Runeva ileva chantier Eddy Lebon chef de projet et Mireille Maillot DGS

[Environnement] Un nouvel appel d’offres pour poursuivre le chantier de Run’eva

TRAITEMENT DES DÉCHETS DU SUD ET DE L’OUEST

C’est désormais inéluctable, le marché du centre de valorisation des déchets Run’eva, à Saint-Pierre, sera relancé du fait de la défaillance de la CNIM. Qui reprendra un chantier avancé depuis un an ? Et à quel prix ? En attendant la mise en service de l’incinérateur, jusqu’à où s’élèvera l’Himalaya de déchets de Pierrefonds qui est réglementairement saturé à partir de ce mois de septembre ?

Fin décembre 2018 la CNIM (anciennement Constructions navales et industrielles de la  Méditerranée) s’était vu attribuer le marché de la conception et construction du projet Run’eva ainsi que l’exploitation de la future unité de valorisation des déchets des 15 communes du Sud et de l’Ouest de La Réunion pour les dix premières années : environ 230M€ pour la construction et 150M€ pour l’exploitation. Depuis janvier dernier, à l’occasion du placement en redressement judiciaire de la CNIM, l’incertitude plane sur le chantier de Run’eva à Saint-Pierre comme a pu l’évoquer la presse locale (Le Quotidien) et nationale (Les Échos).

En se baladant dans les rues peu fréquentées de la ZAC de Pierrefonds, le passant verra un chantier plutôt animé. Depuis le premier coup de pioche donné en août 2021, plus de 300 ouvriers s’y affairent et les engins n’ont cessé d’ériger les bâtiments qui abriteront les services administratifs, les postes de contrôle, l’énorme centre de tri, les futurs méthaniseurs-digesteurs de bio-déchets… Il faudrait un oeil averti pour remarquer que l’incinérateur se limite à un début de charpente. Seul signe du retard pris sur le calendrier des travaux.

Runeva ileva chantier Eddy Lebon chef de projet et Mireille Maillot DGSprojet run'eva
Des travaux en septembre 2022 à l’esquisse du projet fini.

La défection de la CNIM, est en effet actée depuis que son administrateur judiciaire a demandé la résiliation du marché de Run’eva le 21 juin dernier. « Le repreneur de la filière énergie-environnement, le groupe Paprec, n’a pas souhaité reprendre le contrat réunionnais », expliquait, dans les Echos, Mohamad Omarjee, le vice-président d’Ileva, syndicat mixte des déchets de la CIVIS, CASUD et TCO, maître d’ouvrage de Run’eva. Paprec voulait revoir les conditions du contrat mais n’a pas formulé une proposition chiffrée qui permettrait d’estimer les éventuels surcoûts à venir.

Un impact financier à mesurer

Depuis, les travaux ont pu se poursuivre car les 7 autres sociétés que coordonnaient la CNIM (Spie Batignoles, GTOI, Colas, Bollegraaf, Naldeo, Architrav et Ateliers architectes) se sont organisées autour d’Ileva et de son chef de projet Eddy Lebon. « Nous nous sommes substitués à la maîtrise d’oeuvre, relate-t-il. Le retrait de la CNIM n’a pas eu de conséquences sociales sur ce chantier, il n’a touché que quelques sous-traitants qui ont pu se replier sur d’autres marchés ».

Cette « solidarité d’entreprises » touche aujourd’hui à ses limites. Ileva attend —pour ne pas dire « espère » — la liquidation de la CNIM afin de relancer l’appel d’offres qui permettra de désigner un nouveau mandataire du projet Run’eva pour poursuivre les phases plus complexes de la construction. Cet acte pourrait survenir dès la semaine prochaine. 

Mireille Maillot, la directrice générale d’Ileva estime que la consultation sera lancée d’ici la fin de l’année. Avec quelles conséquences sur les délais et les coûts ? « Il faut bien comprendre que nous subissons cette situation. Nous ne pouvions pas imaginer en 2018 que la CNIM serait défaillante. Le coût de la reprise du marché dépendra des offres qui nous serons faites. Espérons qu’il y ait suffisamment de candidats pour que la concurrence nous permette de rester dans l’enveloppe financière initiale. Ce n’est qu’à ce moment que nous pourrons mesurer l’impact financier ».

La décharge de Pierrefonds saturée en septembre 2022

Quant aux délais, ils seront prolongés d’au moins six mois, durée incompressible des procédures de la remise en jeu du marché. Initialement Run’eva devait être mis en exploitation au second semestre 2024. C’était déjà « ric-rac » avec la saturation de la décharge de Pierrefonds. Il y a un an, le Comité de suivi d’Ileva écrivait que « le site d’enfouissement arrivera à saturation en septembre 2022 ». Nous y sommes !

Évidemment que la préfecture ne va pas fermer l’exploitation de la décharge à la fin du mois. Réglementairement Ileva est en train de boucler le dossier d’ouverture d’un nouveau casier pour accroître la capacité d’enfouissement de Pierrefonds. Ce sera chose faite en début d’année prochaine. Mais ce septième casier qui était censé n’accueillir que les déchets non valorisés (c’est-à-dire 30 000 tonnes par an au lieu de 245 000 t aujourd’hui) va continuer à fonctionner en mode « tout enfouissement ». Jusqu’à la mise en service de Run’eva.

La partie du tri des déchets et de la fabrication des Combustibles solides de récupération (les fameux CSR) sera opérationnelle avant l’unité de brûlage de l’UVE (Unité de valorisation énergétique). Ce qui se traduira provisoirement par le stockage de ces CSR dans ce futur casier n°7. Un peu comme à Sainte-Suzanne où, faute d’incinérateur, Innovest doit enfouir les CSR produits à partir des déchets des 9 communes du Nord et de l’Est…

CSR en mal de débouchés

Ces deux cas complexes vont illustrer pendant quelques années encore le manque d’anticipation du territoire réunionnais quant au traitement des déchets. Les CSR du nord cherchent leur chaudière. Celles d’Albioma qui brûlent déjà du charbon et de la bagasse, et bientôt du bois, nécessitent un investissement d’au moins 50M€ pour brûler des déchets.

Et la future chaudière de Run’eva n’est, en l’état du projet, pas dimensionnée pour brûler davantage de CSR que ceux du Sud et de l’Ouest. « Il sera quand même possible d’accueillir les CSR de Sainte-Suzanne, précise Eddy Lebon, car l’outil peut s’adapter tant à la baisse qu’à la hausse du tonnage de combustibles et est capable de brûler autant les CSR du Sud au pouvoir calorifique de 12MJ/kg que ceux du Nord au pouvoir calorifique de 15MJ/kg ».

Derrière ces précisions technique sur les caractéristiques des CSR produits dans le Nord et le Sud, se cachent des intérêts économiques divergents. Pour faire simple, Innovest et Run’eva pourront-ils s’entendre sur le prix d’achat des combustibles ? Et qui va payer la différence ?

Réponse à venir sur la facture des usagers soumise à toutes ces subtilités qui ne sont pas des détails .

Franck Cellier

Un incinérateur inéluctable mais toujours contesté

Les projets d’incinérateurs ont soulevé de fortes protestations au cours des vingt dernières années à La Réunion. Notamment quand le Plan départemental d’élimination des déchets ménagers et assimilés (PEDMA) prévoyait la construction de deux incinérateurs sur l’île. Les opposants évoquaient bien sûr les risques que faisaient peser les émissions de gaz toxiques sur la santé des populations avoisinantes. Il était également question du paradoxe entre les politiques vertueuses du « zéro déchets » pour réduire la pollution à la source et les logiques économiques des « unités de valorisation énergétique », nouvelle dénomination rassurante des incinérateurs : quel intérêt auraient les UVE à inciter les ménages à produire moins de déchets quand ces déchets leur permettent de vendre de l’électricité à EDF ?

Aujourd’hui, plus personne ne s’oppose radicalement à l’UVE de Run’eva. « Michel Fontaine (le président d’Ileva) a su parfaitement orchestrer cette histoire pour rendre l’incinérateur incontournable », regrette son opposant Emmanuel Doulouma, à la tête du collectif Saint-Pierre plus verte.

Run’eva se construit en effet à l’ombre de la poubelle himalayesque de Pierrefonds : Près de 8 millions de tonnes de déchets s’y sont entassés depuis sa mise en service. Ce n’est acceptable pour personne et fait peser une lourde menace sur les nappes phréatiques du secteur même si, en théorie, la décharge est étanche.

Bientôt 8 millions de tonnes de déchets accumulés et l’engraissement de la décharge de Pierrefonds s’accélère.

Son engraissement augmente d’année en année malgré toutes les actions de sensibilisation menées pour réduire la production de déchets et favoriser le tri pour le recyclage. La production de déchets sur les 15 communes d’Ileva (de la Possession à Saint-Philippe) est passée de 220 000 tonnes en 2019 et 245 000 tonnes en 2021. Désespérant !

Mireille Maillot, DGS d’Ileva, met ça sur le compte d’un choix de société tourné vers la mondialisation. Emmanuel Doulouma pointe pour sa part les choix sociétaux du maire de Saint-Pierre dont le territoire abrite la plus grosse surface commerciale de l’île (91 000 m2) alors qu’elle compte moins d’habitants que Saint-Denis ou Saint-Paul : « Saint-Pierre a choisi d’être la ville de la surconsommation ». « Cette remise en jeu de l’appel d’offres ne pourrait-elle pas être une chance pour revenir sur un projet alternatif, interroge-t-il. La Réunion qui a déjà les chaudières d’Albioma a-t-elle vraiment besoin d’un deuxième incinérateur »?

Emmanuel Doulouma responsable du collectif Saint-Pierre plus verte
Emmanuel Doulouma, partisan du « zéro déchet » estime que Saint-Pierre est devenue « la ville de la surconsommation ».

A défaut de remettre en cause l’incinération, devenue inéluctable, l’opposant Jean-Gaël Anda reproche au président d’Ileva de ne pas s’être suffisamment renseigné sur la viabilité économique de la CNIM et déplore « l’opacité » qui entourerait les procédures liées à Run’eva : « beaucoup de questions se posent encore sur la rentabilité finale de l’outil et sur les risques liés au transport des CSR ou l’évacuation des résidus d’épuration des fumées d’incinération des ordures ménagères (Refiom) » : « On joue avec la santé publique et l’argent public. Je ne veux pas que Saint-Pierre devienne le brûloir de l’océan Indien », poursuit-il en craignant que les déchets de Mayotte finissent dans la future chaudière de Pierrefonds.

13,6 tonnes de cendres toxiques par jour

Le sujet des Réfiom, soulevé également par l’autorité environnementale dans son avis, reste d’actualité. 5 000 tonnes de Refiom seront récupérés chaque année sur les filtres des cheminées. Soient 13,6 tonnes de cendres hautement toxiques chaque jour. Impossibles à traiter sur La Réunion, il faudra les expédier vers des centres de traitement spécialisés. Mais le projet Run’eva ne prévoit pas une capacité de stockage suffisante pour faire face à un problème d ‘évacuation par bateau comme c’est arrivé pour les batteries…

Si les filtres retiennent autant de Réfiom, c’est aussi parce qu’ils sont de plus en plus efficaces. Ceux de Run’eva obéiront aux normes les plus sévères (BREF 2020), ils seront donc les plus filtrants de La Réunion, permettant d’assurer, selon Eddy Lebon, la meilleure qualité de l’air possible aux abords d’une centrale thermique. « Nous serons contrôlés par Atmo-Réunion », précise-t-il.

Mais les opposants contestent l’impartialité de cet observatoire réunionnais de la qualité de l’air au prétexte qu’il est présidé par une adjointe de Michel Fontaine. Au-delà de la querelle politicienne, Gaëtan Hoarau, président de l’association citoyenne de Saint-Pierre, émet des doutes sur toutes les agences de contrôle environnemental qui opèrent à La Réunion, qu’elles soient publiques ou privées. « Pierrefonds devient la poubelle de La Réunion, accuse-t-il. En plus de la décharge, puis de Run’eva, il est projeté d’y transférer une usine de production de bitume et une autre de traitement des batteries. Pour protéger les populations il est urgent de créer des agences de contrôle citoyennes et éclairées qui assurent la transparence des données recueillies ».

Des trous dans le méthaniseur

Ileva a ouvert les portes « tourniquets » du chantier de Run’eva à Parallèle Sud : l’occasion de montrer l’avancée des travaux, les points de difficulté et même les malfaçons. Il en est une flagrante qui attire le regard, elle concerne l’un des deux méthaniseurs-digesteurs dans lequel seront injectés les déchets biologiques qui y seront malaxés en continu pendant 20 à 30 jours.

La température y sera maintenue à 37 degrés pour favoriser la production de biogaz qui alimenteront une turbine génératrice d’électricité. Au bout d’un cycle de près d’un mois, les déchets ressortiront de l’autre côté du digesteur sous forme de boue utilisable comme compost.

Pour résister à la forte pression exercée de l’intérieur sur la structure, les murs d’enceinte sont densément ferraillés. Pour assurer la cohésion de l’ensemble le coulage du béton s’est opéré dans un coffrage englobant toute la « boîte » en une nuit.

Hélas, le béton utilisé s’est avéré plus visqueux que prévu et ne s’est pas écoulé vers le bas de manière fluide. D’où l’apparition de faiblesses qu’il a fallu ouvrir par « hydro-démolition ». C’est ainsi qu’apparaissent aujourd’hui des trous béants laissant voir le ferraillage. « L’entreprise avait le choix entre tout démolir et tout reconstruire ou injecter un mortier spécial dans les trous. C’est la deuxième option qui a été choisie, relève Eddy Lebon, Nous avons beaucoup d’experts pour contrôler et valider l’étanchéité de la réparation donc ça va bien se passer. C’est à la charge unique de l’entreprise, ça n’entraînera pas de surcoût. Le deuxième méthaniseur, quant à lui, est nickel ».

Quand la CNIM présentait le projet Run’eva.

A propos de l'auteur

Franck Cellier | Journaliste

Journaliste d’investigation, Franck Cellier a passé trente ans de sa carrière au Quotidien de la Réunion après un court passage au journal Témoignages à ses débuts. Ses reportages l’ont amené dans l’ensemble des îles de l’océan Indien ainsi que dans tous les recoins de La Réunion. Il porte un regard critique et pointu sur la politique et la société réunionnaise. Très attaché à la liberté d’expression et à l’indépendance, il entend défendre avec force ces valeurs au sein d’un média engagé et solidaire, Parallèle Sud.

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