LIBRE EXPRESSION
Après un chemin de croix semé d’embuches, le Premier ministre Michel Barnier est parvenu à constituer, deux semaines après sa nomination, son gouvernement. Une équipe gouvernementale prête au combat après un accouchement difficile. En effet, les oppositions ont été très vives. D’abord, celle du président de la République : son refus de la première liste de ministres potentiels de Michel Barnier et son injonction à respecter un certain équilibre politique entre les députés du groupe Renaissance (camp présidentiel) et les LR … Ensuite celle de Gabriel Attal et son groupe Ensemble pour la République (EPR) exigeant du Premier ministre une clarification de sa « ligne politique, notamment sur d’éventuelles hausses d’impôts et sur les grands équilibres gouvernementaux » pour que les députés macronistes puissent envisager d’intégrer son gouvernement. Enfin le coup de pression ou crise au Modem où 80 % des députés du groupe de François Bayrou disent refuser que leur parti participe un gouvernement jugé trop à droite, avant l’apaisement.
Que penser de ces tensions au sein même des différentes familles politiques de droite et du centre droit ? Et, d’autre part, comment expliquer le refus catégorique des forces politiques de gauche à participer au gouvernement de Michel Barnier ? Outre les intérêts personnels, l’explication la plus courante de ces dissentions entre les partis et hommes politiques est que « le compromis politique est absent de la culture française ». « Un retour à l’esprit de consensus relèverait, selon Jean Garrigues, historien spécialiste de la politique, d’une véritable révolution culturelle (Dans, Le Point, 22/06/2022). Et ce manque de culture du compromis trouverait alors son fondement, entre autres, dans la pureté des convictions et/ou la culture du chef. Ne faudrait-il plutôt rechercher la cause de ces dissensions ou de ces profonds désaccords dans des valeurs qui s’affrontent, mettant à mal le consensus ? « Les dieux se combattent, et sans doute pour toujours », écrit le sociologue allemand Max Weber ; ou encore : « Divers ordres de valeurs s’affrontent dans le monde en une lutte inexpiable » (Weber, 1919).
L’illusion du consensus
La notion de consensus a souvent été évoquée lors des négociations entre les forces de gauche du Nouveau Front populaire (NFP) dans leur choix d’un Premier ou d’une Première ministre, un choix exclusif du vote, consistant à constater l’absence de toute objection présentée comme étant un obstacle à la décision commune en cause. C’est dans ce sens que la notion est généralement définie ou entendue. C’est une procédure de décision utilisée dans le cadre des Nations Unies et de la Communauté internationale, compte tenu des rapports existant entre États membres de ces Organisations. Son utilisation dans le domaine politique, au niveau national, ne va pas de soi.
Pour la philosophe politique belge Chantal Mouffe, référence intellectuelle à gauche, obtenir un consensus en politique est impossible. Pour elle, une politique démocratique se fonde sur le caractère constitutif de l’antagonisme, du conflit entre un « nous » et un « eux », impossible à éliminer. Cette dimension antagoniste (du conflit) est, dit-elle, ce que j’appelle “le politique”, lié à la dimension conflictuelle qui existe dans des rapports humains – antagonisme qui se manifeste sous forme politique dans la construction du rapport ami/ennemi. Du moins, cela arrive lorsque la différence qu’incarne le « Eux » commence à être perçue comme menaçant notre identité ou notre existence (Mouffe, 2003). Mouffe insiste sur cette dimension conflictuelle du politique, et corrélativement de la démocratie. La réflexion sur la démocratie, déclare-t-elle, doit reconnaître l’antagonisme et donc partir de l’idée qu’obtenir un consensus en politique est, par principe impossible. « Je soutiens que le fait de concevoir le but d’une politique démocratique en termes de consensus et de réconciliation n’est pas seulement erroné conceptuellement mais dangereux politiquement » (Dans L’illusion du consensus, 2016).
Une démocratie plurielle qui permet au conflit de s’exprimer
Néanmoins, la démocratie ne s’enferme pas, pour Chantal Mouffe, dans le rapport ami/ennemi, dans la « guerre des dieux » pour reprendre l’expression de Max Weber en parlant du conflit des valeurs (voir début de ce texte). Pour Mouffe, il convient de distinguer le politique (la dimension de l’antagonisme constitutive du politique) de la politique, c’est-à-dire de l’ensemble des pratiques et des institutions qui visent l’établissement d’un ordre organisant la coexistence humaine dans des conditions qui seront toujours conflictuelles.
Bien mieux, elle propose un modèle de démocratie plurielle, qu’elle appelle le « pluralisme agonistique », qui, à défaut d’éliminer l’antagonisme, le transforme en une forme agonistique (un conflit organisé), c’est-à-dire qui permet au conflit de ne pas s’exprimer sous la forme d’une confrontation ami/ennemi, mais sous la forme d’une confrontation entre adversaires qui reconnaissent le droit de leurs opposants à défendre leur point de vue. Et ce, dans un cadre où les adversaires s’accordent sur les principes démocratiques de liberté et d’égalité, tout en se confrontant sur la signification qu’il conviendrait de leur donner (C. Mouffe, Le politique et la dynamique des passions, Erudit, 2003).
Pour autant, la catégorie de l’ennemi ne disparaît pas. Elle continue, selon Chantal Mouffe, « à être pertinente par rapport à ceux qui mettent en question les principes même de la démocratie pluraliste et qui, pour cette raison, ne peuvent pas faire partie de l’espace agonistique » (Dans Deux visions divergentes de la démocratie, 2010). C’est dans distinction (ami/adversaire – ami/ennemi) que s’inscrit ce propos de Éric Dupond-Moretti, lors de son entrée en campagne dans les Hauts-de-France en aux régionales de juin 2021 : « Xavier Bertrand est un adversaire, Marine Le Pen un ennemi ».
Quelle est la meilleure façon d’envisager la politique démocratique ? Deux conceptions s’opposent. Celle de Chantal Mouffe et d’autres (Claude Lefort, jacques Rancière…) qui met le conflit au cœur du politique et en fait l’un des outils d’une démocratie agonistique pour que le pluralisme démocratique puisse trouver sa pleine expression. De manière plus concrète, ce positionnement théorique se traduit par une réactivation du clivage gauche/droite. Et puis, celle, plus en vogue actuellement, qui édifie la démocratie sur le consensus, en éludant l’antagonisme (la dimension conflictuelle) inhérent à la politique, selon Chantal Mouffe et d’autres politologues. Elle se traduit souvent par l’évacuation du politique au profit des discours de nature économique, morale ou juridique et de l’expertise. Les responsables politiques et les décideurs sont tenus de s’accorder, discrètement le cas échéant, à partir de rapports d’experts et du plaidoyer des secteurs concernés.
En guise de conclusion, nous pouvons dire que si notre démocratie n’a pas la prétention de nier ou abolir les conflits, mais plutôt de les gérer, les canaliser et les domestiquer, tout en gardant l’espoir d’atteindre le consensus. Par ailleurs, la démocratie ne peut survivre sans certaines formes de consensus sur des valeurs éthico-politiques et la recherche des compromis en vue de faire émerger des conflits le lien social et politique qui nous unit.
Reynolds Michel
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