9 / RENCONTRE AVEC GHISLAINE MITHRA-BESSIÈRE, PRÉSIDENTE DE L’ASSOCIATION RASIN KAF
Cette semaine, la négation publique par le représentant départemental du RN du devoir de commémorer les crimes de l’esclavage a provoqué un tollé. Ce qui a conduit notre série « la peste » dans un haut lieu de la défense de la kafritude : la kour Mithra à Saint-Denis. Ghislaine Mithra-Bessière, présidente de Rasin Kaf, analyse en profondeur la quête identitaire des Réunionnais et la « férocité » du fond de la pensée de l’extrême-droite.
En affirmant le 18 juin sur Réunion la 1ère qu’il ne fallait plus fêter commémorer l’abolition de l’esclavage, Johnny Payer, le maire de la Plaine-des-Palmistes secrétaire départemental du Rassemblement national s’expose à une plainte qu’envisage de déposer l’association Rasin Kaf en vertu de la loi Taubira du 10 mai 2001 reconnaissant l’esclavage et la traite comme des crimes contre l’humanité.
Il a également fait l’unanimité contre lui, même de la part d’autres responsables locaux du parti d’extrême-droite ayant compris à quel point sa position négationniste était impopulaire dans une île marquée par la traite humaine. Même s’il a par la suite minimisé ses propos, Johnny Payet a exprimé le fond d’une pensée réactionnaire qui n’étonne personne venant de l’extrême-droite. Un dérapage du type de ceux que le vieux Jean-Marie Le Pen aimait à pratiquer naguère pour donner le gage à ses partisans les plus racistes.
Calculé ou pas, cet acte de négation d’un crime contre l’humanité conduit ce 9ème épisode de notre série « la peste », dans l’emblématique kour Mithra, au coeur du Camp Calixte de Saint-Denis. Ancien camp d’esclaves devenu siège de l’association Rasin Kaf…
« Nou tout’ na in kaf an nou »
Rasin Kaf est née « sur un tas de fumier », sourit sa présidente, Ghislaine Mithra-Bessière en faisant allusion à son lieu de naissance, sur le terrain saint-paulois de Franswa Tibère. C’était le 20 décembre 1999, dans la foulée des premières grandes commémorations de l’abolition de l’esclavage : l’année précédente, l’anniversaire des 150 ans de l’abolition avait été organisé avec fastes par le conseil départemental de l’époque.
La reconnaissance et la valorisation des racines africaines de La Réunion est la raison d’être de Rasin Kaf. Aussi lorsque Johnny Payet a déclaré publiquement qu’il ne fallait plus célébrer la fèt Kaf, ni commémorer l’abolition de l’esclavage, Ghislaine Bessière a vivement réagi. « La fèt kaf c’est la fête de tous les Réunionnais car il faut que nou tout’ i rekonè ke na in kaf an nou », insiste-t-elle.
« Seule la vérité historique peut nous réconcilier avec nous-mêmes. C’est ça notre mission, arriver à ce que personne n’ait honte d’être kaf, arriver à la fierté de nos origines et de ce que nous avons apporté à La Réunion au niveau spirituel, culturel, économique et social. C’est ça la réparation, c’est ça la résilience ! »
Cécité historique et culturelle
Les propos de Johnny Payet frisent la sanction selon elle. L’article 24 de la loi Taubira reconnaît que les descendants d’esclaves qui ont été heurtés par des propos discriminants d’une personne concernant la non-reconnaissance de l’esclavage peuvent porter plainte. Rasin Kaf l’envisage fortement en collaboration avec « toutes les associations qui font un travail de mémoire ». Pour elle, arrêter le devoir de mémoire, c’est arrêter de reconnaître le « crime imprescriptible » de l’esclavage. Or, remarque Ghislaine Mithra Bessière, « il n’y a pas eu amorce de réparation par rapport à la langue créole et l’histoire qui n’est pas enseignée ».
Rappelant que le Front National avait voté contre la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, la présidente de Rasin Kaf estime que l’objectif du RN est de « faire table rase du passé » : « ils ne veulent plus d’immigrés car ils sont trop noirs, ils sont bruyants et sentent mauvais. On veut faire croire que la France n’est pas un pays qui a été fondé par ses immigrés. On est dans la cécité historique et culturelle ».
Face à l’ignorance, plus ou moins forcée, la loi sur le devoir des mémoires puis la loi Taubira étaient nécessaires pour dénoncer la barbarie de l’esclavage et toutes les théories racistes qui l’ont accompagné. Ces avancées symboliques n’empêchent pas la perpétuation d’une mécanique humiliante pour peuples façonnés par l’esclavage. La présidente de Rasin Kaf cite « la fausse promesse de la République sur le retour des Réunionnais dans leur île pour pouvoir travailler. C’est un mépris. »
« Le monde du travail n’est-il pas un régime qui ressemble à celui qui a été mis en place par l’esclavagisme avec des gens soumis et d’autres qui se conduisent comme des maîtres ? »
Ghislaine Mithra-Bessière
Le clientélisme et la subordination opérée par les maires vis-à-vis des associations sont des « relents de l’esclavage », poursuit-elle. « On est toujours dans la dialectique du maître et de l’esclave. Le monde du travail n’est-il pas un régime qui ressemble à celui qui a été mis en place par l’esclavagisme avec des gens soumis et d’autres qui se conduisent comme des maîtres ? Hayot, qui possèdent toutes ses grandes surfaces commerciales ne se positionne-t-il pas comme le maître de La Réunion face à des paysans sans terre ? »
Rasin Kaf fêtera le 20 désanm à la Plaine-des-Palmistes
« La misère est à l’image de la société esclavagiste. Quand on n’arrive pas à manger au 10 du mois et qu’on est obligé de supplier le maire ou une association, ça s’appelle de l’humiliation. » Ghislaine Bessiaire demande réparation : une thérapie gratuite pour tous et une recherche d’ADN pour connaître son origine. Pour sa part, elle évoque une bi-nationalité réunionnaise et congolaise en revendiquant son anti-colonialisme.
Si Johnny Payet s’est vanté de ne pas organiser de commémoration de l’esclavage à la Plaine, Rasin Kaf annonce qu’elle ira à La Plaine pour faire cette commémoration. « On a tout à craindre du Rassemblement national qui menace de s’attaquer à notre diversité, dit Ghislaine Mithra-Bessière. Car il est dans la même perspective d’assimilation que fut la départementalisation jusqu’aux années 1980. S’il arrivait au pouvoir, le Rassemblement national dirait d’arrêter avec les commémoration et la diversité, ça c’est un crime ! »
Pour elle le « tous Français » du Rassemblement national sous-entend les « Français légaux et les Français illégaux ». « Nous Comoriens, Réunionnais, Malgaches, Africains, Chinois, nous sommes des Français illégaux et sommes fiers de l’être. Le Rassemblement national veut mettre en place une idéologie de la Francité, de la férocité de la blanchité… », s’exclame-t-elle.
Communautarisme ou quête identitaire ?
Le vote d’extrême-droite dans l’outre-mer et sa diversité relève, selon Rasin Kaf, de la faute des institutions qui ont pris du retard sur les questions de réparation publique de l’esclavage. « Commençons par l’argent que les propriétaires esclavagistes indemnisés ont déposé à la Banque de la Réunion devenue Caisse d’Epargne pour financer la réparation publique. » Elle prend l’exemple de la mairie de Saint-Denis qu’elle accuse d’avoir « ménagé la chèvre et le chou » pour le « déplacement » de la statue de La Bourdonnais en invisibilisant l’action des associations réunies dans Laproptaz Nout Péi.
Quant aux défenseurs des identités créoles qui se retrouvent dans les thèses du Rassemblement nationale, voire de Reconquête d’Eric Zemmour comme Claude Moutouallaguin dans la 2e circonscription, Ghislaine Bessiaire dit avec gravité qu’ils n’ont pas assimilé leur histoire. « Comment peut-on retourner vers le racisme alors qu’on est né là-dedans ? Ce sont des carriéristes mais pas des leaders. »
Mais elle assure que sa démarche du « voyage à l’envers » pour connaître ses origines n’est pas communautariste. « Ce n’est pas la pureté qu’on cherche (ndlr : allusion au reproche émis par Danyèl Waro lorsqu’il déplorait la fragilité de la « batarsité ») mais l’origine, la traversée qui nous amène dans notre ancrage métissé. Tant qu’on ne relie pas le Kaf à l’Afrique nous serons dans l’intériorisation d’une infériorité liée à l’esclavage. L’esclave est un homme ou une femme qui a amené ici son héritage. Nous sommes héritiers de toute la richesse de l’Afrique. C’est le village africain que nous avons reproduit ici. »
Pour conclure Ghislaine Mithra-Bessière en appelle « à la réconciliation », aux « héritiers des esclavagistes qui ne sont pas coupables » pour qu’ils participent à la « réunionisation de l’histoire » : « C’est ça le rempart contre le Rassemblement national ».
Entretien : Franck Cellier
+
Blanchité, férocité et RN
La « férocité » du fond de la pensée de l’extrême-droite.