La Réunion schizophrène ? Les effets du réchauffement climatique s’imposent, pourtant les projets de développement privilégient la bétonisation et le tourisme de masse… Les actions en justice se multiplient donnant forme à un « Recours Péï » inspiré de « l’affaire du siècle » qui entend peser sur le futur SAR (Schéma d’aménagement régional).
Entre les manifs qui se heurtent souvent à l’indifférence des décideurs et la joute politique qui prend du temps pour atteindre ses objectifs, le combat juridique s’avère être le moyen le plus rapide pour faire entendre l’urgence climatique. C’est la voie choisie par le « Recours Péï », un collectif informel qui s’est aggloméré autour de sujets sensibles comme la bétonisation de La Réunion ou le tourisme de masse.

Et ça commence à porter ses fruits. Il y a quelques années, Christophe Barbarini était apparu en militant écorché vif, perché sur un arbre, pour empêcher les tronçonneuses de défricher le bosquet de Casabona aujourd’hui occupé par un rutilant centre commercial. Il a ensuite poursuivi sa mission de lanceur d’alerte propageant le message de l’urgence climatique. Avec pour objectif : pousser l’Etat devant les tribunaux, à l’image de « l’affaire du siècle » qui accompagne les citoyens saisissant la justice pour faire valoir leurs droits face aux changements climatiques.
Cette semaine, France Télévision a diffusé le documentaire « La Réunion, l’eau sur un fil », de Claire Perdrix. Aux côtés d’autres « amoureux de la nature », Aurélie, Axelle et Ibrahim, Christophe y décrit sa démarche. Et le générique de fin annonce : « Christophe a pu déposer son recours devant le tribunal de La Réunion. Il est désormais soutenu par une dizaine d’associations locales », Transfer, Association citoyenne de Saint-Pierre, Domoun la Plaine, Attak, etc.
La jurisprudence du préjudice écologique
Cette liste n’est pas exhaustive et est évolutive pour former ce que Christophe Barbarini qualifie de « blob », c’est-à-dire un corps vivant qui se propage en mode tache d’huile. Et tout cela participe au Recours Péï. Il n’y a pas un recours mais une multitude de recours passés, présents et à venir : contre la privatisation des jardins de Manapany, contre l’absence de plan Orsec dédié à l’eau potable, contre l’extension du bassin de Grand’Anse, contre le Parc des Volcans ou encore l’aménagement urbain de la Savane à Saint-Paul.
Il y a eu des revers, comme à Manapany où la mairie de Saint-Joseph a gagné en première instance, mais surtout des victoires dont une porteuse d’espoir pour le Recours Péï : « Le juge nous a donné raison à Grand’Anse. Le préjudice écologique sur les 114 m² de corail a été reconnu. C’est une première en matière de contentieux environnemental ici. Le tribunal a estimé qu’il n’y avait pas de compensation suffisante, ni de réelle prise en compte de la biodiversité. Pour la première fois, un référé suspension reconnaît une atteinte inacceptable à la biodiversité. On attend maintenant le jugement sur le fond pour fin 2025 », explique Christophe Barbarini.
Ce qui a été possible pour 114 m2 de corail le sera-t-il pour toute la biodiversité des 2 512 km2 de La Réunion ? Dans ce cas, ce précédent pourrait faire reconnaître l’incompatibilité de beaucoup d’autres projets d’aménagement avec les nouvelles réalités climatiques. « L’État a dû admettre que le scénario à +1,5 °C, acté à l’accord de Paris en 2015, n’était plus crédible, poursuit le lanceur d’alerte. Une nouvelle trajectoire a été actée, appelée la TRACC — trajectoire de référence d’adaptation au changement climatique —, qui reconnaît un réchauffement de +4 °C en métropole, et ici, à La Réunion, entre +2,8 et +3,5 °C. Ces projections rendent caducs les projets pensés dans la logique de transition douce post-COP21. »
Peser sur le Schéma d’aménagement régional
Les premiers effets du réchauffement climatique sont désormais identifiés à La Réunion, tant sur les productions agricoles (sécheresses, prolifération d’insectes nuisibles et mauvaises campagnes sucrières) que sur la biodiversité endémique (rapport de l’ONF sur les essences endémiques). Le risque cyclonique se précise avec une probabilité plus forte du passage d’un cyclone encore plus violent que Chido, sur le département.
L’heure n’est donc plus à la « transition douce » mais à l’urgence. « C’est de la schizophrénie, décrit Christophe Barbarini. On a le diagnostic d’une accélération du réchauffement climatique et on continue à prioriser l’impératif de rentabilité économique. C’est une totale inversion des valeurs. » Il cite en particulier les projets en cours sur les terrains de CBO Territoria : une moitié pour les projets hôteliers (exemple du Coeur d’Eden au-dessus de l’Ermitage) et l’autre moitié de l’aménagement urbain sur la Savane : « On veut bétonner alors que la vraie priorité, c’est l’autonomie et la fertilisation des sols. »
En toute logique la prochaine cible du Recours Péï sera le Schéma d’aménagement régional (SAR) en cours de modification. « Le SAR 2026 va encadrer l’aménagement jusqu’en 2050. Si on ne rend pas la trajectoire d’adaptation opposable, ce document va nous condamner pour 30 ans. Or, à +3 °C ici, les événements extrêmes vont se multiplier : cyclones plus puissants, pénuries d’eau, conflits d’usage… On va tout droit vers une accentuation des inégalités sociales et une vulnérabilité massive de la population. »
Or cette nouvelle trajectoire va obliger les élus réunionnais à repenser leurs projets de développement. L’objectif de 750 000 voire d’un million de touristes de l’IRT à l’horizon 2030 est-il compatible ? L’aménagement urbain peut-il continuer à artificialiser les sols ? Les électeurs auront leurs mots à dire… mais également les juges !
Franck Cellier
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