CONSTRUCTION DE LA MÉMOIRE ET STRATÉGIES POLITIQUES
Avec ce projet de déboulonnage de statue, il semble que la maire de Saint-Denis ait commis une lourde erreur de stratégie politique. Non pas sur le fond car les questions décoloniales sont cruciales et doivent être posées. Mais la méthode et le positionnement sont problématiques. Sur un sujet aussi important que la question mémorielle dans l’espace public, ici à La Réunion, Ericka Bareigts aurait certainement dû adopter une stratégie plus anticipée et plus construite, en laissant en avant-garde les scientifiques, artistes et personnes de la société civile. Les précédentes interventions d’artistes, qui ont peint la statue en rose sont un beau préliminaire, et les associations qui font un travail mémoriel remarquable sont nombreuses. Ce n’est que dans un second temps que le politique aurait dû intervenir, et certainement pas sur le ton du va-t-en-guerre qui a été d’emblée adopté. Quel gâchis !!!
Ce sujet de très haute importance mérite mieux qu’un positionnement revanchard et clivant. L’affaire est trop sérieuse pour qu’elle vienne servir de caution politique ou de prétexte. Avec la question LGBTQIA+, Ericka B. avait très bien su se positionner stratégiquement. Elle a laissé les artistes et les acteurs faire leur job et elle a ensuite avancé ses pions. Cette fois, il semble clairement qu’elle ait brûlé les étapes. Ce qui est dommage parce qu’avec des sujets aussi brûlants on a vite fait de basculer dans le contreproductif et la caricature. Et si, bien sûr, les faux pas constituent également le chemin, et c’est déjà mieux que de ne rien faire, eh bien il semble qu’il y ait, en filigrane, une question plus grave qu’une simple erreur de stratégie politique : un réel problème de positionnement. Quel est son projet éthique ? Esprit de revanche ? Esprit de construction ? Quelle vision politique ? Comment n’a-t-elle pas prévu les levées de boucliers qui aujourd’hui ruinent son projet ? Quelle place aux débats de fonds — essentiels — sur la dimension mémorielle dans nos espaces publics en situation post-coloniale ? Quels récits et quels contre-récits ?
Comment mener une politique réellement décoloniale ? Comment réparer les espaces publics, dont les symboles d’autorité font la part belle à une conception de la société et de l’histoire dont se sentent exclues de nombreuses personnes. Et au final, au-delà des questions décoloniales, est-ce que ces problématiques ne valent pas également pour toutes les personnes qui se sont trouvées sans voix et sans considération au sein de la République ?
Ces problèmes ne peuvent être traités de manière binaire. La complexité de la situation et la multiplicité des récits doivent être posées au cœur même de la réflexion.
Il apparait tout particulièrement que nos sociétés créoles ont une voix singulière à apporter, une proposition construite et ajustée de l’intérieur, avec les acteurs concernés, et qui ne se contente pas de reproduire mécaniquement les soubresauts du monde. Des changements profonds sont à l’œuvre partout dans l’ensemble de nos sociétés, et de nouveaux paradigmes sont en construction : il s’agit, avec beaucoup d’humilité et d’ouverture, d’en prendre conscience et d’inviter tout un chacun à apporter sa voix.
Que soit ouverte une agora, un espace de débat dédié, avec les universitaires, les acteurs de développement, les associations, les artistes, les intellectuels, les aménageurs… Chacun à son endroit a une légitimé à apporter, il faut écouter tout le monde. Les interventions très construites, et de tous bords, que nous lisons dans la presse ces derniers jours auraient dû arriver en amont. Ce débat-là doit avoir lieu prioritairement.
L’action et la communication politique devraient venir après !
Et que le politique prenne la seule position qui vaille : celle qui, sereine et apaisée, prend de la hauteur, met en place les conditions pour l’écriture de nouveaux récits qui au lieu d’invisibiliser mettent en lumière, et contribuent au socle d’identification et à un imaginaire commun au lieu de cliver encore davantage ! La colère et la revanche n’ont rien à faire là. Quelle perte de temps ! Il est urgent d’avancer.
Tishka Varèse
Légende de l’image d’en-tête : Avenue de la Victoire, Saint-Denis, Fonds Privé Jean-François Hibon de Frohen, ©Gaston Daudé. Série de cartes postales K. Goulas