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[L’Éko la Ravine] Ile à vendre

CHRONIQUE

Sous ce titre laconique certains grinceront des dents comme d’autres se frottent les mains.

L’idée avancée est épineuse et frise la parano mais devient évidente au vu de nombreux indices et faits qui se déroulent dans notre département de La Réunion.

Je ne voudrais pas qu’on se trompe sur des intentions qui ne sont que de décrire une situation et non de tomber dans des accusations gratuites et autres affabulations. Evitons tout amalgame ainsi que la stigmatisation des exogènes en épargnant les locaux arbitrairement. A chacun ses responsabilités notamment celles qui reviennent aux institutions.

Au début de la départementalisation il a fallu attirer bon nombre de métropolitains (hexagonaux pour certains, français pour d’autres) avec primes et sursalaires plus les avantages car il n’était pas évident de venir vivre et travailler sous les tropiques avec la chaleur et les moustiques à 10 000 km du continent. Mais le « charme colonial » pour certains nostalgiques a dû estomper quelques inconvénients. Ironie du sort, ce sont maintenant des contingents d’exogènes qui s’installent à La Réunion par milliers chaque année volontairement. La chaleur, le soleil et la mer sont devenus très attractifs et les moustiques et autres maladies tropicales tendent à disparaître, veille sanitaire oblige ! Notre île est devenue un eldorado.

Il ne fallait pas être devin pour comprendre la stratégie française. Pierre Messmer, ministre des Armées, administrateur colonial sous Pompidou disait à Xavier Deniau secrétaire d’Etat aux Outre-Mer en 1972 : « Il faut expatrier en masse des Français et Françaises en Nouvelle Calédonie de façon à obtenir la supériorité numérique et y prendre le pouvoir face aux Kanaks ». De là à extrapoler ce discours aux cinq départements d’outre-mer, il n’y a qu’un pas. 

Une volonté structurante au-delà de la répression 

Cette tactique qui consistait à asseoir l’empire océanique français autour de la période de « décolonisation » africaine (*) traversa le temps discrètement jusqu’à la prise de conscience collective du « paternalisme aigu » de la nation envers ses confettis épars. A-t-on oublié les exactions commises par l’armée française à Madagascar en 1947 et à la grotte d’Ouvéa en 1988, la répression des émeutes de 67 en Guadeloupe, en 1991 à la Réunion, 2020-2021 à nouveau aux Antilles françaises et tout à fait récemment l’opération Wuambushu (*) à Mayotte ? La marge de manœuvre des peuples outre-mer pour de légitimes revendications et négociations est réduite à peau de chagrin et en parallèle les méthodes pernicieuses font leur chemin. La gentrification (*) et l’assistanat en font partie mais pas que. On voit bien où toutes ces actions conjuguées nous conduisent aujourd’hui. Comment expliquer le bétonnage intensif du littoral et à mi-pente du littoral ouest et plus ? Promoteurs et agences immobilières traquent la moindre parcelle ou villa de luxe et en font la promotion dans l’Hexagone. La mise en place de tous les évènements sociaux-culturels européanisés, de tous les salons d’équipement ou autres magasins de bricolage dont les européens sont friands, les caves à vin et autres produits de luxe, la marchandisation du bord de mer… sont de sérieux indicateurs annonciateurs d’un changement de mode de vie. Même la langue créole est « blanchie » dans les pubs et slogans où les bronzés font de la figuration. L’Idéologie blanche dans les hautes sphères fait des émules même parmi les locaux.

Certains élus, administrations et autres opérateurs ou médias sont les vrais relais de ce système de domination franco-réunionnais. Les passe-droits, copinages, irrégularités, justice partiale… sont la face cachée de cette organisation. Nous sommes bien dans une gouvernance de comptoir à forte corruption (*). 

L’île intense victime de son succès

Ce slogan que l’IRT (Ile de la Réunion Tourisme) martèle depuis les années 90 a sans doute joué le rôle de starter à l’installation durable des métropolitains. On ne peut reprocher à la Région Réunion de promouvoir le tourisme ici à une époque où les Français passaient principalement leurs vacances aux Antilles ou en Afrique du Nord. Mais combiné à la bienveillance et à la naïveté des Réunionnais, il n’a pas fallu bien longtemps aux amateurs d’exotisme et aux opportunistes d’y poser leurs valises. A trop vanter ses charmes on peut y laisser des plumes. L’île est devenue une pompe à fric, une lessiveuse, recyclant l’argent du contribuable français. Et les profiteurs s’en donnent à cœur joie. Certaines régions de France subissent sensiblement le même sort que nous comme la Côte d’Azur ou le Sud-Ouest, assaillis par des retraités fortunés. La Corse aurait pu l’être aussi mais ses habitants sont très « réactifs » face aux continentaux et étrangers, ils tiennent à leur « souveraineté culturelle ».  

Gentrification (*)

Ce qui se passe à La Réunion et dans d’autres Dom avec des conséquences tant sur le plan des traditions et cultures que celui de l’économie et des lieux de pouvoir devient inquiétant. Il n’est pas nécessaire de les énumérer toutes ici, chacun fera part de son ressenti et de ses expériences. Certains observateurs alertent sur ce phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur et qui s’appuie sur de nombreux réseaux d’expats et d’influences. Le cas des filières d’embauche qui font le pont entre la métropole et notre île est criant. Au départ, elles servaient à recruter pour des postes d’encadrement et de direction mais, aujourd’hui, elles se diversifient et ont une incidence sur l’emploi local dans son ensemble. Ce sont d’anciens expats eux-mêmes à des postes clés qui embauchent leurs semblables de préférence (dans l’administration), d’autres en créant de l’activité font rentrer famille et amis, la boucle est bouclée. La « préférence régionale » reste une intention. Il y a beaucoup de domaines aussi où ils développent leurs affaires en « pompant » le potentiel et les richesses réunionnaises (tourisme, loisirs, bien être…) et en commercialisant des produits dont on n’a pas forcément besoin. Bref, ils surfent sur la crédulité d’un peuple accueillant à qui on a appris à imiter le modèle européen et rester docile et dépendant.

Témoins passifs d’une perte d’identité

Force est de constater que certains citoyens n’ont plus droit à la parole ni aux initiatives… A moins d’intégrer le cercle pernicieux. Depuis la fin de l’esclavage on cantonne les afro-descendants au folklore, au déni d’identité, à la pauvreté. Ils n’ont pas accès au développement ni à la propriété, du moins tout est fait pour les en écarter. Et ce cercle ne cesse de s’élargir à d’autres composantes de la société réunionnaise. Là encore il n’est pas utile de stigmatiser les uns ou les autres car l’île appartient dorénavant aux fortunés, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs, sauf que la situation devient dramatique, notamment lorsque les prix flambent au regard d’un certain pouvoir d’achat. Il y a bien des associations qui œuvrent régulièrement pour le maintien et le développement de nos cultures et traditions – ils peinent d’ailleurs à s’imposer face à une population hétérogène et peu mobilisée – mais on sera toujours subordonné au pouvoir. Il y a bien des projets alternatifs qui sont porteurs de progrès mais ça freine de tous les côtés sauf si ça vient du sérail. Il y a bien un renouveau politique qui pointe son nez mais les partis classiques clientélistes tiennent encore les rênes du pouvoir certainement concédé par Paris en contrepartie de « la paix sociale ». Pouvoir qui risque d’être fragilisé à terme par le nombre d’expats, même si Paris suggère plus d’autonomie à la gouvernance locale.

A l’image de l’Hexagone qui, jour après jour, creuse les inégalités, La Réunion lui emboîte le pas, au nom de qui, de quoi ?

Ce ne sont pas les pique-niques du dimanche ni le folklore et encore moins le brouhaha des réseaux sociaux qui vont nous sauver. Lorsqu’on perd notre dignité, c’est un peu beaucoup de nous qui s’en va.

Georges Ah-Tiane

P/ l’Eko la Ravine

(*) La décolonisation africaine commencée en 1955 intervient après celle du Moyen Orient et d’Asie du Sud-Ouest commencée elle en 1945. 

(*) Opération Wuambushu : opération policière française à Mayotte depuis Avril 2023 qui consiste à expulser les Comoriens en situation irrégulière et raser les bidonvilles.

(*) gentrification : C’est l’installation durable d’un groupe, d’une population sur un territoire qui lui est étranger. Au fur et à mesure, ce groupe financièrement plus avantagé que ceux qui sont en place s’approprie l’espace, gère l’économie et arrive à imposer sa propre culture au détriment des habitants historiques qui se voient invités à partir.

(*) La Réunion sixième département le plus corrompu en France (Transparency International).

A propos de l'auteur

Georges Ah Tiane | Reporter citoyen

Georges Ah-Tiane est impliqué dans la vie associative depuis 1990. En France où il a vécu de nombreuses années, il s’est investi dans la promotion de la culture réunionnaise au travers de nombreux biais : en créant des associations, en enseignant le créole, en mettant en avant le patrimoine culinaire péi ou encore la musique. Il a créé des ponts entre La Réunion et la diaspora installée en France. Il a participé à une radio associative pendant douze ans avant de créer des fanzines ou petits journaux, « carry créole », « la lettre d’art’s ». De retour à La Réunion, il s’est impliqué dans la langue créole et « la conscientisation », avec l’objectif d’analyser la société réunionnaise, comprendre son fonctionnement. Dans le but de « voir quels sont les freins et comment les contourner pour aller de l’avant ». Cette chronique hebdomadaire fait suite à la gazette “kreo-lutionnaire” imprimée, l’Eko la Ravine, qu’il a tenue entre 2019 et 2020.

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