J’ai fait la Cimasa

15 heures d’immersion dans la course des trois cirques, la Cimasa : Ma présence sur cette ligne de départ est aussi liée à un combat politique, celui du féminisme. C’est une dédicace à toutes les femmes, une lettre d’amour à la sororité. (…) Un petit voile de fatigue s’installe, mais l’adrénaline me porte. (…) Cette chute violente, je la vois au ralenti, et elle fait peur. Le sang coule… (…) Je sais que je vais finir la course. Abandonner n’a jamais été une option…

« Tu devrais raconter ta course », me suggère Franck, mon collègue journaliste. « Tu penses que c’est approprié ? Je ne suis ni une élite, et je n’ai pas fait la Diagonale des Fous ». « Ça intéressera, car tu en as vécu, des choses, pendant ces 14 heures de course. », il me répond.
Ça, oui, j’en ai vécu. Alors je vais vous les raconter.

Je suis Sarah, journaliste pour Parallèle Sud. Cela fait trois ans que je cours, et un an et demi que je fais du trail. Le 30 août dernier, j’ai participé à la CiMaSaRUN, la course mythique qui traverse les trois cirques (Salazie, Cilaos et Mafate) au départ d’Hell Bourg, sur un tracé de 55km pour 3700 m de dénivelé positif.

Nous sommes le lundi 1er septembre. J’ai mal aux jambes. Les courbatures se font ressentir, et ce sont les mollets qui en pâtissent le plus. Je n’avais jamais fait une telle distance, ni un tel dénivelé. Cette course s’était installée dans ma tête il y a plus d’un an, quand j’en ai entendu parler pour la première fois. On m’avait prévenue : « C’est une des courses les plus dures, mais aussi les plus belles de la Réunion. »
De quoi me faire peur… et me donner une envie irrésistible d’y participer. Trois jours après, il est l’heure de la raconter.

Cela fait des mois que je l’ai en tête. Entraînements de trail, vélo, natation : tout est devenu fréquent. Quand je cours, j’y pense, et parfois, quand c’est dur, je me le rappelle : « Il vaut mieux souffrir maintenant, pour apprécier le jour J. » Mais le temps passe, et malgré les kilomètres parcourus, j’y vais fort, trop fort pour mon corps. Des douleurs aux genoux me poussent à ralentir les entraînements. À une semaine du départ, les dés sont jetés. On verra bien.

La veille, le stress monte, mais l’excitation aussi. Ça y est, j’ai hâte d’y être. Le sac de trail me donne cette allure que j’adore : un escargot qui porte sa maison sur son dos. Les barres, les gels, les saucissons sont calés dans les poches. Les flasques d’eau sont remplies, la frontale est postée sur ma tête.

Le départ

Hell- bourg, 04h 00 / C’est l’heure. Sur la ligne de départ, je suis avec deux potes, Léo et Aubin. Par le hasard des choses, on se retrouve à l’avant du sas, près des élites. Une imposture, donc, puisque si je me réfère à mon niveau, je serais mieux postée à la fin du peloton, avec les guerriers des longues heures de course. Tant pis, ça fait plaisir aux garçons, et à leur ego. Sauf que ça part vite. Très vite. Je regarde ma montre : je suis à 4’55″/km, autant dire que même à l’entraînement je ne cours pas si vite. La sagesse me reprend : je calme le rythme. Je ne suis pas partie pour 10 km, mais bien 55 km et 3 700 m de dénivelé positif.

Dans la nuit, les frontales s’illuminent et dansent, comme du plancton phosphorescent. Le faisceau éclaire les racines à éviter, tandis que le rythme reste soutenu. La montée du Cap Anglais commence. Heureusement, je suis allée la rencontrer quelques semaines avant, et je sais ce qu’elle me réserve : une périlleuse et longue montée, bien raide, qui sera tout de même embellie par le lever du soleil.

Cela fait quelques heures déjà que je marche, un pas devant l’autre, quand je me retourne, et vois les vives lueurs roses du ciel dans lesquelles se dessinent les contours des montagnes. Le spectacle commence. Je sais pourquoi je suis là. Je suis déjà reconnaissante.

Je n’ai pas le temps de trop rêver sur le ciel, car le chemin est encore long. Cette montée vers le gîte de la Caverne Dufour est plus technique que je ne l’imaginais. Celle-là, je la découvre. Un petit voile de fatigue s’installe, mais l’adrénaline me porte. La première descente arrive. Elle s’appelle le Bloc. Ce fameux Bloc qui mène à Cilaos. Un bon bloc de marches, espacées, dans lequel on est tenté de prendre de la vitesse.
Évidemment, je ne déroge pas à la règle et je me laisse aller.

Vue sur Salazie depuis le haut de Cap Anglais, au petit matin, Cimasa 2025

Les premières douleurs

Les premières douleurs aux genoux surviennent.

Ce corps n’est pas invincible, n’est pas fait de béton, n’est pas indestructible. Il est fort, mais vivant… alors il commence à me parler. Tout doucement. Pourtant je le sais, depuis l’instant où j’ai pris le départ : ce corps me portera quand ma tête sera lourde et se laissera pousser par ma détermination, quand il me criera d’arrêter ce grand traquenard. Alors je chuchote à mes genoux que ça va aller, mais qu’il va falloir s’accrocher.

Le Bloc, 8h56 / Le premier ravitaillement est là. C’est l’heure de découvrir le menu : des Tuc, du chocolat, des raisins, des oranges. Là, il faut se goinfrer, littéralement. Ça n’a jamais été un problème pour moi, à l’échelle de ma vie entière, donc ce n’est pas maintenant que je vais y aller mollo. Je repars la bouche pleine, en direction du sentier du Taïbit.

Les sentiers surplombent Cilaos, et l’on devine l’église, le stade, les ruelles où l’on a déambulé des dizaines de fois auparavant. Qu’est-ce que j’aime ce cirque, et ces chemins qui mènent à Roche Merveilleuse. J’adore ce que je suis en train de vivre, en pleine nature, sous une météo parfaite, qui me fait dire encore une fois : j’ai de la chance d’être là.

Je sais que Claire m’attend, et ça sautille dans mon ventre. C’est un peu ma Roche Merveilleuse à moi. Mon amie est venue me soutenir sur la route, et je la vois, au bout du chemin, bras tendus, hurlant son bonheur. C’est réciproque. Les émotions surviennent, elles sont intenses.
C’est aussi ça que je suis venue chercher, ce jour-là, et que ce sport est en train de me faire vivre.

Courir, c’est politique

Je continue ma route seule, Léo abandonne, car ce jour-là, il n’a pas envie de prouver quoi que ce soit, il veut juste s’écouter. Et cela me fait dire que moi, ce jour-là, j’ai envie de prouver des choses. Mes convictions féministes sont titillées : nous, les femmes, avons une force hors du commun, une capacité à encaisser la douleur, à prendre sur nous dans une société patriarcale. Dans le sport, cette force nous permet d’aller loin, très loin, j’en suis absolument convaincue. À l’intérieur de moi, je le sais, ma présence sur cette ligne de départ est aussi liée à un combat politique, celui du féminisme. C’est une dédicace à toutes les femmes, une lettre d’amour à la sororité.

Début du sentier Taïbit 10h45 / La vie aime se jouer de nous, alors par le hasard des choses, elle m’emmène une coéquipière. Pauline vient me voir au ravito : « Ce n’est pas toi que j’ai croisée il y a deux semaines sur le Cap Anglais ? » Si, c’était moi. Son rythme est plus élevé que le mien. Je le prends comme un signe de la vie, elle va m’aider, me porter. On monte le Taïbit ensemble, mais je la pousse à aller à son rythme.

En trail, il n’y a pas de place pour la suradaptation. Alors elle me sème, et je vis mon premier coup de mou. Le soleil tape, je n’ai pas pris de casquette. La nausée s’installe, c’est nouveau pour moi, qui ai pourtant l’estomac solide. Il est temps d’allumer les écouteurs. Dans ce genre de cas, c’est de la techno que j’écoute. Du DJ ARNE II, bien costaud, avec des basses enveloppantes, qui m’élèvent. Je pense à ce que ma mère m’a dit de me répéter dans cette situation : je suis forte, j’en suis capable, elle est de tout cœur avec moi. Ça paraît bateau, ça paraît cucul, mais qu’est-ce que c’est efficace, l’amour d’une mère.

Cette montée est interminable, mais je lève la tête, et j’aperçois Pauline, sur un caillou, qui en a marre, elle aussi.
On passe le col ensemble, sans imaginer ce qu’il va nous arriver dans cette maudite descente…

Dégringolade

Nous sommes au 32ᵉ km, et nous avons fait 2 700 m de dénivelé positif. Les genoux commencent à crier plus fort.

Je ralentis le rythme, Pauline me suit. On parle de ce qui nous attend à l’arrivée. De notre carotte à nous. Elle me parle de raclette, je lui parle d’un gros dodo. Sur ces belles paroles et sans le voir venir, Pauline chute, la tête la première, dans un virage. Cette chute violente, je la vois au ralenti, et elle fait peur. Le sang coule, sur sa tête, sur ses mains. Elle est médecin, alors elle me guide, avec les personnes qui s’arrêtent, pour faire un bandage d’urgence. Le petit caillou reste collé sur sa tête, c’est impressionnant, mais ça aurait pu être pire. La solidarité s’installe, on se répartit ses affaires, et l’on descend jusqu’à Marla, doucement.

Marla, 13h13 / Une fois en bas, Pauline décide d’arrêter. Elle a des vertiges, ça ne s’annonce pas bon pour la suite. On se dit au revoir. On sait que l’on vient de vivre quelque chose de fort, ensemble, et qu’on ne l’oubliera pas.

Marla, c’est aussi un temps fort pour moi, mais d’une autre nature. Les sourires de ma sœur et de mes amies, venues m’encourager, m’inondent de positivité. J’y pensais depuis un moment et de nombreux kilomètres, à cette rencontre. C’est aussi une des choses que j’avais entendues, mais que je vis pour la première fois, dans ce sport. Une course comme celle-là est une aventure collective.
Elles m’aident tellement, sans trop s’en rendre compte. Juste le fait qu’elles soient là, et qu’elles me répètent en boucle que je suis une warrior.

Ravitaillement de Marla, Cimasa 2025
Montée du col des boeufs, Cimasa 2025

On fait un bout de chemin ensemble, à un bon rythme. Mes jambes sont là. L’énergie est revenue.
J’ai presque l’impression de faire une sortie trail avec elles, comme un dimanche classique. Ça aussi, ça n’était pas prévu, alors je prends.

En haut du col des Bœufs, la descente relance la douleur des genoux. J’étais dans le déni jusqu’à maintenant, mais ce sont bien deux TFL qui se font sentir. Deux pour le prix d’un, eh bien super, c’est pratique. Au moins, pas de jaloux.

La descente finale

Plaine des Merles, 15h24 / La pluie commence à arriver, je sors mon K-way qui ne me quittera plus. Nous sommes au 40ᵉ kilomètre. Je sais que la montée est derrière moi et qu’il me reste de la descente. Dans ma tête, le plus dur est fait. C’est traître. Les filles me lâchent, et on se dit que l’on se retrouve à l’arrivée. Cette descente est longue et technique, et mes genoux m’empêchent de prendre de la vitesse. Deuxième gros coup de mou.
Le temps ne passe pas. Il me reste maintenant 10 km, c’est là que le cerveau me joue des tours.

10 km, ça n’est pas tant, mais je vais mettre des heures à passer cette descente, sous une pluie battante.

Pour autant, je sais que je vais finir la course. Abandonner n’a jamais été une option, mais là c’est sûr, je ne suis pas blessée, je vais faire attention, mettre le temps qu’il faudra pour franchir cette ligne d’arrivée et retrouver mes copains qui m’attendent, sûrement avec une bière à la main. Je passe une bonne partie de cette descente seule, mais parsemée de petits bouts de chemins partagés avec des gens.

Les conversations sont uniques dans ces moments-là. On ne se demande pas comment on s’appelle, ce qu’on fait dans la vie ou quel âge on a. On parle de ce que l’on vit, de si l’on a mal, de ce qu’il nous reste à faire, on s’encourage, on se porte, on est dans l’instant présent.
Rien d’autre ne compte. Ça aussi, c’est une révélation.

Bras Marron, 17H55 / Je badge au dernier ravito, la pénombre s’installe, la pluie ne faiblit pas.

Il reste 4 km, dont 1 très raide, me dit un bénévole au ravitaillement. J’aurais préféré ne pas avoir de chiffres. « Est-ce que c’est là que c’est raide ou c’est pire après ? Je comprends pas, c’est censé être 1 km raide, mais ça fait 2 heures que c’est raide, il nous fait des blagues celui-là ? Pourquoi est-ce qu’il ment, il sait bien que l’on va découvrir la vérité… »

Pourtant je pense à lui, et je me dis que c’est peut-être pire d’attendre, statique, dans le froid et la pluie, des zombies potentiellement désagréables, qui puent le phoque et qui tendent leur verre pour avoir de l’eau. Alors qu’elles et eux, les bénévoles, remplissent nos flasques de bon coeur, nous encouragent et nous font des sourires qui, dans nos corps et nos cœurs, sont décuplés. Ça aussi, c’est beau.

Là, ça commence à être long, et l’ambiance est mystique. On ne voit pas à 10 mètres, je suis seule, de nouveau. Je rallume la frontale.
C’est interminable, mais ça se rapproche. On me dit 2 km. C’est là que les pensées fusent. Je pense à plein de choses, à cette course de fou furieux que je viens de vivre. Au fait que je suis dans l’effort depuis 4 heures du matin.

Et que pour une fois dans la vie, on n’a pas vraiment d’autre choix que d’être fière de soi. C’est là, comme le nez au milieu de la figure.
On ne peut pas passer à côté. C’est énorme, ces 55 km et 3700 m de dénivelé positif.

L’arrivée

Au loin, j’entends les voix, la musique, ce qui me semble être des tintements de médailles… J’entends Aubin qui me hurle dessus, je sais que je suis au bon endroit. Puis je vois les filles, Lucie, Léa et Marie qui étaient à Marla, les larmes commencent à monter. Elles me prennent la main, je vois la ligne à quelques mètres, et je la passe. Ça y est. Je suis arrivée. Hell- Bourg, 18H45 /

Je comprends à ce moment-là que je suis piquée. Piquée par un sport qui vient de me mettre une claque dans la figure.
Une dose d’intensité, de hauts, de bas, de bonheur, de douleurs. Je viens de prendre une leçon sur moi, sur les autres, sur l’humain.
Je suis fière, je savoure. Tout est simple, tout est clair. Pour une fois, pas de problèmes futiles, pas d’angoisses ou de contraintes inutiles.
Je viens de marcher dans la montagne pendant 14h45, j’ai déambulé dans des sentiers merveilleux et eu la chance de traverser les trois cirques mythiques de cette île dont je suis éprise.

Photo prise à l’arrivée, Cimasa 2025

Photo prise à l’arrivée, Cimasa 2025

Je suis reconnaissante, de tout ce que je viens de vivre, dans les moindres détails. Je suis fière des autres coureur·euses, avec qui j’ai désormais ce souvenir commun : avoir fait la Cimasa. Pour une fois, je suis fière de notre humanité, fière de faire partie de ces gens, et de ce sport qui fait sortir le meilleur de nous.

Le trail est à la mode. Alors on se demande, si inconsciemment, on ne fait que suivre le mouvement. Dans ce genre de moments, on le sait. L’image, le marketing, l’envie de ressembler à d’autres ou de s’intégrer dans un groupe social, ça ne fait pas aller au bout, ou du moins pas dans de bonnes conditions. Ce qui fait avancer, c’est l’humilité, la résilience, le partage, la petite lumière qu’il y a en nous, et la lumière des autres. Je sais aussi que courir est un privilège de temps, de moyens, de santé physique et mentale qu’il faut comprendre et conscientiser. Ce sport est politique et poétique. Mais avant tout, il rassemble.


Et ce que je sais avec cette Cimasa, c’est que je viens d’ouvrir une porte, qui n’est pas prête de se refermer.

Sarah Cortier

trail Cimasa par Sarah Cortier
Tracé de la Cimasa 2025, au départ d’Hell Bourg
635 vues

A propos de l'auteur

Sarah Cortier

Issue d’une formation de sciences politiques appliquées à la transition écologique et persuadée que le journalisme est un moyen de créer de nouveaux récits, Sarah a rejoint l'équipe de Parallèle Sud. Elle souhaite participer à ce travail journalistique engagé, et apporter de nouveaux regards sur le monde.

Ajouter un commentaire

⚠︎ Cet espace d'échange mis à disposition de nos lectrices et lecteurs ne reflète pas l'avis du média mais ceux des commentateurs. Les commentaires doivent être respectueux des individus et de la loi. Tout commentaire ne respectant pas ceux-ci ne sera pas publié. Consultez nos conditions générales d'utilisation. Vous souhaitez signaler un commentaire abusif, cliquez ici.

Articles suggérés

Parallèle Sud Bêta 1

GRATUIT
VOIR