INCESTE, DERRIERE LES MURS
L’actualité rattrape la série « Inceste, derrière les murs » débutée il y a quelques semaines. Les deux filles du directeur du centre dramatique national de l’océan indien, Luc Rosello, ont décidé de dénoncer publiquement les viols qu’elles auraient subi par leur père dans leur enfance. Alors qu’une première plainte déposée en 2013 par l’une d’entre elles avait été classée sans suite, une seconde enquête est en cours auprès d’un juge d’instruction, après le dépôt d’une plainte par les deux filles cette fois. Elles ont choisi de se livrer auprès de Parallèle Sud.
« Je suis désolée, mes propos risquent d’être un peu décousus… » Dès la deuxième phrase, Natalina Rosello, 33 ans, éclate en sanglots à l’écran de la visio. Sa sœur Moane Rosello, 30 ans, lui vient en aide par une argumentation construite. Elle travaille dans l’accompagnement des victimes de violences de toutes sortes et est parvenue, au fil des années, à décortiquer les mécanismes qui se mettent en place. Rationaliser permet aussi de s’élever au-delà de la violence de sa propre histoire qu’elle nous conte. Bien que, dans le milieu des arts et de la culture, « tout le monde connait l’histoire des filles », comme le racontent plusieurs personnes, c’est la première fois que Moane et Natalina se confient publiquement.
Natalina et Moane sont les deux filles de Luc Rosello, le directeur du Centre dramatique national de l’océan indien (CDNOI). Elles indiquent avoir subi des agressions sexuelles et des viols durant leur enfance.
« Emprise psychologique »
Comme c’est souvent le cas dans ce genre d’affaires, les filles racontent que les faits qu’aurait commis Luc Rosello se seraient passés lorsqu’elles étaient seules avec lui, sans témoin. Elles décrivent une emprise psychologique « infaillible » et avoir ressenti un fort sentiment de culpabilité. « L’enfant aime son parent, c’est le principe de l’inceste », souligne Moane. « Beaucoup de personnes n’en parlent pas pour ne pas briser leur famille. »
Natalina a tout oublié, raconte-t-elle. Jusqu’à son père dont elle n’a aucun souvenir avant ses 12 ans, âge auquel les deux parents se séparent. Le phénomène est bien connu et identifié comme « l’amnésie traumatique ». Cette réaction physique naturelle permet à la victime de survivre face à la violence d’un traumatisme, en oubliant ce qu’il s’est passé. Les souvenirs finissent un jour par remonter, souvent des années plus tard, et c’est ce qui serait arrivé à Natalina, au cours de séances d’EMDR, une psychothérapie par mouvements oculaires particulièrement efficace pour traiter les traumatismes.
« L’impression de voir le géniteur dans le métro »
« Je me suis tournée vers cette thérapie pour pouvoir continuer à vivre parce que c’est terrible quand on brise notre enfance de cette manière là. J’avais commencé à avoir des envies suicidaires très fortes, et surtout, plus je vieillissais, plus j’avais des crises d’angoisse importantes. Ca pouvait être un œuf qui tombe par terre ou le fait de voir un homme au crâne rasé. J’avais l’impression de voir le géniteur dans le métro. Dans ma tête, c’était vraiment lui qui était là, même si je savais que ce n’était pas rationnel, et ça déclenchait des crises d’angoisse très importantes. Je n’arrivais pas à me calmer. » « C’est de l’hyper vigilance parce que l’enfant se souvient du danger », explicite Moane.
Aujourd’hui, des pièces de puzzle ont refait surface, des souvenirs extrêmement précis de scènes figées par le trauma. « J’avais le cerveau en gruyère. Le retour en boomerang des souvenirs a été très douloureux mais m’a quand même permis d’avancer », indique Natalina. « Le fait d’avoir compris mes angoisses me permet aujourd’hui de mieux les gérer. »
Première plainte classée sans suite en 2013
La mère des filles n’a pas vu ce qu’il se passait, racontent-elles. Après le divorce de leurs parents, les rencontres avec le père se distendent. Le contexte familial, dans un milieu plutôt intellectuel et privilégié, permet aux filles de comprendre progressivement l’inceste qu’elles ont vécu. Elles quittent rapidement La Réunion pour aller vivre en métropole. L’une part en Inde.
Moane, elle, explique qu’elle n’a jamais tout oublié. Elle décide en 2013 de déposer plainte, seule, au commissariat du 15e arrondissement, à Paris. Elle a 19 ans. « L’accueil était remarquable dans ce commissariat, formé aux violences de genre, incluant les violences sexuelles sur mineurs », se souvient-elle. Elle raconte que tout se complique alors que le dossier est rapatrié à La Réunion, lieu des faits dénoncés. « L’accueil a été terrible, d’abord ils avaient perdu mon dossier, puis ils l’ont retrouvé. On m’a fait clairement comprendre qu’on ne me croyait pas. Il n’y a eu aucune expertise psy, j’ai été très mal accueillie, la confrontation était atroce, j’ai fait une crise d’angoisse, et puis, pour finir, ça a été classé sans suite. C’était lunaire ! »
« Sentiment d’impunité »
« Comme c’est de l’inceste, la société décide qu’on ne se mêle pas de l’histoire personnelle familiale, et on ne va pas dénoncer ce qui se passe derrière les murs de nos voisins », remarque Moane. « C’est un vrai phénomène social ! Ces personnes rajoutent des couvercles pour qu’on n’en parle jamais. La composante patriarcale est très forte. »
Moane et Natalina poursuivent leur vie loin de leur île. Elles rentrent peu, même si La Réunion, leur famille, leurs racines leur manquent. « C’est comme si, en plus de nous avoir volé notre enfance, il nous vole notre endroit, censé être notre safe place. » Elles expliquent leur vécu : « Rentrer chez soi, c’est un cauchemar, un déchirement. A La Réunion c’est vraiment dur, ça travaille émotionnellement, physiquement. J’allume le JT il est là, il est partout, c’est une personnalité publique, il y a vraiment un sentiment d’impunité. »
L’UFR se constitue partie civile
En janvier 2023, Moane et Natalina Rosello décident de déposer une nouvelle plainte avec cette fois constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction. La plainte vise des faits d' »agression sur mineur par un ascendant » et « viol avec plusieurs circonstances aggravantes ». « Il a fallu se préparer parce que la Justice peut être un rouleau compresseur », estime Moane. « Cette fois, on y est allées à deux, ça fait une différence, même dans l’émotionnel. Ca n’apaise pas forcément le choc post-traumatique mais ça apaise la peur, il y a une force, ça répare un peu la peur de l’enfant. »
Pour l’heure, Luc Rosello n’a pas été mis en examen. L’instruction étant en cours, il reste bien sur présumé innocent. Contactée par Parallèle Sud, l’avocate des deux victimes, Me Brigitte Hoarau, « [s]’étonne que les choses n’avancent pas malgré la gravité des faits ». L’Union des Femmes Réunionnaises (UFR) a également décidé de se porter partie civile dans cette affaire.
« Tentatives de déstabilisation »
Joint également par téléphone, Luc Rosello nous renvoie vers son avocat. Il affirme toutefois de son côté faire l’objet de « nombreuses et récurrentes tentatives de déstabilisation, personnelles comme professionnelles depuis plusieurs années ». Son avocat, Me Alain Antoine, argue qu’il s’agit d' »un serpent de mer qui ressort à chaque fois qu’on renégocie le contrat de Rosello ». En poste depuis 2017, le directeur du Centre dramatique national de l’océan indien a pourtant annoncé en août dernier qu’il ne souhaitait pas renouveler son contrat pour la période 2025-2027. Son deuxième mandat se terminera au 31 décembre 2024.
Jéromine Santo-Gammaire
Courriers anonymes, enquêtes internes et bruits de fond
Dans le milieu de la culture, Luc Rosello est décrit comme une personne charismatique, plutôt sympathique de prime abord. Une ancienne collaboratrice du milieu témoigne, sous couvert d’anonymat. « Je l’ai apprécié au début. Et puis j’ai découvert que de nombreuses histoires circulaient en interne : l’inceste, mais aussi des agressions verbales, du harcèlement sexuel ou moral… Je ne m’attendais pas du tout à ça. » « Il sait s’adapter à la personne qu’il a en face », précise une autre source anonyme.
« Il y a une dichotomie entre les comportements et le personnage public qui parle beaucoup d’égalité des genres, qui a l’audace de dire qu’il se sent concerné par les droits de l’enfant », déplore Moane Rosello. « Socialement, il donne le change, en public et même dans la famille, il était apprécié. »
Dans une interview diffusée sur RTL le 6 décembre 2021, il déclare notamment « on vit dans un monde où il est plus que nécessaire de s’interroger sur la place de la femme au sein de la société ». « C’est inécoutable pour les victimes », déclare Moane Rosello. « Une fois, pas deux. »
La crainte de perdre un soutien financier
Les personnes interrogées racontent comment, dans le petit monde de la culture, les témoignages restent anonymes, par crainte de perdre un emploi ou un soutien financier de la part du CDNOI. Parfois les réactions débordent brièvement sur les réseaux sociaux.
En novembre 2020, une lettre anonyme signée d’un « collectif des artistes intermittents salariés de La Réunion » est envoyée à différentes institutions, avant le renouvellement du mandat de Luc Rosello. Elle demande une enquête « sur le nombre de licenciements et d’embauches depuis la mandature de ce monsieur ». « Les circonstances actuelles à La Réunion et dépendances à cette structure nous obligent à garder l’anonymat et nous le déplorons », précise l’auteur du courrier. Une seconde lettre anonyme suivra s’alarmant d’un renouvellement de mandat sans concertation. Ce second courrier fait à la fois allusion à la suspicion d’inceste qui le vise, et à un « personnel en souffrance qui prend congé maladie sur congé maladie ».
Arrêts de travail
Le courrier qu’elle a également reçu alerte la CGTR Spektak. Des auditions anonymes sont menées au sein de la CDNOI. Sandrine Ebrard, de la CGTR Spektak, s’en souvient : « On m’a demandé de mener une sorte d’enquête, j’ai pris la température au niveau des salariés pour voir s’il y avait du mal-être au travail. Avant les courriers anonymes, j’avais commencé à être alertée sur Rosello au travers de discussions informelles, on me disait qu’il était bizarre et pas forcément bienveillant. C’était la réputation qu’il avait. »
L’enquête de la CGTR Spektak aurait confirmé le malaise interne. « Je me rends compte que c’est un sujet tabou », poursuit Sandrine Ebrard. « Des gens sont en arrêt de travail, en souffrance, mais n’arrivent pas à dire quoi que ce soit parce que d’autres personnes au sein du CDNOI veulent que ça reste comme ça. Il y a eu un turn-over énorme et les gens flippent de perdre leur job. »
Rapport sur les risques psycho-sociaux
La CGTR Spektak remonte l’information aux financeurs du CDNOI (Direction artistique et culturelle, Région, Département, Mairie de Saint-Denis). Elle rapporte que « des salariés de cette structure font état de conditions de travail particulièrement anxiogènes, déplorant le comportement malveillant du directeur. » « Les licenciements nombreux (ou pressions à la démission des salariés) et différentes menaces subies, plongent ces salariés dans une angoisse quotidienne. »
Une réunion du comité de pilotage exceptionnel du CDNOI a lieu le 29 décembre 2020. La CGTR Spektak tout comme Luc Rosello sont reçus par la Dac. Cette dernière conclut qu’elle ne peut retenir les accusations d’ordre professionnel et personnel « compte tenu de l’absence de données objectivées et du caractère anonyme des accusations ». Luc Rosello aurait alors apporté des garanties : la saisie de la médecine du travail et de la Dieccte, ainsi que la commande d’un rapport sur les risques psycho-sociaux au sein de la structure.
Réserve
Dans un courrier envoyé au Préfet, en janvier 2021, la Région se montre elle aussi « réservée » sur le renouvellement du mandat de Luc Rosello. Mais, un an plus tard, en janvier 2022, le directeur entame son second mandat pour trois ans. Depuis, le calme apparent était revenu.
Pour rappel, le théâtre du Grand marché a été labellisé centre dramatique régional en 1998, puis centre dramatique national en 2018. C’est le seul grand centre dramatique des Outre-mer. A ce titre, le CDNOI est chargé notamment de redispatcher des financements publics sur le territoire, pour encourager « la conception, la fabrication et la production des œuvres théâtrales ».
J.S.G