[Littérature] Le retour de la poésie : Le fonker

LIVRES À DOMICILE : LE RENOUVEAU DE LA POESIE REUNIONNAISE

Retour ? Vous me répondrez peut-être que la poésie n’est jamais partie. Nous sommes tous des poètes, dit-on parfois. Certes, mais si l’on parle beaucoup de ce genre littéraire, il semble que ses lecteurs ne soient pas assez nombreux, à tel point que les éditeurs locaux ont peur d’y laisser des plumes… sans jeu de mots.

De l’alexandrin à Alex Sorres

Heureusement, la poésie locale demeure plus que jamais vivante, grâce à ses nouvelles manières de se faire entendre : Ziskakan, Baster et bien d’autres l’avait déjà démocratisée en musique, puis le rap, le slam…

Le fonkèr dépoussière la poésie. La manière même de la déclamer en public se rapproche plus du conte. La poésie revit, la poésie réveille !

Le fonkèr réunionnais ne date cependant pas d’hier, et il a suivi le même parcours, et souvent les mêmes motivations que le maloya. D’abord, ce n’est pas de la poésie « pour faire joli », les textes sont souvent revendicatifs, et abordent en créole des problèmes sociétaux. « Non, la littérature n’est pas neutre ! » affirmait d’ailleurs la revue militante Fangok en décembre 78.

Cette fusion entre maloya et poésie, on la retrouve dans les ouvrages artisanaux de cette époque : par exemple Kozman maloya de Patrice Treuthardt, édité par « les chemins de la liberté ».

Le fonkèr, c’est une volonté des écrivains, depuis les années 70, d’écrire la poésie en créole. Le député-maire (tendance F.N.) de St-Louis, s’adressant au ministre de l’Education sur les bancs de l’assemblée nationale, affirmait : « le créole est du français du 17ème siècle stabilisé et sclérosé ». Phrase reprise ironiquement dans les revues culturelles rebelles de ces années-là, comme Bardzour, créé par Boris Gamaleya.

Et tandis que les futurs piliers du renouveau poétique local se mettaient tous à écrire dans leur langue maternelle, la censure médiatique et gouvernementale continuait. Au rectorat, un fonctionnaire zélé avait même pour mot d’ordre : « il faut fusiller le créole ».

Debré… ou de force.

Comme le rappelle Sophie Louys, auteure-réalisatrice, sur le site d’infos « Boukan, le courrier ultramarin » dans une belle chronique parue en septembre 2019, le fonker constitue une thérapie face aux traumatismes de l’Histoire. Comme pour les romans, contes et pièces de théâtre, il fallait se battre contre une politique d’assimilation qui visait à étouffer la langue régionale, par crainte de revendications autonomistes.

 Avant les années 70, les textes en créole se concentraient donc sur une auto-dérision des créoles, et la poésie dite « engagée » restait invisible, inaudible sur la seule chaîne de radio télévision officielle. Impossible également d’avoir une salle pour présenter ses créations, sauf dans les communes de gauche… le diable à l’époque.

On ne peut pas parler de vraie censure, car la France se targue d’être le pays de la liberté, n’est-ce pas ? Mais dans la mesure ou un artiste ne trouve pas de subventions, ni d’éditeur, ni de salles où s’exprimer, ni aucun écho même négatif des médias, il demeure invisible !

Donc, les poètes faisaient « marron » dans des kabars (du malgache « kabary »). Avec son humour omniprésent, Patrice Treuthardt avait baptisé les groupes ainsi formés « l’entouraz pintad ». Car  les pintades se regroupent quand elles se sentent menacées.   Au milieu se tenaient les poètes et maloyers, sur la scène appelée « le rond » Et juste avant que les artistes entrent en scène, le maître de kabar les invitait à « rentre dan l’rond ».

Evolution, révolution

Ces spectacles quasi clandestins ont contribué à faire évoluer la langue. Les kabars sont maintenant officialisés, et même parfois détournés de leur intention première, notent les puristes. Mais les fonkerers (et fonkereuses?) sont de plus en plus présents à travers les musiques actuelles, et aussi en édition, même si souvent l’auteur doit se débrouiller lui-même.

Mais depuis l’époque des recueils « sauvages » tirés à la ronéo, la présentation, même artisanale, est devenue beaucoup plus attirante. On pense à Mari Sizay, bien sûr, mais à d’autres aussi, parfois peu ou pas édités : Dany Jacquot, Soko lo Kaf, Christian Jalma, Nancy Sanguin, An’O’Aro, Kreolokoz, et tous les pionniers, d’Axel Gauvin à Anne Cheynet, impossible de les citer tous. Il faudra leur consacrer des rubriques spéciales…De quoi meubler cette chronique pour quelques années !..

Terminons celle-ci par quelques belles phrases de « zarboutans », citées aussi par Sophie Louys dans son article.

Pour Anne Cheynet, la poésie nous empêche de mourir, dans le sens où elle nous fait garder le sens de la révolte, et donc la capacité d’empathie.

Jean-Claude Carpanin-Marimoutou explique que le créole vient de la souffrance de lambeaux de langues venues de partout et qui, en se mêlant, ont créé une langue commune compréhensible par tous.

Et enfin, cette magnifique comparaison d’Axel Gauvin qui note la différence de sens entre un mot ou une phrase en français et son synonyme en créole, nuance essentielle pour les traductions dans les ouvrages bilingues, particulièrement en poésie.

En français, « l’eau frémit », et en créole, « do lo komans perlé »  D’un côté il compare l’eau à un corps, et de l’autre à la naissance d’une matière.

Kisaladi kreol lé fransé kabosé ?

                                                                                                      Alain Bled

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A propos de l'auteur

Alain Bled | Reporter citoyen

Homme de culture, homme de presse, homme de radio... et écrivain. Amoureux du récit et du commentaire, Alain Bled anime la rubrique « Livres à domicile ».

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