paru dans lundimatin#277, le 1er mars 2021
« Covid pa ka mofwazé nou an ko vid »
« Je ne parlerais pas de résistance carnavalesque mais de résistance culturelle dans son sens le plus noble. Qu’on le veuille ou non, la Guadeloupe est une colonie et comme toute colonie elle est soumise à des diktats, culturels, économiques et sociaux. Comment comprendre que des dizaines de milliers de touristes ont débarqué en Guadeloupe en novembre et en décembre et qu’on ne puisse pas organiser dans de bonnes conditions nos manifestations carnavalesques ? La période du carnaval est un moment de dénonciation, de dérision, de questionnement. La résistance culturelle est une résistance politique : on n’est plus dans le folklore, on est dans le politique. »
Elie Domota, syndicaliste de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG), leader du Liyannaj kont pwofitasyon (LKP), samedi 13 février 2021, Pointe-à-Pitre.
« COVID-19 La responsabilité individuelle est essentielle face à la crise sanitaire. Un ’déboulé’ a eu lieu dimanche 14 février 2021 des Abymes à Pointe-à-Pitre. Le préfet déplore ces comportements irresponsables de la part des organisateurs et des participants qui y ont entraînés de jeunes enfants. Sans distanciation ni port du masque, ce défilé est susceptible d’augmenter le nombre de nouvelles contaminations. En effet, la circulation de la covid-19 est toujours active en Guadeloupe, la tendance est à une augmentation et la menace des nouveaux variants plus contagieux est à présent avérée. Des poursuites seront lancées à l’encontre des organisateurs et des participants. »
Service de la communication interministérielle, Alexandre Rochatte, préfet de Guadeloupe, lundi 15 février 2021, Basse-Terre.
« GBH, allé koké maman ou, BFMTV allé koké maman ou, Istanislas, allé koke maman ou ! ».
Plus d’un millier de manifestants carnavaliers, scandant sous les fenêtres du préfet de Martinique, Stanislas Cazelles, mardi 16 février 2021, Fort-de-France.
Les marcheurs de déboulé ne se laissent pas décourager. Il y a bien eu un peu de flottement dans l’après-midi : réunis au « camp » de l’association, aux Abymes, les membres du mouvement culturel Akiyo attendaient mais ils ne savaient pas exactement quoi. Ou bien plutôt, ils ne voulaient rien laisser paraître. Puis, la nuit est tombée, les souffleurs de conque ont battu le rappel, la basse et la contrebasse, les plus gros tambours du carnaval, ont donné le signal et les marcheurs se sont mis en ordre. Chacun bien à sa place, derrière son camarade, le poids de la foule déjà rythmée derrière soi, devant soi, sur les côtés : 300 tambours, 200 chachas, une centaine de conques et autant de danseurs. Il faut être entraîné pour suivre la cadence, bien entraîné, et ne pas manquer de souffle. Tout le monde est prêt. Un rythme, un chant, ça y est ! La colonne est partie de son pas de course. Partie !
La marche sur Pointe-à-Pitre peut commencer, à l’allure carnaval d’Akiyo. Inarrêtable. Tout au bout, au rond-point, il y a bien une poignée symbolique de gendarmes mobiles mais personne n’a même essayé d’appréhender la colonne en marche. En Guadeloupe, le torrent des marcheurs de déboulé ne se laisse pas endiguer. A voir la colonne en marche, on la sent capables de tout, à l’entendre, on prend conscience de sa force. Sur le pas de leurs portes, sourire aux lèvres, portable à la main, les habitants des Abymes et de Pointe-à-Pitre assistent et se réjouissent. Nous sommes dimanche soir, le mercredi des Cendres approche, les Jours Gras auront bien lieu.
« Covid pa ka mofwazé nou an ko vid » : sur les tee-shirts siglés des adhérents du mouvement culturel Akiyo, en kreyol matinik, le message est limpide. « Le Covid ne nous métamorphosera pas en corps vide ». « Mofwazé », comme transformer dans le sens du kembwa, des sorciers, du culte des ancêtres, des cultes « an ba fey », sous les feuilles, cachés, effrayants. Puissants aussi. Les Jours Gras auront bien lieu mais il n’y aura pas de danseuses à plumes, le style de Rio n’aura pas droit de cité cette année, il ne reste qu’un travail défolklorisé. Et c’est ce qu’on appelle « la crise sanitaire » qui aura fait ce travail.
« Le dimanche gras c’est important parce nou ka di ke sa la fin l’ané à mas, ça veut dire qu’on arrive à la conclusion et qu’on a choisi un thème, nous avons fait des fresques, des chars, en fonction, explique Patrick Kokerel, vice-président du mouvement culturel Akiyo. Certains pourraient penser que c’est mardi gras le plus important mais pas pour nous. On est plusieurs entités, dimanche gras à Pointe-à-Pitre, mardi gras à Basse-Terre… C’est fondamental pour nous, cela fait partie de notre culture, cela n’a rien d’importé. Sé mas kreyol en nou mem, sé fondal en nou. Tou sa peyi la. C’est vrai que la loi ka di de pa sorti mai nou fé travail la. »
Conséquence : même si le manque d’eau et l’empoisonnement du peuple antillais au chlordécone étaient présents, ce qui dominait sur les fresques et les immenses panneaux installés c’était bien le Covid, seringues et virus, restrictions de liberté. Les autorités françaises ont rétabli des « motifs impérieux » pour circuler entre les îles et entre les îles et l’Europe. Le tout précisément à la veille des Jours Gras. Dans d’innombrables communiqués de presse, les préfectures de Guadeloupe et de Martinique ont « appelé à la responsabilité ». Des arrêtés d’interdictions de rassemblements ont aussi été publiés.
Un appel à projets pour « faire le carnaval autrement » doté de plusieurs millions d’euros a été lancé. Il n’a pas rencontré le succès. Que pense Guillène Boucher, présidente d’Akiyo, de l’argent que la préfecture a proposé ? « Nou ka di com sa ke pa parske yo ké voyé l’argen ke sa gaingn change yo bitin, nou nou pis problem ke sa. Pa parske yo kay done pitet mille euros, deux mille euros pou un association, nou pis largen ke sa ke nou ka fé bitin vec sa. La kiltir pa ka acheté. Sa pli important que yo pren l’argen ke yo divisé po tout Guadeloupéens ki ni problem, distribuer l’argent pou fé pep arreté palé sa pa servi à wien ! », répond-elle en créole. « Nous disons que l’argent qu’on nous a proposé ne change rien, nous avons des problèmes plus graves. Qu’est-ce qu’une association comme nous a à faire de mille ou deux mille euros ? On n’en a rien à faire. La culture ne s’achète pas. Il vaudrait mieux répartir cet argent entre tous les Guadeloupéens qui ont des problèmes, distribuer l’argent pour tenter de faire taire le peuple est inutile ! »
Si certaines années un spectateur non-averti avait pu manquer la dimension politique du carnaval, dissimulée sous le vernis du folklore, 2021 ne laissait pas de place à l’ambiguïté. « GBH, allé koké maman ou, BFMTV allé koké maman ou, Istanislas, allé koke maman ou ! », scandaient sous les fenêtre de la préfecture un millier de carnavaliers échauffés par la présence vaine mais exaspérante de cordons de gendarmes mobiles. Mardi Gras, 16 février.
Le préfet, Stanislas Cazelles, ancien conseiller Outre-mer du président Macron, à l’Élysée, a hérité à cette occasion de nouveaux surnoms infamants, avec cette invitation peu amène en kreyol. Comme le préfet de Guadeloupe, il a multiplié les communiqués martiaux et les prises de paroles austères inspirées du Premier ministre Jean Castex. Sans autre résultat qu’une humiliation franche et amusante pour tout Antillais ne figurant pas dans l’organigramme de la préfecture. Encore peut-il estimer s’en tirer à bon compte : en d’autres temps un représentant de l’État français, en Guadeloupe, avait du plier bagage. En 1985, le sous-préfet Hugodot avait tenté d’interdire le carnaval, cette pratique « irrespectueuse » qui selon lui portait « atteinte à l’intégrité de l’État français. » C’était le premier fait de gloire du mouvement culturel Akiyo.
« Qu’on le veuille ou non, la Guadeloupe est une colonie et comme toute colonie elle est soumise à des diktats, culturels, économiques et sociaux, témoigne Élie Domota. Le système colonial veut nous maintenir dans le folklore mais nous avons une langue, une culture, un pays, nous contribuons à la richesse de l’humanité. La résistance doit s’affirmer dans une période de restriction sanitaire parce que c’est le moment où précisément les décisions sont prises à Paris et elles sont totalement inadaptées et incompréhensibles. »
La résistance qu’Élie Domota appelle de ses voeux, tout comme les chants d’Akiyo, leurs conques, leurs tambours, leur parole et leurs idées, viennent évidemment de bien loin, dans l’espace et le temps. « La résistance, y compris militaire, est ancrée dans l’histoire guadeloupéenne, se souvient l’historien Raymond Gama, lui aussi leader du LKP. Nous la portons marquée dans notre corps et notre identité, un peu comme une Haïti qui ne serait pas indépendante puisque nous partageons le repère temporel de 1793-1803, les seuls endroits où les Noirs étaient libres. Nous avons perdu la guerre. En Haïti, sur l’analyse de la défaite guadeloupéenne, les résistants ont su convertir en victoire leur lutte, en indépendance. »
Entre deux chants, entre deux courses vers le rond-point Chauvel entre les Abymes et Pointe-à-Pitre, la colonne du déboulé d’Akiyo fait une halte. Rose-Marie est un peu essoufflée, elle se confie. « C’est chaud. Il ne faut pas se laisser faire par le gouvernement. Chaque pays a sa culture, chaque pays a son carnaval. » On entend déjà les baguettes qui s’entrechoquent, c’est le signal : les chants reprennent à pleine gorge, les tambours sont énervés, les chachas exaspérées, les danseurs habités, le déboulé repart pour un tour. Ce ne sera pas le dernier. « Ki yo vlé, ki yo ve pa, Akiyo lé la ».
Julien Sartre