VU D’AILLEURS
Arrivés en tête du second tour des élections territoriales à Tahiti dimanche, les indépendantistes du Tavini Huiraatira entendent remédier aux inégalités criantes dans les cinq archipels, sans perdre de vue leurs objectifs d’indépendance de la France à très long terme. Cet article, la suite et fin de notre analyse à propos de l’actualité politique de Polynésie française, est paru chez nos amis de Mediapart.
Si selon l’adage, « un voyage de mille lieues commence par un pas », la Polynésie française a entamé dimanche 30 avril un long cheminement vers son indépendance de la France. « C’est un plafond de verre qui a été brisé, l’indépendance a été agitée comme une peur par [nos adversaires] et ça n’a pas fonctionné », se félicitait Moetai Brotherson, leader du parti indépendantiste Tavini huiraatira, au soir de la victoire de son organisation aux élections territoriales.
Le Tavini a remporté 44 % des voix, tandis que ses adversaires autonomistes — partisans d’un lien étroit avec la France — devaient se contenter de 38 % des suffrages. Les voix autonomistes ont été en partie captées par le parti A here ia Porinetia (17 %). La participation est loin d’être négligeable, puisque 70 % du corps électoral s’est déplacé. Surtout, la nouvelle loi électorale donne une « prime majoritaire » au vainqueur et le Tavini peut compter sur 38 sièges sur 57 à l’Assemblée de Polynésie française.
En donnant une large et stable majorité au vainqueur des élections, cette nouvelle loi électorale assure au parti « bleu », et pour cinq ans, le contrôle de deux institutions : l’Assemblée territoriale – dotée de très larges pouvoirs fiscaux et législatifs dans cette collectivité française bénéficiant d’une grande autonomie – et le gouvernement de Polynésie française.
« L’indépendance n’est pas le sujet de ce mandat »
Ce sont des faits acquis : Moetai Brotherson, député (GDR) à l’Assemblée nationale, laissera son mandat à sa suppléante au Palais-Bourbon pour prendre la tête de l’exécutif de Polynésie française la semaine prochaine, tandis que la présidence de l’Assemblée territoriale sera occupée par Antony Géros, un membre de l’ancienne garde du Tavini huiraatira. « Ainsi, les institutions seront partagées entre les deux courants du Tavini : depuis la loi de 2011, l’Assemblée est véritablement autonome par rapport à l’exécutif, décrypte Sémir Al Wardi, professeur en science politique à l’université de la Polynésie française. Donc cela veut dire que Géros, lui, va parler d’indépendance. Mais pour l’exécutif, cela ne sera pas à l’ordre du jour. »
Il a fait toute sa campagne sur le risque que représente, selon lui, la distension des liens avec la France, et le président sortant Édouard Fritch, du Tapura huiraatira, a très rapidement reconnu sa défaite. Dans la foulée, il a affirmé solennellement ressentir « une déception parce que les Polynésiens sont majoritairement autonomistes et cela ne pourra pas se voir à l’Assemblée de Polynésie, indépendantiste ».
Même cette élection s’est-elle jouée sur la question de l’indépendance de la Polynésie française ? « Non, pas du tout, la Polynésie ne va pas vers l’indépendance : ce n’est pas le sujet de ce mandat, répond sans détour Sémir Al Wardi. En réalité, Moetai Brotherson a fait toute sa campagne sur les problèmes économiques et sociaux, c’est-à-dire sur la nécessité de mettre en place des politiques publiques en faveur des défavorisés, de lutter contre la vie chère et de refondre totalement la fiscalité, considérée comme injuste. Il se base notamment sur l’indice de Gini qui démontre que la Polynésie est très inégalitaire, contrairement à la métropole. En effet, toutes les compétences économiques et sociales relèvent de la Polynésie française. C’est donc au gouvernement local de prendre toutes les mesures en faveur d’une meilleure redistribution. »
Pour autant, le thème de l’indépendance n’est pas oublié mais renvoyé, selon les termes mêmes de Moetai Brotherson, à « dix, quinze ans ». Dans une allocution publique, le leader historique du Tavini huiraatira Oscar Temaru s’est lui aussi félicité de la nouvelle orientation que prend le fenua, la « patrie » en langue tahitienne. Le Tavini et la présidence de la Polynésie se rendront à l’Organisation des Nations unies (ONU) en octobre de cette année devant le comité de décolonisation. Jusqu’ici, la France a toujours refusé de siéger devant cette institution, en ce qui concerne la Polynésie.
« Nous travaillerons avec la majorité nouvellement élue avec engagement et rigueur, pour continuer d’améliorer le quotidien de nos concitoyens polynésiens », réagissait sur Twitter lundi Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur et des Outre-mer. Il sera difficile pour Paris de ne pas tenir compte de la nouvelle donne indépendantiste dans les cinq archipels : trois députés sur trois et désormais l’Assemblée territoriale ont rejoint le camp indépendantiste.
Le test de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires
Dans l’opinion publique océanienne, c’est l’espoir du changement — taui — qui domine, mais l’indépendance n’est effectivement « pas une priorité » pour nombre de citoyen(nes). Parmi eux, on trouve Béatrice Airuarii Marro. Mediapart a raconté l’histoire de cette mère de famille polynésienne atteinte d’un cancer dû aux essais nucléaires, militante de la cause des victimes de maladies radio-induites. Elle avait rencontré Moetai Brotherson au début de l’année 2020, alors qu’il était député à l’Assemblée nationale et préparait une proposition de loi visant à indemniser les victimes des essais nucléaires.
Aujourd’hui, Béatrice attend « de ce gouvernement qu’il fasse son travail : ils ont promis, il faut qu’ils fassent ce qu’ils ont promis. Il n’y a pas de couleur politique pour cette lutte ». Pour elle, « Fritch avait fait un pas important en disant “on vous a tous menti” et il est le seul à l’avoir dit. Ce nouveau gouvernement a des priorités plus sociales : je ne le conteste pas mais je pense que l’indemnisation des victimes des essais nucléaires est une urgence. Beaucoup de gens meurent. »
Depuis qu’elle a pris la parole dans les colonnes de Mediapart, Béatrice Airuarii Marro a vu son combat pour la reconnaissance des préjudices liés aux essais nucléaires avancer : l’État a reconnu en février 2022 que sa maladie était bien « radio-induite », donc causée par les essais nucléaires, bien qu’à l’époque les tirs de bombes atomiques fussent souterrains.
L’indemnisation des victimes des essais nucléaires est plus qu’un combat de longue date du parti Tavini huiraatira, c’est l’ADN de cette organisation politique. Chargé des leviers sociaux à Tahiti, le nouveau gouvernement sera confronté très rapidement à cette question : la Caisse de prévoyance sociale (CPS) est au bord du gouffre, depuis bien longtemps déjà.
Le précédent exécutif autonomiste avait fait de l’apurement de ces comptes sociaux une priorité et misait sur l’aide de Paris pour y parvenir. Quelle attitude va adopter Moetai Brotherson pour rappeler à la France sa « dette nucléaire » ? Ce pourrait être le premier test du gouvernement « bleu » de Polynésie française.