LIBRE EXPRESSION
L’affaire du « complexe touristique » de Manapany, la Maison de la Mer de Saint-Leu, le Parc du Volcan du Tampon, le projet de téléphérique de Grand Bassin, la construction du Wood Hotel dans la savanne de Trois-Bassins, et tous les autres projets d’aménagement…
À propos des opérations d’aménagement mentionnées dans ce titre, et qui se réclament explicitement ou non des intentions multiples avérées de contribuer au développement de La Réunion, je ne dispose bien sûr que des informations diffusées par les médias, donc des inévitables démarches d’interprétation des journalistes qui les traitent. Mais tout en assumant la subjectivité de mes propos, je considère que ces opérations sont emblématiques. Elles se présentent dans ces lignes en appui de ma réflexion sur les risques d’altération progressive de ce qui constitue « l’identité » socioculturelle réunionnaise. Elles reflètent bien la tendance générale à dilapider les caractéristiques d’exception qui ont octroyé à cette île sa personnalité si particulière, pour la laisser se dégrader en une extension quelconque d’un capitalisme exotique de consommation, d’agrément et si possible de profit inépuisable.
• Le cirque de Mafate et une leçon magistrale :
Dès 1970, l’idée de désenclaver le cirque de Mafate, à l’image de ceux de Salazie et de Cilaos, s’était répandue auprès des autorités. À l’époque, elle correspondait à l’idée qu’on se faisait du progrès auquel le cirque avait droit, à partir du moment où on avait renoncé à en éliminer les habitants. La route du Haut-Mafate qui partait de Grand Îlet pour s’arrêter au col des Bœufs devait être prolongée pour permettre de rejoindre La Nouvelle en voiture. Une génération plus tard, ce projet est définitivement abandonné, sans aucun doute sous la pression des défenseurs de l’environnement.
Et peut-être grâce à Roland Robert, le maire de la Possession qui était loin d’être une personnalité obtuse et obsédée, bien qu’il ait annoncé publiquement sur RFO la mise en circulation de la route pour 1991-1992…
De nos jours, avec le souci conscient de cette particularité d’un espace patrimonial précieusement protégé, devenu de ce fait superbement attrayant pour ses visiteurs, ni les 800 habitants de Mafate, ni les 100 000 randonneurs qui franchissent chaque année les « portes d’entrée » du cirque n’ont l’air de regretter ce projet inabouti…
Dites-moi, à quoi ressemblerait le cirque de Mafate aujourd’hui si le projet de relier par la route le col des Bœufs à La Nouvelle avait été réalisé ? Modes de vie, visiteurs, environnement, culture, économie, constructions, embouteillages routiers… On n’ose y penser…
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Quelle est la nécessité réelle de ces aménagements, celui d’un Parc du Volcan, d’une Maison de la mer, d’un complexe à Manapany , d’un téléphérique vers Grand Bassin ou de ce nouvel hôtel gigantesque dans la savane de Trois-Bassins (qui fait inévitablement penser au désastre écologique et humain de ce complexe hôtelier inachevé, qui a dénaturé à tout jamais le site de Basse Vallée) ? Ou de tous les autres, en gestation ou en cours ? Sans aucune approbation participante de la part d’une population concernée. Le sentiment apparaît immédiatement de cette pathologie du pouvoir et de l’obsession personnelle, que rien ne peut tempérer, cette démesure exorbitante qui intervient avec l’accession au statut « d’élu » et anime la pratique de la plupart des politiciens…
À quoi va ressembler une Réunion saturée de ces projets d’aménagements dont la multiplication est susceptible de porter un peu plus atteinte à l’intégrité d’un environnement partout en voie de détérioration de sa substance vivante, ainsi qu’au patrimoine matériel, immatériel, culturel et symbolique largement partagé. Ils interrogent de plus sur l’appropriation même de la terre insulaire, cette « terre qui est notre bien commun » « notre terre, notre chez nous »… sur sa dilapidation, sur sa privatisation croissante…
• Comment ? vous êtes opposé au développement de La Réunion ? Tssst… tsssst
On ne trouvera certainement pas cette inquiétude dans les centres de pouvoir standardisés et technocratisés de l’élite économique de l’île. Elle n’est pas diffusée dans les médias plus ou moins exsangues qui leur sont inféodés par force. Dans leurs lignes ou sur leurs antennes, seules semblent devoir compter les évidences standardisées d’une mondialisation sans âme, horizon radieux du capitalisme contemporain, auxquelles la minuscule société insulaire que nous incarnons ne peut qu’être invitée à s’adapter. Même si nous savons qu’à force, l’adaptation à l’exogène invasif est une soumission et une aliénation dont on ne peut ressortir que grièvement cabossé !
Seuls les réseaux sociaux, marginalisés, souvent uniques outils des militants de la culture, de l’environnement, de l’identité réunionnaise et des alternatives de toute nature, tous à la frange ultra minoritaire et insignifiante de la société, surabondent de protestations et de revendications contre l’altération culturelle insidieuse qui menace.
• Le sentiment d’être soi
Dans les deux papiers précédents, j’ai tenté de redire, ce dont beaucoup d’intéressés eux-mêmes ne sont pas toujours conscients, quelles sont les caractéristiques, les indicateurs (les marqueurs… !) qui fabriquent et façonnent le sentiment d’être une personne avec une place, un rôle, une représentation de soi-même stable, qui permettent de se distinguer des « autres », de se construire socialement ?
On a l’habitude d’assigner cette thématique au champ socioculturel. Il est admis que la construction sociale de l’identité s’effectue essentiellement en premier lieu au travers de la langue vernaculaire, maternelle, principal marqueur identitaire sur lequel les individus et les communautés se basent pour se distinguer. Mais la revendication de l’identité sociolinguistique n’est évidemment pas dépourvue de débats et de tensions. La scolarisation l’illustre parfois, les différences linguistiques, associées à d’autres facteurs, peuvent rapidement dériver en termes de hiérarchies linguistiques et donc sociales et économiques… La pleine reconnaissance des langues régionales, ici le créole réunionnais, reste en voie d’acquisition…
Pour exprimer et donner de la consistance aux affirmations identitaires, on ne manque pas de ces caractéristiques d’ordre symbolique, colorées par les particularités proprement réunionnaises, que sont par exemple la cuisine et l’alimentation, la multiculturalité du peuplement et le métissage, la religion, ses pratiques éclectiques et ses rituels, l’entretien des liens familiaux, les fonnkèr troublants d’une sensibilité hors du commun… Certes, l’histoire de l’esclavage et son abolition d’une part, comme les aléas de l’engagisme d’autre part, ne concernent qu’une partie de la population, mais toute La Réunion participe d’une manière ou d’une autre de leur mémoire, de leurs célébrations… et de leurs conséquences…
On peut brièvement et lucidement observer que tant qu’elle interroge son passé, l’histoire même douloureuse de son peuplement et de l’esclavage, tant qu’elle redécouvre sa musique, explore sa gastronomie ou son patrimoine immatériel, tant qu’elle valorise son extraordinaire pluralité ethnique et ses métissages, la quête identitaire apparaît légitime, plutôt sympathique et, de plus, économiquement exploitable. En définitive, l’identité créole, ses célébrations rituelles et ses développements folkloriques, c’est bon pour le tourisme, donc pour les investisseurs et pour les affaires ! Même si, dans cette approche trop rapidement qualifiée de pittoresque, on oublie entièrement les cultures séculaires dont étaient porteuses les populations arrachées à leurs terres pour leur impitoyable exploitation dans l’esclavage ou dans un engagisme plus ou moins forcé. Elles étaient loin pourtant, bien loin de n’incarner qu’une sorte de prolétariat servile crétinisé. Dans une humiliation et une déshumanisation généralisées, masqués par les conditions d’une existence sociale et économique effrayante, les savoirs ancestraux lumineux et éclatants, les héritages des sociocultures du quotidien ou des profondes spiritualités immémoriales ont presque disparu sous la domination culturelle absolue, ignorante et éradicatrice de la société coloniale européenne. Il est décidément bien difficile de passer d’une logique d’« inférieures » à une logique de « différentes » !
Ce sont pourtant ces héritages dissimulés par force, puis graduellement effacés par le temps, qui ont façonné cette pénétrante identité réunionnaise si particulière, que, dépourvus de la moindre sensibilité sociétale, les courants anarchiques de la mondialisation et de la démondialisation pourraient bien risquer d’ensevelir à tout jamais.
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• Le pouvoir d’être soi
L’affirmation endogène tourne rapidement en conflit lorsque la conscience de son identité risque de conduire la population à des revendications touchant à des tentatives réelles d’agir sur son destin. Et d’en prendre ou reprendre le pouvoir. C’est ce qu’on voit émerger dès que sont évoquées les caractéristiques qui définissent l’attachement du réunionnais à sa terre, cette portion de terre où, dans un élan dont la dimension spirituelle n’est jamais absente, il rappelle que son nombril a été enterré. Il n’en est certes pas propriétaire, mais alors que s’estompe peu à peu le mauvais souvenir des grandes plantations et de leurs maîtres, c’est clairement son bien commun.
Là on n’est plus dans le folklore, on n’est plus dans le symbolique ou dans le culturel…
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• On revient à l’objet de cet article : notre terre à défendre
Les groupes comme les individus construisent leur identité, qu’elle soit sociale ou personnelle, au travers de leur appartenance à une terre. Les Réunionnais, même ceux et celles concernés par la mobilité géographique propre à notre époque, ne renoncent pratiquement jamais à clamer leur attachement à la terre de leur naissance et à y enraciner l’essentiel de ce qui donne sens à leur vie. À entendre les déclarations, la terre réunionnaise a façonné leur identité tout autant que leur identité réinvente sans cesse leur territoire. L’identité réunionnaise n’est pas un refuge régressif, c’est un ancrage, une implantation résolue. Conserver, c’est toujours pouvoir conquérir.
Les sensibilités ne peuvent que s’enflammer devant les prédations qui s’organisent et se perpétuent avec l’approbation de la législation, souvent qualifiée de néo-colonialiste. « On est irréprochables… on a tout fait dans les règles ! » Le « kisa nou lé » territorial prend des sales coups, dans tous les domaines : Multiplication des aménagements ravageurs, démantèlements incessants de territoires privatisés, bazardages de terres réunionnaises à des anonymes friqués, imperméabilisation des sols bétonnés accroissant le ruissellement des eaux perdues, et dernier arrivé, « le passeport pour l’installation professionnelle en outre-mer » appelé, craignent certains, à financer un débordement zoreil, destructeur inconscient de la fragilité de l’identité réunionnaise, justement en raison de sa multiculturalité. Et l’on restera perplexe devant les atteintes à cette terre dissimulées elles-mêmes dans nos modes de vie actuels et que produisent nos activités domestiques et professionnelles, nos constructions, nos déplacements, notre hyperconsommation de tout…
Quoi qu’on en dise, dans une insouciance bercée par les chimères du progrès, La Réunion se fait ronger par ce braquage de toute nature, spatiale et culturelle, sournoise, pernicieuse, qui la dégrade lentement, la défigure, lui fait perdre à coup sûr ses caractéristiques et ses valeurs les plus remarquables. C’est cet ensemble tous azimuts qu’il faut protéger avec vigilance, à une époque de déferlement ravageur en accélération continue, dont il doit être exclu qu’il puisse parvenir à déraciner aisément tout ce qui fait la substance même de « la manière réunionnaise » !
Je ne me rappelle plus qui a écrit, dans un moment de sublime perception : « La synthèse réunionnaise est une dialectique permanente, une alchimie en équilibre entre le passé et le projet, entre l’identité et l’idéal, entre des racines et une promesse ». Pourquoi la Réunion devrait-elle s’acculturer à tous les vents extérieurs, sous le prétexte de l’inclusivité à la mode ?
Les seuls apports extérieurs acceptables demeureront toujours ceux qui respectent la population avec ses modes de vie et la nature originelle de tout ce qu’ils prétendent, eux, vouloir mettre en valeur dans les stratégies d’un développement incertain. L’endogène intègre et contrôle l’exogène et développe une conscience collective responsable. Faute de quoi ce pays sera, graduellement, entièrement sacrifié aux modèles touristiques exotiques et mondialistes les plus dévoyés. Dans cette portion encore restreinte de la population qui accède mieux aujourd’hui à la conscience collective de ce qui lui est propre, on se sent confronté au devoir d’apprendre et de réapprendre enfin comment défendre sa terre, le socle de son âme…
Il faut, de plus, affirmer sans restriction l’universalité de ces enjeux !
• Et c’est là que le poète métèque nous rejoint, dans la nostalgie d’un patrimoine saccagé…
C’est une chanson pour les enfants qui naissent et qui vivent entre l’acier et le bitume, entre le béton et l’asphalte. Et qui ne sauront peut-être jamais que la terre était un jardin…
Il y avait un jardin qu’on appelait la terre.
Il brillait au soleil comme un fruit défendu…
… Il était habité jadis par nos grands-pères
Qui le tenaient eux-mêmes de leurs grands-parents…
… Où est-il ce jardin où nous aurions pu naître,
Où nous aurions pu vivre insouciants et nus ?
Où est-elle cette maison toutes portes ouvertes,
Que je cherche encore mais que je ne trouve plus ?
Arnold Jaccoud