Quotidien en crise

[Livres à domicile] « … Et le canard était toujours vivant ! »

« Attention, le métier de journaliste, ce n’est pas de la poésie » m’avait précisé  Daniel Vaxelaire, un beau jour de 1977, en me faisant signer mon contrat d’embauche au Quotidien. Pas de chance : une semaine plus tard, le Paille en Queue était à l’agonie. Et je vous jure que, bien que poète,  je n’y étais pour rien. 

Quotidien en crise, canard
Archives de 1977, année de la 1ère crise du Quotidien

Mi-paille en queue, mi-phénix

Car les plus anciens s’en souviennent : cette année-là,  le Quotidien avait déjà succombé, victime d’une alliance de notables gênés par sa liberté de parole face à ses deux confrères: le journal de Debré et celui de Vergès, sans oublier le monopole de l’audiovisuel. Ses journalistes avaient alors occupé les locaux, investi les rotatives,  publié le journal eux-même, ameutant le public et les artistes qui avaient fait tellement de bruit que le Quotidien, comme le canard d’un vieux sketch de Robert Lamoureux, était toujours vivant quarante cinq ans plus tard.

L’oiseau, mi-phaéton mi-phénix, continua donc à planer au dessus de la mare à l’apparence claire mais au fond bourbeux, qu’il n’hésitait pas à remuer en profondeur quitte à ne pas plaire à tout le monde.

Critiques de livres et révolution culturelle

Lors de cette première renaissance, il dut  fermer la plupart de ses agences annexes, dont St-Pierre, où je revins après sa réouverture, comme simple pigiste. A vrai dire, ce n’était pas désagréable, puisque j’étais surtout en mission le soir, pour des vernissages, cocktails et autres événements culturels et parfois nourrissants. Moins barbant  que les réunions et attentes interminables subies par les « vrais » journalistes, qui devaient , après leur journée sur la route, taper tous leurs griffonnages par écrit et les envoyer sur St-Denis, avec les moyens préhistoriques de l’époque. Le public ne pense pas toujours à cet aspect ingrat de la profession : certains terminaient parfois à dix heures du soir .

La culture était représentée chaque semaine par les chroniques d’Alain Gili dans le Quotidien, ou de Jean-François Sam-Long dans le JIR . J’ai moi-même écrit des centaines d’articles sur les auteurs et artistes, locaux ou de passage. Mon tout premier papier était une interview de Jacques Dambreville, alors directeur de la M.J.C. de St-Pierre, Une page entière pour présenter le maloya, encore peu évoqué par les médias jusque là ; seul Témoignages en parlait souvent. Alors, pour tenter de pallier à la récupération politique, les  communes de droite créaient aussi leurs propres troupes. Les concerts de Ziskakan étaient encore confidentiels, et un ado du nom de Thierry Gauliris commençait à jouer avec ses dalons, dans un Basse-Terre à présent aseptisé par le béton!

Quotidien en crise
Archives. Crise du Quotidien, 1977.

Une flamme moins lumineuse ?

On trouvait donc de vraies chroniques littéraires régulières dans les journaux et magazines des années 80. Mais ne tombons pas dans le piège du « c’était mieux avant ». Même si la flamme rédactionnelle d’autrefois semble un peu moins vive dans la presse. Il est en effet plus facile d’écrire des choses simples qui ne bousculent pas trop le public, dans le domaine culturel comme dans les autres. Pas question non plus de froisser les annonceurs et autres subventionneurs. Bien sûr, on peut se plaindre qu’ Internet soit rempli de fake news ,de journalistes amateurs et d’influenceurs bidon, créateurs de cons tenus en laisse. Pourtant on aura de plus en plus de mal  à relancer les rotatives traditionnelles, et même certains supports numériques d’info peu innovants.

J’me présente, je m’appelle Henri…

Le repreneur du Quotidien, Henri Nidjam, sera probablement traité par certains de « goyave de France », même s’il est entouré d’investisseurs locaux, dont un chef d’entreprises expérimenté, Jean-Jacques Dijoux. Celui-ci, avec les deux tiers des actions, devient donc le président de Média Capital Réunion, nouvel éditeur et patron du Quotidien

Henri Nidjam, le big boss parisien,  est un habitué de la reprise de sociétés. Il en possède encore une belle collection dans son groupe de presse Capital média, le fleuron étant « le Nouvel Economiste », dont il est PDG  et éditorialiste. Son éducation chez les Jésuites, ses titres de champion d’équitation dans les années 60, l’avaient bien préparé à la réflexion et au saut d’obstacles. Sa carrière dans le monde économique est brillante, il a relevé des titres de presse moribonds avant de les revendre ensuite. Ce n’est donc pas un philantrope, mais il ne semble pas trop marqué politiquement, et ses éditoriaux ne sont pas toujours favorables à un ultra-libéralisme effréné. Cependant, cela ne va pas sans quelques accrocs avec le personnel. Ainsi il n’a pas hésité, dans le passé,  à licencier sans états d’âme tous les salariés contestataires. Il a quand même accepté de conserver une partie du personnel du Quotidien, contrairement à l’autre repreneur Alfred Chane Pane, qui voulait repartir à zéro, avec en outre des investisseurs très (trop?) discrets.

Quotidien en crise
Quotidien en crise. 1977. Archives

Un avenir incertain !

L’avenir dira si ce choix est meilleur ou pire pour les salariés… comme pour les lecteurs.  En tout cas, le 4 avril, jour de la cession,  le Quotidien titrait  : Au revoir ». Car quel que soit son avenir, une époque est bien révolue : celle de Maximin Chane Ki Chune, le fondateur. Ce visionnaire, parti de zéro (1) ,  restera dans l’histoire de la Réunion par cet esprit d’ouverture et de liberté qui a changé le monde des médias de l’île, en 1976. 

Il faudra ranimer la flamme. Et si pour des raisons de budget, le nouveau repreneur se sent obligé de se débarrasser d’une partie de l’équipe, il devra trouver de nouveaux talents, tout en renouant avec l’esprit initial du Quotidien. Pour éviter que ses lecteurs ne lui disent seulement au revoir, mais adieu.

                                                                                                         Alain Bled 

(1) « Le gamin aux pieds nus » Orphie 2018

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Canard Le Quotidien

Il est fréquent de lire un « canard » au bistrot, dans le métro ou sur son canapé.Cette expression, utilisée pour désigner un journal, date du XVIIIe siècle, mais a une origine plus ancienne. Effectivement, dès le XIIIe siècle, le nom de cet animal, qu’on suppose cancaner à tort et à travers, était employé pour désigner les individus trop parlants. Par la suite, le mot a été utilisé dans l’expression (aujourd’hui disparue) « répandre un canard », qui auparavant signifiait raconter un mensonge ou tromper quelqu’un.

Dans cette perspective, le terme « canard » a été utilisé pour désigner les petits bulletins d’information distribués dans la rue au cours des XVIIIe et XIXe siècles.Souvent consacrées à des faits divers, ces « feuilles de chou » étaient connues pour fournir des informations erronées, ce qui ne les rendait pas moins populaires. Le terme « canard » s’est finalement appliqué aux journaux peu fiables, puis à la presse en général.

A propos de l'auteur

Alain Bled | Reporter citoyen

Homme de culture, homme de presse, homme de radio... et écrivain. Amoureux du récit et du commentaire, Alain Bled anime la rubrique « Livres à domicile ».

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