[Art] Immersion artistique dans le carnaval malbar

[KARTYÉ KARMON]

Le quartier du Gol à Saint-Louis est un des seuls à La Réunion qui continue à célébrer le Karmon, également connu sous le nom de carnaval malbar, élément trop peu connu du patrimoine créole réunionnais. Au Moulin à Maïs à Saint Louis se tient actuellement une exposition qui nous plonge au cœur de ce rituel profane originaire du Tamil Nâdu. 

L’exposition « Kartyé Karmon » réunit, sous la houlette de Jean-Marc Lacaze qui en assure le commissariat, des  sculptures hautes en couleurs et matières, créées par les habitants du quartier du Gol pour le Karmon : Alix Janvier Gédéas, Richeman Mouniama, Marie-Thérèse Gédéas, Frédéric Gédéas, Daniel Sangouèze, Jean-François Gédéas, Vincent Gédéas, Sébastien Gédéas. Des photographies et des extraits de films de Jean-Marc Lacaze, ainsi que des textes très pertinents de Colette Pounia et Caroline Donnarumma-Marini accompagnent l’ensemble, proposant au spectateur une mise en perspective du Karmon, de son rôle dans l’espace social du kartyé, sa richesse culturelle et esthétique ainsi que des enjeux artistiques amenés par la mise en exposition.

« Mardigra », photographies 50x70cm, Kartyé Karmon © Jean-Marc Lacaze
« Mardigra », photographies 50x70cm, Kartyé Karmon © Jean-Marc Lacaze

Le spectateur est immédiatement frappé par la beauté et la force émanant des pièces exposées. Les habits du carnaval, très élaborés et rivalisant d’étoffes, de couleurs et de lumière, deviennent des sculptures imposantes qui nous accueillent et semblent nous fixer derrière leurs masques au sourire figé. Un autel fleuri, un cheval chamarré, un Arasânikâl, qui est une sorte de mat composé de trois plantes (canne à sucre, ficus religiosa et érythrine d’Inde) et utilisé lors des cérémonies du mariage, un tableau représentant les jeunes mariés… le décor semble posé pour que puisse se jouer le drame. 

La cérémonie du Karmon est initialement celle d’un mariage : celui de Karmon (ou Malmoudènn) et de Laadi (ou Rady), fille de Shiva. La fête bat son plein, les invités du couple (mardigra) dansent et chantent pendant plusieurs jours lorsque soudain, Karmon a le malheur d’interrompre Shiva dans sa méditation : ce dernier l’incendie du regard. Le jeune époux est consumé sur place et meurt. La jeune veuve éplorée mettra fin à ses jours en se jetant dans le fleuve. Le lait et le miel jeté sur les cendres par les prêtres ressusciteront le couple.

« Artistes de la réalité populaire »

Comme nous l’explique Frédéric Gédéas devant le tableau qu’il a réalisé, le Karmon est un héritage fort de symboles, et c’est également un puissant créateur de lien social. Pendant des semaines en amont de l’événement, les tantes, les oncles, les cousins et cousines, les amis se rejoignent chez sa mère, qui est couturière, et chacun prépare son costume de mardigra, mais également l’autel et les éléments de scénographie qui permettront au rituel de se dérouler dans le respect de la tradition. C’est un moment fort, tant dans la préparation que lors du défilé, qui, pendant plusieurs jours à la période pascale, traverse la ville et mêle au son des tambours les danses et les chants, les cris joyeux et les sifflements qui terminent leur ronde autour de l’Arasânikâl planté en terre, jusqu’à son embrasement, le dernier soir. Le lendemain, les ablutions dans la rivière constituent le point final du défilé.

C’est un travail de longue haleine que nous présente Jean-Marc Lacaze. Il se saisit du sujet en 2012,  suite à un choc esthétique vécu lors d’un défilé du Karmon au temple du Gol. La puissance du rituel et la beauté de la légende qui le sous-tend, tout comme la richesse et la qualité plastique des costumes le frappent : il commence un travail sur ce thème qu’il avait découvert au travers des écrits de Florence Callandre sur l’hindouisme, il entre en contact avec la communauté et les familles organisatrices et entreprend un projet artistique au long cours, en collaboration avec les créateurs de l’événement. 

L’exposition kartyé Karmon présente une étape de ce travail immersif, où le lien humain est capital, tout comme la volonté de mettre en vue un héritage et des savoir-faire créolisés, des talents d’ « artistes de la réalité populaire », selon l’expression de Wilhiam Zitte, qui avait à cœur lui aussi de donner de la visibilité à des pans trop peu valorisés de la culture réunionnaise. 

Vue d’exposition, Kartyé Karmon, Jean-Marc Lacaze. © Patricia de Bollivier
« Mardigra », sculpture, groupe Sébastien Gédéas,  kartyé karmon. © Patricia de Bollivier

L’artiste avait déjà montré une partie de ce travail lors d’expositions précédentes, notamment celle présentée en 2017 à la chapelle des Carmélites lors du festival Rio Loco à Toulouse. Y trônait la figure majestueuse d’un mardigra déguisé et masqué, aux cornes de cerf, côtoyant un autel aux esprits, un oratoire St Expédit, ainsi qu’un chien « Royal Bourbon » habillé et se balançant au bout d’une corde.

Les questions du syncrétisme religieux et de la créolisation des formes, non dénuées d’une dimension politique forte, sont des constantes dans le travail de Jean-Marc Lacaze.

Une « créolité plastique », selon les mots de l’artiste, à voir absolument au Moulin à café jusqu’au 28 février 2022.

Patricia de Bollivier

Pour en savoir plus sur l’artiste : https://jeanmarclacaze.com

Sur le karmon et plus globalement sur  la culture hindoue à La Réunion :  Florence Callandre, « Koylou : représentation divine et architecture sacrée de l’hindouisme réunionnais », Océan édition, 2009. : https://www.indereunion.net

Conférence le 26 février

Conférence dans le cadre de l’exposition Kartyé Karmon

En présence du commissaire et des artistes

Samedi 26 février 2022 à 15h

Salle Moulin à Maïs, Saint-Louis

Intervenants :

Monsieur Coupama, pour l’association Chapelle Pandialé

Monsieur Permalnaiquin, pour l’association Tiroulvalouvar

Monsieur Badamia pour La Chapelle Etang du Gol

Entrée gratuite

A propos de l'auteur

Patricia De Bollivier | Reporter citoyenne et critique d'art

Patricia de Bollivier est critique d’art et commissaire d’exposition indépendante. Elle a dirigé l’Ecole Supérieure d’Art de La Réunion entre 2014 et 2021, après avoir assuré la coordination technique du projet de centre d’art de la Ville de Saint-Pierre et la gestion et la valorisation de la collection d’art contemporain de la Ville de Saint-Pierre. Elle a enseigné la théorie des arts à l’ESA Réunion, l’Université de La Réunion et l’ENSAM-Antenne de La Réunion et assuré la direction de projets artistiques (résidences, commissariats d’exposition, éditions). Docteure de l’EHESS en sciences de l’art, sa spécialisation et ses domaines de recherche portent sur la création visuelle à La Réunion et la création en situation post-coloniale.

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