[La peste] Les germes du fascisme dans l’histoire et le présent de La Réunion

7 / RENCONTRE AVEC LE POLITISTE DAMIEN DESCHAMPS

La Réunion a eu ses esclavagistes, ses colonialistes et ses collabos du nazisme. Comment pourrait-elle échapper à l’émergence des néo-fachos ? Maître de conférences en science politique, Damien Deschamp nous aide à déceler les germes du fascisme dans l’histoire réunionnaise et dans le contexte actuel.

De la Compagnie des Indes au ralliement récent de Jean-Luc Poudroux au Rassemblement national, en passant par le salut nazi d’Alexis de Villeneuve, les indices de la présence de germes du fascisme ne manquent pas dans l’histoire réunionnaise : esclavagisme, colonialisme, ultra-conservatisme des élites, pétainisme, collaboration, opportunisme, manque d’ossature politique des élus, précarité massive… L’extrême-droite dispose d’une forte marge de progression.

Après Danyèl Waro qui déplorait la fragilité du métissage face à la montée de l’extrême-droite, le politiste Damien Deschamps pointe « le manque d’ossature idéologique » des acteurs et actrices politiques locaux, essentiellement motivés par le contrôle de l’électorat et du territoire. Ce qui ouvre le champ de tous les possibles — et de tous les dangers.

Les recherches de Damien Deschamps, maître de conférences en science politique à l’Université de La Réunion, s’étendent des gouvernances coloniales dans les établissements français de l’Inde sous la 3e république au clientélisme politique à La Réunion dans les domaines du logement et de l’emploi à partir des années 1960. Il est l’un des rares politistes à faire ainsi le lien entre le clientélisme et les basculements de l’opinion. « Quand une mairie bascule, cela fait basculer les majorités politiques à d’autres élections », explique-t-il.

Comment définit-il l’extrême droite ?

Par quelques critères facilement repérables : être anti-républicain, anti-parlementariste, développer une défiance à l’égard des étrangers et tenir un discours se prétendant nationaliste mais étant en fait « ethniciste » « car il définit la nationalité sur une base d’origine et non pas sur la base abstraite républicaine du lieu de naissance ». 

Les esclavagistes, et leur système de ségrégation raciale, étaient-ils les ancêtres des fachos ?

Damien Deschamps estime que l’esclavagisme n’était pas un « positionnement politique » et qu’on ne peut pas le projeter sur le modèle « français métropolitain » qui se transformait en profondeur sur une base égalitaire. En revanche il a généré un électorat extrêmement conservateur. Par la suite, les tendances politiques réunionnaises se sont rapidement alignées sur les courants majoritaires de métropole pour essayer d’être influents à Paris… et préserver les intérêts des grands propriétaires de la colonie.

La pensée d’extrême-droite, avant Hitler et Mussolini, s’est développée autour de diverses thèses racistes ou royalistes. Elle s’est révélée avec l’antisémitisme autour de l’affaire Dreyfus. Sa traduction dans la société réunionnaise est peu documentée jusqu’aux années 1930 où apparaissent des déclinaisons locales de ligues anti-républicaines et anti-révolutionnaires. Damien Deschamps cite Roger Payet, le directeur de l’usine sucrière de Quartier Français. La mobilisation de ses troupes s’accompagnait d’émeutes anti-zarab…

Le salut nazi d’Alexis de Villeneuve

Pétainiste collaborationniste pendant la première partie de la 2e guerre mondiale, La Réunion ne connaît pas de mouvement de résistance structurée. « C’était inenvisageable au regard de la situation matérielle des masses alors que le programme pétainiste de dégénérescence était clairement affichée par le gouverneur de l’époque », note le politiste. Les sympathies pour l’extrême-droite était exprimées par les élites : « On sait qu’Alexis de Villeneuve fait le salut nazi depuis sa villa lors d’un défilé à Saint-Denis ».

Buste d’Alexis de Villeneuve financé par ses admirateurs contemporains.

Comment s’y repérer ?

Paul Vergès, condamné, puis amnistié, pour le meurtre d’Alexis de Villeneuve, est aussi celui qui s’allie avec René Payet. Paul Vergès était un « héros » de la Résistance, grâce à son engagement dans les forces françaises libres dès 1942. Et la droite, qui s’était compromise dans la collaboration s’est un peu racheté une réputation en s’alignant derrière de Gaulle et Debré…

Difficile donc de se repérer et démasquer les tendances fachos dans le paysage réunionnais. « Le manque d’ossature idéologique des acteurs politiques de premier plan » fascine le politiste : « ils passent d’une alliance à une autre sans se poser d’autre question que celle du contrôle du territoire et de l’électorat ». La décentralisation a favorisé cette tendance opportuniste. Ce n’est pas glorieux et les Réunionnais ne sont pas dupes de ces jeux.

« Dérive droitière sur le thème identitaire »

Damien Deschamps situe la bascule massive en faveur de l’extrême-droite lors de l’élection présidentielle de 2017. Le Front National, devenu Rassemblement national parvient à se défaire de son image raciste en la switchant contre un discours anti-islam. « Il y a une dérive droitière des électorats ultramarins sur le thème identitaire », affirme l’universitaire en citant les conférences contre le « grand remplacement ( ndlr : des Réunionnais par les zoreys) » menées par Philippe Cadet.

« Il y a un terreau qui recoupe parfaitement les thèmes identitaires du Rassemblement national qu’on peut considérer comme les déclinaisons locales des thématiques contre l’étranger qui vient prendre notre boulot. Notamment contre les Mahorais.»

Il relève également des discours « anti- sionistes flirtant largement avec l’antisémitisme » : « Il y a un terreau qui recoupe parfaitement les thèmes identitaires du Rassemblement national qu’on peut considérer comme les déclinaisons locales des thématiques contre l’étranger qui vient prendre notre boulot. Notamment contre les Mahorais.»

Qu’est-ce qui fait monter Le Pen ?

La convergence avec les scrutins nationaux marquant la montée de l’extrême-droite s’explique par les mêmes causes qu’en Hexagone : une classe moyenne de plus en plus inquiète. Jusqu’alors, les maires réunionnais, « plus modérés que leurs électeurs » ont fait obstacle à l’implantation locale du RN. Mais le potentiel de mobilisation de ses électeurs peut être très fort car l’électorat RN — si l’on considère qu’il s’agit des classes défavorisées — se caractérise par une forte abstention.

Et le « front républicain » s’émiette. Damien Deschamps s’interroge à ce sujet sur le manque de réaction des élus locaux : « Ils ne sont peut-être pas républicains… Quand on milite constamment pour une forme de préférence locale, on oublie un peu la république . » Il trouve « ambigu » le « discours du vivre-ensemble » qui véhiculerait aussi l’idée de « fermeture ».

Par opportunisme, les arguments populistes de l’extrême-droite peuvent servir des intérêts politiciens à court terme. En revanche, une majorité brune au parlement européen aurait des conséquences car les pays comme la Hongrie ou la Pologne (à fort contingent d’élus d’extrême-droite)  demanderaient un « rééquilibrage » au détriment des régions ultapériphériques comme La Réunion dont les aides européennes dépassent les 2 milliards d’euros entre 2020 et 2027. « L’affaiblissement du projet européen mettrait en cause à long terme la protection des citoyens les plus faibles », conclut Damien Deschamps.

Franck Cellier

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Germes du fascisme

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A propos de l'auteur

Franck Cellier | Journaliste

Journaliste d’investigation, Franck Cellier a passé trente ans de sa carrière au Quotidien de la Réunion après un court passage au journal Témoignages à ses débuts. Ses reportages l’ont amené dans l’ensemble des îles de l’océan Indien ainsi que dans tous les recoins de La Réunion. Il porte un regard critique et pointu sur la politique et la société réunionnaise. Très attaché à la liberté d’expression et à l’indépendance, il entend défendre avec force ces valeurs au sein d’un média engagé et solidaire, Parallèle Sud.