Les Mozambiques révèlent l’horreur de l’esclavage à La Réunion

LA PAROLE INÉDITE D’ESCLAVES RÉUNIONNAIS

Les visages moulés d’esclaves mauriciens exposés au Château royal de Blois révolutionnent les connaissances sur cette période (1845). Ils annoncent également un « chaînon manquant » de l’histoire réunionnaise, avec des témoignages exceptionnels d’autres esclaves « Mozambiques » qui dénoncent la cruauté — souvent occultée — de leurs maîtres.

C’est l’événement historique de l’année : l’exhumation des réserves du Château royal de Blois d’une soixantaine de visages moulés en plâtre d’anciens « captifs » de l’île Maurice. Ces visages d’un réalisme absolu ont été exposés du 1er septembre au 1er décembre à Blois, sous l’égide de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage. Ils vont désormais être transférés au nouveau Musée de l’esclavage intercontinental de Port-Louis.

Ces visages sont ceux d’hommes et de femmes qui étaient censés avoir été « libérés » en 1840 par les Anglais « abolitionnistes » ayant pris d’assaut un bateau d’esclavagistes portugais… On les qualifie de « captifs » plutôt qu’esclaves car, au lieu de les rendre à leurs terres natales (Tanzanie, Mozambique et Malawi), la corvette britannique Lily les transfère à Port-Louis sur l’île de France, ancien nom de l’île Maurice, où ils deviennent domestiques et ouvriers agricoles sans jamais pouvoir rejoindre leur pays malgré leurs revendications.

Toute cette aventure est très bien racontée dans un podcast en deux parties de France Culture : Captifs de l’île Maurice : retrouver la mémoire.

L’historienne Klara Boyer-Rossol, commissaire scientifique de l’exposition, menait discrètement ses recherches sur ce pan méconnu de l’histoire des Mascareignes depuis 2018 à partir des archives d’Eugène de Froberville (1815-1904), issu d’une riche famille de l’élite coloniale installée entre le Loir-et-Cher et l’île Maurice. C’est lui l’auteur des moulages mais il est surtout l’un des premiers ethnologues à s’intéresser vraiment aux peuples Est-Africains esclavisés dans les Mascareignes.

Paroles et visages d’esclavisés

Selon les canons du 19e siècle et du début du 20e, avec les zoos humains des expositions coloniales, ses moulages ont pu servir les propos d’une science racialiste devenue honteuse. Peut-être est-ce l’une des raisons pour lesquelles la collection est restée dans l’ombre du muséum d’histoire naturel de Blois puis au Château royal pendant plus d’un siècle.

Aurélie Foucault, responsable du développement touristique du château,  fait remarquer que la collection Froberville était inventoriée et connue. Certains bustes ont été exposés en 2003 pour l’exposition « Retours d’Afrique » : « Il aura fallu la rencontre avec l’historienne Klara Boyer-Rossol pour en savoir davantage. C’est son travail remarquable sur plusieurs années qui a permis d’en savoir autant sur la collection et permettre l’exposition et la publication de cette année. »

Lors de l’étude de Froberville à Maurice en 1846, les modèles devaient se tremper la tête dans le plâtre pendant un quart d’heure et respiraient péniblement à l’aide d’une paille. Il se dit que l’ethnologue leur faisait boire du rhum pour qu’ils acceptent l’épreuve. La méthode était sans doute critiquable mais elle s’accompagnait d’entretiens particulièrement détaillés sur la vie de ces Africains arrachés à leurs terres.

Plus de 1000 pages de notes attestent de l’attention toute humaine que leur accordait l’aristocrate franco-mauricien. La nature des échanges portant sur la culture et l’histoire des interviewés montre qu’une estime mutuelle s’installait. De fait, les écrits de Froberville sont uniques, ils sont les premiers à rapporter une parole sans contrainte d’esclaves.

« Un super cadeau d’héritage pour nos enfants »

Dans le cas de Maurice, en connectant les témoignages des ancêtres captifs avec leurs visages de plâtre, Klara Boyer-Rosso leur a quasiment redonné vie. Elle est partie à la recherche de leurs descendants. Elle leur a appris l’origine de leur patronyme. David Lily est l’un d’eux. Il nous dit que cette découverte a changé sa vie, lui a rendu sa fierté. Il s’est identifié dans le caractère de João, né en 1810 à « Ku-Niùguë » sur la rive gauche du Zambèze. C’était un meneur au sein de la communauté des Africains libérés du Lily.

Il se trouve que la technique de moulage, en arrachant accidentellement un cil ou un cheveu du captif, a prélevé des échantillons d’ADN. Ce qui pourrait permettre d’établir scientifiquement le lien de sang entre l’ancêtre et son descendant à deux siècles d’écart. En attendant, plusieurs Lily, dont David, ont prêté leur voix pour traduire en créole mauricien les propos consignés de leurs aïeuls. « J’avais remonté mon arbre généalogique jusqu’à mon arrière-arrière-grand-mère mais je n’étais jamais remonté si loin. J’ai beaucoup de reconnaissance pour Froberville et pour Klara (Boyer-Rossol), s’exclame David Lily depuis son village d’Albion. Nous connaissons maintenant les visages de nos ancêtres. Ce qu’ils nous ont laissé, c’est un super cadeau d’héritage pour nos enfants ». 

Demain nous publierons le témoignage complet de David Lily.

Le chaînon manquant d’une histoire effacée

Pour le cas de La Réunion, les témoignages recueillis par Froberville sont certes moins nombreux qu’à Maurice, mais ils n’en constituent pas moins une exclusivité. Le Musée historique de Villèle vient de publier un long article de Klara Boyer-Rossol sur le voyage de l’ethnologue à Bourbon en novembre 1845. Il rapporte avoir observé 200 « Mozambiques », nom générique donné aux esclaves originaires d’Afrique de l’Est.

L’historien Loran Hoarau laisse éclater son enthousiasme : « Les notes et dessins de Froberville nous apportent le chaînon manquant de notre histoire. Presque toutes les traces de l’esclavage ici ont été effacées. On n’a pas conservé les chaînes et les autres signes de la présence des esclaves. On a les recensements aux archives et quelques rapports sur les marrons mais très peu d’éléments sur les esclaves. » Les dessins de Froberville pourraient nous en apprendre davantage que ceux d’Antoine Roussin ou de Potémont du fait de leur approche ethnologique.

Eugène de Froberville. Dessin d’une femme ayant un tatouage au front caractéristique des dits « Makossi » et-ou « Niambane ». ©Archives et Collections privées Huet de Froberville/Photographe F. Lauginie ©International Slavery Museum (ISM), île Maurice
Virginie portait des marqueurs culturels de son pays d’origine. Froberville mentionne le « tatouage en relief » qu’elle portait sur le front, sous la forme d’une ligne de « boutons » partant du haut du front jusqu’à la pointe du nez, qui était caractéristique des « Niambane ».
©Archives et Collections privées Huet de Froberville/Photographe F. Lauginie ©International Slavery Museum (ISM), île Maurice

L’article de Klara Boyer-Rossol révèle déjà les histoires de cinq esclaves : Virginie, Onsinãnga, Malãssi et Mtchirima Thomas, esclaves d’Adolphe Lory à Saint-Denis et Mkūto Germain, esclave de Louis de Tourris de Sainte-Suzanne. Ils évoquent les drames de leurs captures, leurs conditions de vie, leurs origines, leur culture, leurs danses, etc. Ces traces écrites parlent de leur humanité et pas seulement de leur utilité.

La cruauté des maîtresses et maîtres de Bourbon

Eugène de Froberville se révèle comme un observateur atypique de la société réunionnaise, trois ans avant l’abolition de l’esclavage, contestée par les maîtres blancs. L’aristocrate est leur semblable. Il est un cousin, certes lointain, de Mme Desbassayns. Il connaît personnellement Adolphe Lory (industriel et négociant) et Gustave de Tourris (industriel et habitant) car il a partagé leur enfance à l’île Maurice. 

A leurs yeux l’ethnologue est un original passant ses journées à interroger des esclaves dont il comprend très bien le créole. « Les colons ne pouvant comprendre l’intérêt que j’attachais à ce travail, quelques-uns souriaient de mépris. Causer avec un Noir, chercher sous cette laide enveloppe des sentiments et des idées ! Il faut avoir bien du temps à perdre ! disaient-ils », écrivait Eugène de Froberville à sa cousine.

Prosper Eugène Huet de Froberville]. Eugène Maurice. 1891. Photographie sur plaque de verre. Coll. Bibliothèque nationale de France, SG PORTRAIT-2146
Aux yeux des colons de Bourbon, Eugène Huet de Froberville était un un original passant ses journées à interroger des esclaves.
1891. Photographie sur plaque de verre.
Coll. Bibliothèque nationale de France, SG PORTRAIT-2146

Dans ses courriers à sa famille, il explique que son séjour à Bourbon a forgé ses convictions d’abolitionniste alors que la colonie britannique de Maurice a déjà aboli l’esclavage dix ans plus tôt. « Froberville dit avoir été sidéré de la cruauté de l’esclavage à Bourbon et qu’il a été convaincu de la nécessité d’abolir l’esclavage dans la communauté française. C’est un témoignage très fort de la part d’un membre de l’élite coloniale des Mascareignes », dit Klara Boyer-Rossol.

Le mensonge officiel de « l’esclavage doux »

« Cette dénonciation de la violence de l’esclavage par un membre de l’élite coloniale des Mascareignes va à l’encontre de la mémoire aristocratique qui s’est longtemps efforcée de transmettre le souvenir d’un esclavage à Bourbon plus « humain » qu’ailleurs », écrit-elle sur le site du Musée de Villèle.

« Ces gens qu’on dit si brutes sentent le malheur et je le sentais lorsque je les voyais pleurer des brutalités dont les dames et les jeunes filles blanches se rendent coupables envers eux », écrit encore de Froberville à sa mère. Il rapporte les témoignages d’esclaves contre le comportement révoltant de Mme Lory dont le nom a été donné à deux rues de Sainte-Clotilde.

Bref, il dénonce le mensonge officiel d’un « esclavage doux » : « Les colons de Bourbon publiant des manifestes dans lesquels ils affirment officiellement que l’esclave est moralement et physiquement le plus heureux du monde, savent qu’ils mentent officiellement. Cette mauvaise foi politico sociale n’empêche pas les Bourbonnais d’être aimables et hospitaliers. Ils sont fort bienveillants pour tout être couvert d’une peau blanche », conclut-il ironiquement.

Reste maintenant à révéler ce « chaînon manquant » de l’histoire réunionnaise au grand public. Les premiers dessins et les premières notes des entretiens de Froberville à Bourbon laissent penser qu’il y en a d’autres, encore à l’étude des historiens ou « oubliés » dans des réserves… Et pourquoi pas d’autres visages moulés et d’autres fragments de vie des ancêtres permettant aux Réunionnais de mieux se saisir de leur histoire ?

Franck Cellier

A propos de l'auteur

Franck Cellier | Journaliste

Journaliste d’investigation, Franck Cellier a passé trente ans de sa carrière au Quotidien de la Réunion après un court passage au journal Témoignages à ses débuts. Ses reportages l’ont amené dans l’ensemble des îles de l’océan Indien ainsi que dans tous les recoins de La Réunion. Il porte un regard critique et pointu sur la politique et la société réunionnaise. Très attaché à la liberté d’expression et à l’indépendance, il entend défendre avec force ces valeurs au sein d’un média engagé et solidaire, Parallèle Sud.

Vos commentaires

  1. Dommage que le lien vers le « long aticle de Klara Boyer Rosso » ne renvoie qu’à une page de pub pour Apple.

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