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La destruction des requins, une mesure politique et électoraliste

LIBRE EXPRESSION

Le 24 septembre 2011, la direction de l’environnement, de l’aménagement du territoire et du logement (DEAL) de la Réunion publie un rapport demandé par le préfet à propos de la 1ère « opération ciblée de prélèvement de requins » envisagée à la Réunion. 

Il ne s’agit à l’époque que de détruire – ou « prélever » selon les éléments de langage plus policés de l’Etat – un maximum de 10 requins d’espèces réputées potentiellement dangereuses pour l’homme : le requin tigre et le requin bouledogue. 

Ce rapport, pourtant établi par les services de l’Etat lui-même, est on ne peut plus clair sur l’inefficacité en termes de réduction du risque, et sur la dangerosité vis-à-vis des écosystèmes marins, d’un programme de destruction systématique des requins :

« Deux mesures d’urgence ont été prises à la suite de l’accident mortel du 19 septembre 2011 [la mort de Mathieu Schiller à Boucan Canot lors d’un accident avec un requin] :

  • l’interdiction des activités nautiques de pleine eau dès lors que, sur décision du maire, la flamme rouge est hissée ;
  • une opération ciblée de prélèvement de requins appartenant aux espèces dangereuses et non protégées. Le présent rapport concerne cette dernière mesure. [….]

Le cadre de l’opération ciblée de prélèvement s’entend ainsi dans le contexte suivant :

Il ne s’agit pas d’éradiquer les requins des rivages proches et éloignés de La Réunion : une telle éradication, en supprimant la tête d’une chaine trophique, pourrait conduire d’autres prédateurs à occuper cette position au sommet de la chaine alimentaire marine : d’autres requins, ou d’autres poissons pélagiques. Les conséquences de prélèvements massifs sur l’évolution des différentes catégories de poissons seraient difficilement prévisibles. Les prélèvements ne doivent donc pas, par leur quantité, porter atteinte aux équilibres naturels, aux écosystèmes.

L’opération vise à éliminer un certain nombre de requins qui pourraient être à l’origine d’accidents et d’atteintes aux personnes, et dont le comportement sédentaire et le déplacement territorialisé les maintient à proximité des lieux fréquentés de baignade et d’activités nautiques de La Réunion. [….]

Une telle opération de prélèvement est-elle efficace ? Est-elle à la mesure du phénomène ?

Ne disposant pas à ce jour des éléments quantitatifs et comportementaux (en cours d’acquisition par ailleurs), on ne peut exclure que les requins prélevés pourraient ne pas être ceux qui étaient à l’origine des attaques mortelles susvisées. Le prélèvement sera réellement efficace si les requins à l’origine des accidents sont sédentarisés et en nombre limité. [….]

Il convient que les précautions soient prises pour que les prélèvements ne présentent aucun effet pervers du point de vue de la sécurité des personnes et des équilibres écologiques. A cette fin, l’opération doit être bien maitrisée et bien suivie pour en évaluer les effets. Elle doit respecter les équilibres écologiques. Elle doit être proportionnée et révisable.Elle doit être rigoureusement encadrée. [….]

Sur la base des avis formulés au cours de l’atelier n°1, le nombre maximal de prises est fixé à 10. II est probable que le nombre de prises n’excède pas 10. [….] Néanmoins, le seuil de 10, cité par certains participants est apparu comme raisonnable. Cette limite prudentielle vise à assurer la maîtrise de l’impact écologique de l’opération d’urgence. [….] »

Le programme d’acquisition de connaissances scientifiques dont il est question dans ce rapport est le programme CHARC. Débuté en décembre 2011, il ne se terminera qu’en décembre 2014 pour un rendu public en avril 2015.

En septembre 2012, dans un article de la revue « Pour la Science », Antonin Blaison, Ingénieur de Recherche à l’IRD – l’Institut de Recherche et de Développement – et l’un des responsables du programme CHARC, tire la sonnette d’alarme à propos des destructions de requins alors que le programme de recherche vient tout juste de commencer : 

« Les attaques de requins suscitent toujours, à juste titre, l’émotion. [….] L’émotion, compréhensible, peut cependant conduire à des réactions hâtives et parfois inappropriées. C’est ce qui risque de se passer dans le cas réunionnais. A l’heure où sont écrites ces lignes, les pouvoirs publics envisageaient d’autoriser le « prélèvement de requins » à la Réunion, c’est-à-dire leur pêche, y compris dans la zone de réserve marine. Une telle mesure est réclamée par certains acteurs de la société – pratiquants de sports nautiques soumis au risque, pêcheurs considérant les requins comme des concurrents, commerçants des stations balnéaires subissant des baisses de fréquentation. Or elle serait non seulement vaine, mais aussi nuisible, comme plusieurs arguments l’indiquent. [….]

La première phase de CHARC, qui en comporte trois, vient de s’achever. Elle apporte des premiers renseignements, mais qui doivent être consolidés et complétés par un suivi plus vaste et sur une plus longue durée. [….]

En l’absence de ces informations scientifiques, une stratégie cohérente de prévention du risque est illusoire. Mais on peut déjà affirmer que des opérations de prélèvement de requins ne sont pas une solution, ni à court terme, ni à long terme. Et cela indépendamment des préoccupations écologiques sur les requins et leur rôle dans la chaine alimentaire des océans. 

La forte capacité de ces deux espèces de requins à se déplacer sur l’ensemble de la côte, voire dans l’ensemble de l’Océan Indien, montre que la pêche aux squales sera non seulement coûteuse, mais aussi inefficace, les requins présents à un instant donné et dans une zone donnée variant de façon aléatoire. Le prélèvement pourrait même produire l’effet inverse de celui recherché : on risque de prélever des requins plutôt côtiers, ce qui pourrait laisser le champ libre à des requins plus pélagiques, tels le requin tigre. Par ailleurs, une traque des requins pourrait compromettre le programme de recherche CHARC, en perturbant les animaux et leur suivi.

Des opérations de prélèvement ne donneraient qu’un faux sentiment de sécurité et n’apporteraient aucun élément utile à la gestion du danger à long terme. [….] »

En 2013 (ordonnance n°370902 du 13 août 2013), le Conseil d’Etat émettait également des réserves sur l’efficacité de la pêche en termes de sécurisation, du fait que les populations de requins tigres et bouledogues ne sont pas sédentaires (ce qui laisse fortement présager que les requins éliminés dans une zone donnée seront remplacés par de nouveaux arrivants) : 

« Considérant qu’il appartient aux autorités administratives compétentes de déterminer les mesures les mieux à même de réduire les risques d’attaques de requins, et leur degré d’urgence, en tenant compte de leur faisabilité, de leur efficacité, de leurs coûts et de leurs inconvénients, au vu notamment des études scientifiques et des expérimentations menées ; qu’il résulte de l’instruction, notamment des études comparatives internationales, que les risques d’atteinte à la vie ou à l’intégrité corporelle des baigneurs ou des pratiquants de sports nautiques à la suite d’attaques de requins peuvent être réduits, par tout ou partie des mesures suivantes : [….] prélèvement de requins des espèces dangereuses et non protégées,soit, à La Réunion, des requins-bouledogues et des requins-tigres, cette dernière mesure, controversée, semblant ne pouvoir être efficace que si les requins sont sédentarisés.[….] ».

Deux mois plus tard la presse locale (JIR du 8 octobre 2013), dressait un premier bilan intermédiaire du programme CHARC, en forme d’avertissement à l’Etat, sur la base d’une interview de Marc Soria, Ingénieur de Recherche à l’IRD et responsable dudit programme :

« Si des analyses génétiques venaient à confirmer des migrations et des échanges entre les requins de l’Océan Indien, l’Etat et ses différents partenaires pourraient être amenés à revoir leur copie de fond en comble en matière de gestion du risque. 

Première conséquence : la potentielle vacuité du programme Cap Requin que le préfet présente désormais ouvertement comme un premier mode de régulation. Car le dispositif, tel qu’il est conçu, ne peut être efficace que pour réduire une population fermée de squales dans un endroit donné. La répétition des pêches, plus rapide que les cycles de reproduction, permet en effet de faire baisser mécaniquement le nombre de requins et ainsi de réduire le risque. Or, dans son fameux rapport de 1997, l’IFREMER l’indiquait noir sur blanc : « Cette approche n’est effective que sur les populations résidentes. Les recherches indiquent que la plupart des espèces migratrices et océaniques ne sont pas affectées par de telles opérations de pêche ». Si l’hypothèse d’une population ouverte, déjà solide pour les tigres, venait à se confirmer pour les bouledogues, les drumlines pourraient ne plus servir à grand-chose. [….]

Les programmes Cap Requin et Ciguatera étant les seuls outils de gestion du risque actuellement validés, la confirmation d’une population ouverte à l’échelle de la zone serait une bien mauvaise nouvelle pour les pouvoirs publics. Un retour à la case départ en somme. A moins d’accélérer vivement les solutions expérimentales et alternatives (vidéosurveillance, électromagnétisme, vigies sous-marines, etc….) ».

Depuis, toutes les études scientifiques ont démontré le caractère hautement migratoire de ces deux espèces partout dans le monde et en particulier dans la zone Sud-Ouest de l’Océan Indien.

Mais malgré tous ces avertissements, rien n’y fait. Balayant les mises en garde des scientifiques et de ses propres experts, visiblement échaudé par sa condamnation devant le Conseil d’Etat, sous la pression des surfeurs, de quelques pêcheurs et commerçants de l’ouest, et de politiciens locaux, l’Etat entame les programmes de pêche. 

D’abord à une échelle expérimentale (programmes Ciguatera et Valo Requin). Puis en janvier 2014, alors même qu’à l’époque le requin tigre et le requin bouledogue sont déjà considérés comme espèces quasi-menacées par l’UICN,  sans que l’état de leurs populations autour de la Réunion ne soit connu, et sans tenir aucun compte des conséquences éventuelles sur les écosystèmes marins, l’Etat met en œuvre la destruction systématique à grande échelle de ces espèces dans les eaux réunionnaises (programmes Cap Requin 1 et 2, puis programmes du Centre Sécurité Requin à partir de mars 2018).

Des 10 requins MAXIMUM qui étaient prévus au départ par la DEAL, une « limite prudentielle visant à assurer la maîtrise de l’impact écologique », on en est aujourd’hui à près de 650 requins tués (633 au 30 juin 2022)

Et l’Etat n’a pas prévu de s’arrêter là, puisqu’il s’agit d’une pêche sans aucune limite : ni de nombre, ni de taille ou de sexe, ni de durée. En clair, on tue tous les requins tigres et bouledogues qui « oseraient » s’aventurer dans les eaux réunionnaises !

Il faut dire que la politique est passée par là. On sait maintenant, en 2022, qu’il s’agissait d’une posture essentiellement électoraliste, en réponse aux revendications de certains protagonistes locaux comme le soulignait Antonin Blaison. 

Dans une réponse écrite à la Députée Mme Typhanie Degois, publiée au JO le 3 mai 2022, le ministère de la mer le reconnaît lui-même : 

« À la Réunion, les attaques récurrentes de requins sur l’homme ont conduit les autorités locales à prendre, en guise de catharsis, des arrêtés autorisant la destruction des squales. Ces textes ont été portés devant le juge administratif par des associations de protection de l’environnement qui ont obtenu la suspension partielle de deux d’entre eux en raison de la mise en cause de l’intégrité de la Réserve naturelle nationale marine de La Réunion dans laquelle les prélèvements étaient autorisés. » (sic !!)

En clair, l’Etat tue des requins pour calmer une petite frange de la population. 

Avec en prime, il faut bien le reconnaître, une certaine forme de mépris pour La Réunion : la fameuse « catharsis ». On s’en souviendra…..

Didier Dérand, Collectif « Requins en Danger à la Réunion »

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