VÉCU SUR LE FESTIVAL KOMIDI
Komidi veut mettre la culture à portée de tous. Cette année, des souffleurs, récemment formés à La Réunion, s’assoient à côté de malvoyants et non-voyants pour leur chuchoter ce qui se passe sur la scène…
Posons-nous la question. Le spectacle vivant est-il à la portée de tous ? Même pour les malvoyants et non-voyants ? La réponse est loin d’être évidente. Peut-être que oui à condition d’être accompagné par un ami qui vous raconte l’histoire…
Mais comment ça s’organise ? Eh bien, ça ne s’était encore jamais fait à La Réunion jusqu’à ce que débarquent les « Souffleurs de sens ». Tel est le nom de l’association qui, depuis une trentaine d’années, rend l’un des cinq sens aux personnes qui en ont perdu l’usage. En l’occurrence, il s’agit ici essentiellement du sens de la vue.
Ces fameux souffleurs, venus de Paris, ont formé une première cohorte d’une vingtaine de souffleuses et souffleurs à La Réunion en novembre dernier. Lundi soir, quatre d’entre eux accompagnaient quatre usagers de l’association Valentin Haüy, AVH, association d’aide aux personnes déficientes visuelles, au théâtre de Pierrefonds.
Privé de théâtre depuis 25 ans
A l’affiche : Opérapiécé. Cet opéra foutraque et revendicatif interprète The chômeuses go on sur l’air de The show must go on de Queen. Aurore Bouston, en blanc, Marion Lépine, en noir, et Vincent Carenzi, à l’accordéon, enchantent la scène du lyrique à la variété française. Ils en sont à leur 180e représentation, c’est dire si le spectacle a plu aux critiques et aux publics qui en redemandent encore…
Si écouter de la musique peut se concevoir dans le noir, en revanche, assister à un opéra, riche en mise en scène et en costumes, se doit d’être vu. « J’ai déjà vu, je sais ce que c’est. Puis j’ai été malvoyant et non voyant à partir de 1996. Vous vous rendez compte ? Je ne suis plus allé au spectacle depuis 25 ans », explique Jean-Philippe Sévagamy.
Il s’est équipé de nombreuses innovations technologiques alliant l’audio-description et la reconnaissance faciale. Ce qui lui permet de communiquer, se déplacer ou regarder des films sur sa « télé intelligente ». Mais toutes ces inventions ne lui permettent pas encore de vivre un moment de théâtre.
Aussi est-il ému en entrant dans la salle. Il s’assied au premier rang. Sophie Ishak prend place à sa droite. « C’est égoïste d’aller au spectacle seule. J’ai toujours été sensible au handicap, étant moi-même handicapée. Alors j’accompagne des aveugles en randonnée, et désormais au théâtre », confie-t-elle.
La paume de la main devient le théâtre
Elle chuchote à l’oreille de Jean-Philippe pour lui dire tout ce qu’elle voit. Il acquiesce, il sourit, il rit… Elle lui prend la main, la pose sur son genou et reproduit sur sa paume le déplacement des artistes sur la scène. Lui, il imagine…
« Je me sens comme tout le monde, pas handicapé et pas enfermé chez moi », commente Jean-Philippe. A la fin du spectacle, les deux chanteuses-cantatrices viennent à la rencontre des usagers d’AVH. « Ils vous ont bien expliqué ? Ça va ? » lui demande Marion Lépine. « Oui, oui, j’ai vu… C’est bien vitaminé votre spectacle », lui répond Jean-Philippe.
L’une des quatre aveugles ose un : « On peut vous toucher ? » Et c’est en effet touchant. Les quatre avaient pu se représenter les costumes des actrices d’après les descriptions de leurs souffleurs respectifs. Pour clore ce moment d’échange, ils peuvent en sentir la texture…
Cherche taxi désespérément
Isabelle, qui ne voit pratiquement plus, est elle aussi rayonnante. D’habitude, son fils ou son époux jouent pour elle le rôle de « souffleur marron » : « Ils m’accompagnent en voyage. Même si je n’ai rien vu, j’ai l’impression d’avoir visité les pays où nous sommes allés, comme la Chine », raconte-t-elle. Au théâtre, c’est évidemment plus compliqué qu’en extérieur. « La difficulté c’est de savoir à quel moment chuchoter, pendant les blancs… Ce n’est pas si évident », remarque Christian, son époux.
Ces chuchotements, jusqu’alors « clandestins », s’officialisent désormais avec l’assentiment des directions de salles de spectacle. Ceux qui jouent le jeu — et il faut espérer qu’ils soient nombreux — offrent gratuitement la place du souffleur. C’est déjà un premier geste pour aider au développement de cette activité qui est pour l’instant totalement bénévole. On pourrait cependant espérer qu’un jour la Sécu ou les mutuelles prennent à leur charge cette prestation. L’idée est lancée…
Il reste tant à faire pour aider les déficients visuels. Catherine Guidet, trésorière d’AVH-Réunion, et Geneviève Cauchemez, comédienne, souffleuse et adhérente, insistent sur le transport des personnes malvoyantes ou non voyantes. Pour des raisons de sécurité, seuls les taxis ou les bus répondent aux exigences réglementaires. Hélas, à les entendre, aucune société de transport ne propose une prestation abordables pour emmener les aveugles au spectacle et les reconduire chez eux ensuite.
Franck Cellier
Maëliss Dubois bénévole des Souffleurs de sens
« Une occasion géniale de faire du soufflage tous ensemble »
Je suis bénévole de cette association qui a débuté en métropole et qui arrive maintenant à La Réunion. Je fais le lien entre les personnes aveugles et malvoyantes qui veulent assister à un spectacle ou visiter une exposition et les bénévoles qui ont été formés pour les accompagner et leur souffler les éléments importants pour comprendre ce qu’ils ne peuvent pas voir.
Depuis quand les Souffleurs de sens sont-ils à La Réunion ?
Depuis le mois de novembre seulement. Auparavant, les déficients visuels comptaient sur leurs proches mais aussi sur les bénévoles de l’association Valentin Haüy qui ont l’habitude de les accompagner.
Comment devient-on souffleur de sens ?
On démarre par du guidage. Pour se mettre dans la peau d’une personne qui ne voit pas, on porte un masque, on s’approprie un peu l’espace en s’accompagnant l’un l’autre. Ensuite, on essaie de décrire des spectacles ou des œuvres. On est confronté à quelques embûches. Par exemple, le fait de ne pas pouvoir parler tout le temps pendant un spectacle.
Il faut trouver un juste milieu entre les moments d’écoute pour comprendre soi-même le spectacle et ce qu’il est important de partager. Ça vient avec l’expérience. Il n’y a pas de truc infaillible. C’est une relation à deux qui se construit entre chaque souffleur et chaque soufflé. Il y a quelques astuces en se touchant les mains pour se décrire des choses qui sont spatiales ou des formes qui sont compliquées à décrire avec des mots.
C’est la première fois que vous avez accès à autant de spectacles?
Oui, ça fait 10 ans que je suis souffleuse dans des musées. Cette semaine, c’est la première fois que je fais autant de spectacles de toute mon existence. C’est super pour les personnes bénéficiaires malvoyantes ou aveugles. Et pour les souffleurs, qui ont peu eu l’occasion de s’exercer, c’est vraiment une occasion géniale de faire du soufflage pour de vrai et tous ensemble.
Faut-il encore convaincre les responsables des salles ?
Ce sont des petits pas de souris. Ils sont tous favorables, mais c’est long administrativement. On leur demande d’offrir la place aux bénévoles accompagnateurs. On démarre timidement mais là, avec le Komidi, ils ont vraiment une politique pour favoriser notre accès.
Quand on est aveugle, comment peut-on avoir accès à un souffleur ?
Mon email, c’est information@souffleursdesens.org. J’essaie de répondre rapidement. Il faut m’écrire 15 jours minimum avant le spectacle pour trouver un bénévole et organiser la rencontre et le déplacement.