Le film Lèv la tèt dann fénwar réalisé par Erika Etangsalé questionne la transmission, la mémoire, l’héritage des ancêtres aussi. (Photo JSG)

[Kiltir] Des échos du Bumidom

Cinéma – Lèv la tèt dann fénwar

Aujourd’hui, jour férié, les journaliste se reposent. Et Parallèle Sud ouvre ses archives pour que ses lecteurs découvrent ou redécouvrent quelques sujets sympas. Celui-ci a été publié une première fois le 22 avril 2022. Depuis, le film a connu de nouvelles actualités et reçu de nouvelles récompenses…

La réalisatrice de Lèv la tèt dann fénwar raconte sa quête pour recoller les morceaux de son histoire. Les confidences de son père parti en France dans les années 70 avec le Bumidom. Elle fouille et décortique les questions qui touchent à la transmission, la mémoire, l’héritage des ancêtres aussi.

Bonjour Erika. Tu as fait un film sur l’histoire de ton père, qu’est-ce qui t’a amenée à te pencher sur cette histoire à la fois singulière et collective de la Réunion?

Je portais une colère, un malaise, un mal être que j’ai cherché à comprendre. J’habitais en Bourgogne, je suis née à Mâcon, je suis venue qu’une seule fois à la Réunion, j’avais 8 ans.

J’ai grandi avec mon père qui ne me parlait pas. Il ne me transmettait rien sur son île, il ne parlait pas créole. Il y a une moitié de moi que je ne connais pas, par contre en France on me demande toujours mes origines. On me dit, tu es mate, tu es de quelle origine, je réponds c’est normal, mon père il est noir, il est Réunionnais et ma mère elle est blanche, elle est Française. Je vis quand même un peu dans ce racisme là qui n’est pas vécu par tout le monde.

Comment tu veux t’aimer toi-même quand il y a une partie de toi que tu sens comme reniée ?

Il y a une partie de moi que je ne connais pas. Et cette révolte intérieure, une violence, mais je ne sais pas d’où ça vient. Je ne peux pas rester comme ça. Je décide de venir en 2008 à la Réunion. Comment tu veux t’aimer toi-même quand il y a une partie de toi que tu sens comme reniée ?

Je découvre que finalement mon père, s’il ne m’a pas parlé créole, c’est parce qu’il pense à mon éducation. Il y a une coupure avec ce que lui il est, la transmission se fait surtout par la langue, je pense, parce que c’est corporel.

J’ai étudié l’histoire de la Réunion et j’ai découvert l’histoire du Bumidom. J’ai demandé à mon père comment il est venu et il m’a dit avec le Bumidom. Je me suis intéressée à cette histoire. J’ai écrit un premier court métrage, « Seuls les poissons morts suivent le courant ».

Comment il réagit en voyant que tu t’intéresses à tout ça ?

Le fait que j’aille vivre à la Réunion, ce qu’il a quitté lui, où on lui a dit qu’il n’y a pas d’avenir, ça le fait travailler. Quand je reviens de la Réunion, je lui dis que je fais un film sur le Bumidom. En fait, il ne m’a pas parlé jusque là, c’était froid entre nous, ça ne se passait pas bien. Et là il monte à Paris juste avant que je prenne l’avion. Et il me raconte toute son histoire. Donc j’ai mis la caméra et là… c’est… fort.

J’ai pris l’avion dans l’autre sens et j’ai compris ce qu’il avait vécu. Quand il est venu tout seul en France, il a vécu la solitude aussi, et moi j’ai vécu cette même solitude en venant ici en fait, dans l’autre sens. A ce moment là je l’ai serré dans mes bras, je sentais qu’il avait envie de dire « on m’a raconté ci et ça, finalement je suis venu ici et en fait, j’ai pas fait ce que j’ai voulu dans ma vie ».

Quand mon père m’a dit son histoire, j’ai ressenti une révolte et beaucoup de chagrin, c’était très fort, très lourd. J’avais beaucoup de colère du fait que pendant 30 ans il a travaillé dans une usine, il a pas vraiment fait ce qu’il avait envie de faire, réalisé ses rêves… Ce qui est marrant c’est qu’il tournait des films, il s’intéressait au cinéma, à la musique. Et du coup, cette partie que je sentais reniée, en fait elle était là.

Pourquoi il ne t’en avait pas parlé avant?

Je pense qu’il n’avait pas conscience de ça, de ses propres blessures à lui. C’est tout à fait naïf, il a pas vraiment réfléchi. En fait on a un espèce de comportement où on s’enferme, on parle plus, c’est le calme plat, on parle de rien et d’un coup ça pète, j’ai toujours comparé ça au volcan.

  • Lèv la tèt dann fénwar, Erika Etangsalé.
  • Lèv la tèt dann fénwar, Erika Etangsalé.
  • Lèv la tèt dann fénwar, Erika Etangsalé.
  • Lèv la tèt dann fénwar, Erika Etangsalé.
  • Lèv la tèt dann fénwar, Erika Etangsalé.
  • Lèv la tèt dann fénwar, Erika Etangsalé.

Qu’est-ce que tu ressens quand tu arrives à la Réunion ?

Quand je reviens ici c’est comme si je rassemble les morceaux, je reconstitue le puzzle. Quand je réponds aux gens je suis d’origine réunionnaise, je me définis par quelque chose que je ne connais pas. En France j’étais Réunionnaise, comme on me définissait comme ça. Du coup, peut-être que mentalement, quand je suis arrivée ici, j’étais chez moi quoi. Du coup, quand je suis arrivée j’ai commencé à me sentir mieux, à m’épanouir, à me construire.

Dans mon travail, je m’intéresse beaucoup au lien qui nous relie à la nature, à la terre, à l’invisible, aux ancêtres, au générationnel, à l’hérédité. Ca fait partie de mes recherches. Dans l’océan indien, il y a beaucoup de populations qui ont été arrachées, déplacées, mises là. Comme pour les chagossiens déportés. Aujourd’hui, ils ont tout matériellement parlant, mais non ça ne va pas. Parce qu’il y a une déprime une blessure. Cet arrachement à la terre doit se faire de manière naturelle. De manière consciente, volontaire.

Comment ça s’est passé pour ton père quand il est arrivé en France avec le Bumidom ?

Là, quand ces jeunes réunionnais sont partis, ils ne savent pas vraiment ce qu’ils font en fait. Ils sont jeunes, d’ailleurs mon père pensait qu’il était tout seul à partir. Et quand il arrive à Paris ils sont plein. Il voit un groupe de Réunionnais, il ne comprend pas ce qu’il se passe. Lui il est un individu là dedans, mais il n’a pas conscience qu’il y a un phénomène collectif de société qui est en train de se passer et qu’on a massivement entraîné les jeunes réunionnais à partir.

Lui il se voit Français simplement et, quand il arrive, il se rend compte qu’il y a autre chose. Il est un étranger. C’est toute la problématique identitaire réunionnaise, qui est à la fois simple et complexe. Mais c’est riche de réfléchir là dessus.

Je ne dis pas c’est mal ou c’est bien, je décris juste des faits. Il y a des gens qui ont très bien vécu le Bumidom, pour eux, ça a été salvateur. Mon père ça n’a pas été non plus la victime qui est partie, arrachée de son territoire, pas du tout. Il était content aussi de partir, il avait aussi l’ouverture, l’envie d’aller voir l’ailleurs et c’est tout à fait normal. Et il le dit dans le film, il est Français, c’est la France donc il va voir l’autre bout de son pays, de l’autre côté, c’est normal. Mais quand il arrive il voit que ce n’est pas comme ça.

C’est révélateur de l’identité réunionnaise. Lui il se voit Français simplement. Et quand il arrive, il se rend compte qu’il n’est pas que Français, y a autre chose. Il est un étranger, c’est toute la problématique identitaire réunionnaise, qui est à la fois simple et complexe. Mais c’est riche de réfléchir là dessus.

Lui-même décide de partir finalement, donc à partir de quel moment on passe de la volonté à la contrainte ?

C’est ça qui est insidieux dans ce qui se passe dans l’histoire de la Réunion. C’est ambigu, il y a beaucoup d’ambivalence.

Là, on est ni dans la contrainte et l’arrachement, ni dans une totale maîtrise et une totale conscience de ce qu’il se passe. Mon père a grandi à la Source et après au Chaudron dans les premières tours, mais il est né à Saint-Louis. A cette époque, ils disaient « nous on voulait pas que nos enfants traînent dans la rue et n’aillent pas à l’école ». Tous ces jeunes, ils vont à l’école mais ils vont très vite dans des formations pour tout de suite pouvoir travailler en fait. Sans prendre vraiment en compte leurs désirs, qui ils sont etc.

Imagine, tu es jeune, on te formate aussi, on te dit « il faut faire ça » et ta famille t’y pousse. Il n’a plus son père aussi, ce qui joue. Tout ce conditionnement c’est la société mais l’éclatement des familles vient aussi d’un phénomène. Ça remonte à l’esclavage. S’il y a eu un éclatement des familles, c’est-à-dire, quelque chose qui a pu être vécu comme difficile dans les familles, il s’est transmis de toutes façons aux générations suivantes. Comment tu veux te rebâtir vraiment bien? Non c’est un équilibre fragile.

Le film parle de la transmission, pas que du Bumidom. Les familles par exemple malbar, chinoises, ont une structure familiale. J’ai l’impression que c’est plus difficile pour ceux qui héritent plus violemment, plus directement de ceux qui descendent des premières vagues de l’esclavage. Il n’y a pas l’assise. Pas de biens, pas de terre, rien. Je trouve qu’il y a quand même une différence. Et c’est des repères. Quand tu es Indien, tu te dis mes origines l’Inde, quand tu es Malgache bon ok il y a Madagascar. Mais quand tu sais pas d’où tu viens, c’est beaucoup plus dur. L’Afrique, c’est vaste. Pour certains, pas tous bien sur, il y a un besoin de voyager, de retrouver ses fondations, ses points de repère.

Je ne peux pas parler au nom de tous les Réunionnais

Pourquoi il n’est pas revenu à la Réunion?

Il ne peut pas. Déjà c’est trop cher, aujourd’hui c’est accessible mais avant il fallait qu’il économise plusieurs années. C’est peu compréhensible pour les gens aujourd’hui. A l’époque téléphoner à la Réunion c’est cher, tu téléphones rarement parce que ça coûte une blinde. La distance d’avant ça n’a rien à voir. Tu es vraiment coupé de la Réunion, coupé de ta famille. Quand il perd son père, il peut pas rentrer l’enterrer, ça a été dur pour lui. Il est venu que trois fois au total à la Réunion. Une fois avec la famille, il a dû faire des économies, une fois il est venu parce qu’il avait gagné au tiercé. La troisième fois c’était avec le film.

Ton film a une portée collective, c’est ce que tu cherchais ?

Au début, j’ai interviewé plusieurs personnes qui avaient connu le Bumidom. Je partais trop sur de l’historique, du sociologique et en fait pour moi c’était plus juste de revenir à mon expérience intime. Je ne peux pas parler au nom de tous les Réunionnais. Au final, mon objectif c’était pas de parler de moi ni de mon père, mais de parler de quelque chose de plus collectif. Mais j’étais soucieuse de ma justesse et je me suis dit « parle de ce que tu vis, de ton point de vue » parce que c’est quand tu es au plus profond de ta sincérité que tu touches le collectif. Ca fait écho avec ceux qui le vivent. On n’a pas tous le marqueur du trauma, faut pas dire aux Réunionnais vous avez tous le marqueur de l’esclavage.

Plus je mets à jour ce qui me compose et plus je deviens maître de moi-même.

A travers tes films, tu travailles sur la mémoire, comment on la libère des chocs passés ?

Souvent, on hérite de mécanismes et tant qu’on n’a pas mis en pleine lumière notre histoire et celle de nos ancêtres, on les reproduit, on n’est pas conscient. Quelque part, ils nous dirigent, on est dans une mécanique, un peu comme un robot. Mais quand on les met en lumière, on peut commencer à s’épanouir, on comprend nos mécanismes, on les déconstruit. Plus je mets à jour ce qui me compose et plus je deviens maître de moi-même.

Après, il y a une façon de faire les choses. Tu mets en lumière et tu libères les mémoires, tu viens pas cultiver ta névrose non plus. Tout ce processus fait partie de mon travail.

On voit souvent des gens qui reviennent sur les souffrances de leur propre vie, parfois celles de leurs ancêtres, et qui s’enferment dedans. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné tu arrives à t’en libérer ou alors au contraire tu les nourris et tu les renforces ?

J’ai beaucoup réfléchi là dessus. Plus tu en parles plus tu cultives le truc alors il faut créer dans l’autre sens. Créer des héroïnes femmes, des marrons et tu libères le truc. Comment expliquer qu’on libère? Tu peux décider de ne pas t’occuper de ta blessure, de ton émotion, mais c’est là !

Dans le processus, tu as un moment où tu as mal, où c’est dur. C’est le tunnel, tu te dis que tu ne vas pas y arriver. Mais au bout c’est la lumière, ça y est, je suis nettoyée de ça et j’avance. J’en ai conscience, je sais ce que c’est, j’arrête de ne pas le voir. Je le vois mais je l’ai dissocié de ma personne. Sinon c’est comme si ça fait partie de toi, tu ne le distingues pas, tu ne le vois pas. Il faut l’expérimenter pour t’en rendre compte, y a pas à dire ou à croire, y a à expérimenter. Dans les purifications, dans les nettoyages tu passes des étapes, tu fais rejaillir des mémoires. Quand on travaille on voit les étapes, on voit qu’on grandi, on pousse, comme les arbres.

Propos recueillis par Jéromine Santo-Gammaire

Le film sera présenté le 6 juin 2022 au festival du film citoyen, à la Réunion.

Parcours festivalier à ce jour:

FID Festival International de Cinéma de Marseille PRIX PREMIER FILM, PRIX MARSEILLE ESPÉRANCE

_ 34e édition des États généraux du film documentaire de Lussas

_ Festival de Film de la Villa Médicis

IndieCork en Irlande

_ CorsicaDoc en Corse

_ Cinemigrante en Argentine

IDFA, Festival international du film documentaire d’Amsterdam, le plus grand festival du documentaire au monde

FEMI, Festival International et régional de Cinéma de Guadeloupe PRIX SPÉCIAL DU JURY

_ Premiers Plans d’Angers Compétition Courts métrages français MENTION SPÉCIALE DU JURY

_ Festival de Cinéma de Brive Compétition Internationale MENTION SPÉCIALE du Jury des Activités Sociales de l’Energie CMCAS et CCAS.

_ Festival International de Cinéma Visions du réel de Nyon Sélection Doc Alliance

_ Nomination Doc Alliance Awards 2022Doc Alliance est une union de sept grands festivals européens de films documentaires. Chaque année, chacun des festivals sélectionne 1 court métrage et 1 long métrage. Cette année sont donc nominés 14 films, (7 longs métrages, 7 courts métrages) pour les Doc Alliance Awards 2022, qui seront remis à Cannes.

Bumidom à La Réunion

A propos de l'auteur

Jéromine Santo Gammaire | Journaliste

En quête d’un journalisme plus humain et plus inspirant, Jéromine Santo-Gammaire décide en 2020 de créer un média indépendant, Parallèle Sud. Auparavant, elle a travaillé comme journaliste dans différentes publications en ligne puis pendant près de quatre ans au Quotidien de La Réunion. Elle entend désormais mettre en avant les actions de Réunionnais pour un monde résilient, respectueux de tous les écosystèmes. Elle voit le journalisme comme un outil collectif pour aider à construire la société de demain et à trouver des solutions durables.

Articles suggérés