillon d’eau a été prélevé toutes les 95 minutes, histoire de ne rien laisser passer. Chaque semaine, le mélange des 135 échantillons prélevés était envoyé au labo pour y rechercher 479 substances actives ou les molécules issues de leur dégradation. 44 pesticides différents ou leurs métabolites (molécules dérivées) ont été décelées sur les trois stations (Captages Denis Leveneur, Charrié et Chemin Isaac)
Pourquoi Petite-Ile ? Parce qu’en amont, à environ 1000 m d’altitude, quatre captages d’eau potable ont été abandonnés à cause d’une trop forte pollution. Le site représente donc un bon exemple de l’impact des activités agricoles sur la qualité des eaux mais il est loin d’être unique. La carte des captages pollués aux nitrates et aux pesticides montre que toutes les régions sont concernées.
Faut-il boire l’eau du robinet ?
L’inquiétude n’est pas nouvelle. Elle se lit dans les différents Schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (Sdage). Mais les communications grand public sont discrètes tant les intérêts s’affrontent entre une agriculture qui montre une vitrine vertueuse, une image touristique qui se veut « vivifiante » comme une eau minérale et la préservation de la santé publique. Impossible par exemple de trouver une étude épidémiologique faisant un lien entre la prévalence de certaines maladies et la pollution des eaux…
Après la restitution semi-publique de l’étude du Cirad sur Petite-Ile, la semaine dernière, un participant nous a confié son sentiment de « navigation en eaux troubles » en faisant le lien avec l’affaire antillaise du chlordécone aux Antilles. « Quand on apprend ça, on se dit qu’il ne faut plus boire l’eau du robinet ! »
L’Office de l’eau, dans son « état des lieux de la ressource », n’est évidemment pas aussi catégorique et parle d’une « qualité de l’eau globalement correcte, mais impactée par les activités agricoles ».
Charles Mottes, qui a co-dirigé l’étude du Cirad, tient quant à lui à relativiser la situation réunionnaise par rapport à celle des Antilles sur laquelle il a également travaillé. « Nos conclusions montrent des contaminations chroniques à l’atrazine, au glyphosate, au métolachlore et au 2,4D. Mais on peut encore agir sur les pratiques de gestions agricoles en amont », explique-t-il.
Glyphosate, Métolachlore, 2.4-D, Metribuzine…
Quels sont les polluants détectés à Petite-Ile ? Les principaux résultats pour les pesticides montrent que dans 92% des cas il s’agit d’herbicides (6% de fongicides et 2% d’insecticides). L’atrazine, interdite d’utilisation depuis 2003, est encore présente mais en dessous du seuil de potabilité. Sa présence est plus notable en période sèche, signe qu’elle a atteint les aquifères profonds et est fortement diluée lors des épisodes pluvieux comme l’indiquent les graphiques du Cirad.
En revanche on retrouve systématiquement les pesticides les plus vendus à La Réunion : Glyphosate (1) (27,4% des ventes), 2.4-D (22,5%), Métolachlore (14,1%) et Metribuzine (3,3%). Pour ces quatre poisons, les analyses ont relevé des dépassements du seuil de potabilité (plus de 0,1 µg/L).
Et ceux-ci sont davantage détectés en période de pluie car ils se situent encore en surface. Même si les agriculteurs renonçaient à les utiliser, ils resteraient encore présents dans les eaux pendant plusieurs décennies, comme l’atrazine.
Le programme mené dans le cadre des projets Sadur (Système alimentaire durable en milieu insulaire) et « Territoires durables », financés par l’Europe et le ministère de l’Outre-mer, ne se limite évidemment pas au diagnostic. Il vise à faire évoluer les pratiques vis-à-vis de l’utilisation des produits phytosanitaires et des engrais (2).
Plus de 700 kg/an de pesticide dans les eaux
Le traitement des pollutions a déjà un coût. Les exploitants des réseaux d’eau potable doivent installer des systèmes de filtration au charbon actif. Ils sont également obligés de mélanger les eaux d’un captage pollué à celles d’un captage épargné (ou moins pollué) afin de faire baisser les taux de pesticides ou nitrates en-dessous des seuils de potabilité.
Pour appuyer le message auprès des acteurs économiques, le Cirad a calculé le coût de la dépollution de l’eau s’il fallait faire disparaître les pesticides utilisés. Les projections indiquent que les 165 tonnes de pesticides vendus à La Réunion en 2022 vont « exporter » 711 kg de matières actives dans les eaux, soit 0,43% du total.
Or, retirer 1 kg de pesticide dans l’eau coûte entre 76 000 et 255 000 € (d’après Bommelaer et Devaux, 2011). « Il faudrait dépenser pour une année entre 54 et 181 millions d’euros pour dépolluer l’ensemble des pesticides importés », affirme Charles Mottes. Ce coût annuel théorique de dépollution est équivalent aux 131 M€ de sucre vendu ou au 120 M€ de fruits et légumes vendus en une année (chiffres de la chambre d’agriculture et de la Daaf).
Voilà qui devrait faire prendre conscience de la valeur de l’eau potable. Pourtant les politiques publiques continuent à renforcer la dépendance aux pesticides. Le matériel de pulvérisation est subventionné. Et les industriels font pression pour obtenir le report de l’interdiction du glyphosate ou une dérogation. L’ancien ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau a par exemple l’an dernier prolongé de 180 jours l’usage du métolachlore pour le désherbage de la canne à sucre alors qu’il devait être retiré en 2023.
Franck Cellier
- Le glyhosate est à la fois décelé sous la forme de sa molécule originale (glyphosate) mais le plus souvent sous la forme de sa molécule dégradée, mais tout aussi toxique, l’AMPA.
- Les dépassements des seuils de potabilité pour les nitrates (50mg/l) ont également été observés sur plusieurs forages : Ermitage (Saint-Paul) Cocos (Saint-Louis), La Salette (Saint-Pierre), en aval des champs de cannes.
Taux moyen et valeur maximale
Lorsque le Cirad indique que le seuil de potabilité (0,1µg/L) a été dépassé à 59 reprises (sur 474 échantillons), il s’agit de valeurs moyennes sur une semaine de prélèvements, soit sur 135 prélèvements. Ce qui veut dire qu’il y a sans doute eu des pics de concentration nettement supérieurs au seuil de potabilité.
En théorie il peut y avoir eu 135 mesures correspondant à la valeur moyenne mais également une mesure 135 fois supérieure à la moyenne et 134 mesures à zéro. Même lorsque la quantification d’une molécule indique une moyenne inférieure à 0,1µg/L, il peut y avoir eu de nombreux prélèvement à un taux supérieur. Mais il serait trop coûteux de tous les analyser…
Il faut savoir que les analyses ont coûté près de 150 000 € sur trois ans.