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[Livres à domicile] Anne Cheynet, légende vivante ! 

LITTÉRATURE

Anne Cheynet est l’une des auteures les plus connues de La Réunion, depuis la parution de son roman « les Muselés » dans les années 70. Avec Agnès Guénau, Axel Gauvin, et bien d’autres piliers de cette génération qui ont bousculé la vieille littérature traditionnelle coloniale. Avec aussi Alain Lorraine, le « zarboutan » préféré d’Anne. Interview de cette grande dame de la littérature locale, toujours présente sur les salons du livre, comme celui de St-Paul les 17 et 18 mai .

Quand on entre dans son appartement, on se retrouve nez à nez avec des étagères de bouquins, empilés à plat pour gagner de la place. Anne travaille sur son ordinateur, cherchant toujours un éditeur pour certaines de ses parutions inédites. Les éditions Poissons rouge ont d’ailleurs réédité « les Muselés » et « Rivages Maouls », mais depuis plus de cinquante ans, Anne Cheynet n’a jamais cessé de s’exprimer dans divers domaines artistiques et littéraires.

Tu es née en 1938, dans les hauts de St-François. Bien que tes parents ne soient pas miséreux, tu as été confrontée aux privations de la guerre et aux injustices sociales de l’époque. Ton envie de t’exprimer par l’écriture date de ton enfance ?

J’ai toujours aimé écrire. La poésie de mon enfance à St-François, et sa dureté aussi, m’ont poussé à écrire. Je peux dire que l’expression en français, l’orthographe même, sont venues naturellement. Comme c’était la guerre et qu’il y avait pénurie de papier et de livres, j’ai écrit ma première création sur une feuille figue. J’avais 7 ans. C’est aussi l’âge où je suis entrée à la « grande » école, dans un pensionnat religieux. Là-bas, j’ai fait connaissance avec Marcel Pagnol, que j’adore toujours, avec Alpnse Daudet, ses lapins, son moulin et son « Petit Chose » ; j’ai appris récemment  par Google que ce roman est autobiographique. Ensuite, j’ai connu « le Petit Prince », dont ma prof de français m’avait fait cadeau…

Extrait de Rivages Maouls : « C’est aussi dans ces années douces-amères de l’adolescence que je l’ai rencontrée. Elle. Eliane. Et que j’ai fondu d’amour pour un petit garçon aux cheveux de lumière. »

On avait commencé à avoir de beaux livres pour la distribution des prix. Je me suis lancée à corps perdu, et à nuits perdues, dans la lecture.

Après le bac, tu commences des études de psychologie à Aix en Provence. Pourquoi ce choix ?

Parce que j’ai renoncé à me lancer dans le théâtre. Ma bonne sœur de prof de philo me l’avait fortement déconseillé. J’aurais pu faire de l’anglais aussi, mais je me suis fais jeter du cours par une vieille prof vêtue d’un kilt ! 

Vu mes déboires, quelqu’un m’a conseillé la psycho, « science montante » qui ne m’a servi à rien, puisque quand je suis rentrée à la Réunion c’était très peu répandu. Il n’y avait pas de psychologie scolaire en tout cas. Je suis restée professeur de lettres au collège de Cayenne à St-Pierre jusqu’à ma retraite anticipée , à seulement 48 ans.

Envie de te consacrer librement à des activités artistiques ?

Oui, il y avait le désir de changement, mais ce n’était pas un arrêt brutal. Je me suis rendue compte qu’ayant élevé cinq enfants, j’avais le droit de prendre une retraite anticipée. J’ai touché beaucoup moins parce que je n’avait pas atteint le maximum d’échelons, mais je ne le regrette pas. 

Je me suis lancé dans divers arts : peinture, danse, musique, sculpture. Sculpture des mots aussi, puisque j’ai écrit, vingt ans après les Muselés, mon autobiographie « Rivages Maouls », née de souvenirs racontés oralement et ensuite arrangés, sculptés donc, dans la langue écrite. J’ai commencé à faire connaissance avec l’informatique, dirigé des ateliers d’expression corporelle, monté des spectacles…Tout cela m’a permis de côtoyer beaucoup de gens et de m’exprimer à travers le mariage des arts. Mais je ne vivais pas de mon art : j’avais ma retraite comme bouée de sauvetage !

Il faut aussi rappeler qu’à ton retour à la Réunion, tu t’étais très vite impliquée contre les injustices ?

Oui, c’est ce qui a provoqué l’écriture de « Matanans et Langoutis » ; J’étais pourtant « Madame » qui employait des bonnes et qui vivait côté mer ! »

Je ne m’attendais pas du tout à l’impact qu’a eu ce livre

Ton premier ouvrage publié , en 1972, est  donc une plaquette de poèmes  ?

Avec Matanans et Langoutis, j’ai été l’une des premières à écrire des fonnkèrs en créole. La première version des Muselés était aussi en créole. Après, quand il a fallu traduire le créole en langue de Molière, pour pouvoir être éditée, j”ai mis beaucoup de temps..

Ce recueil  est le brouillon, ou plutôt l’esquisse, des Muselés. Si on y regarde bien, on retrouve les mêmes scènes de vie, les mêmes personnages, la même révolte rentrée. Cinq ans plus tard, les Muselés ont été une petite bombe littéraire. Je ne m’attendais pas du tout à l’impact qu’a eu ce livre, parce qu’il n’a pas du tout été écrit dans une recherche de succès.

Tu seras dès lors considérée comme une auteure engagée, mais politiquement modérée, tout comme ton modèle Alain Lorraine,  Quels sont vos autres points communs ?

J’ai connu Alain Lorraine dans les années 70. Il avait douze ans de moins que moi mais c’est mon grand frère en poésie. La lecture de son recueil « Tienbo le rein » m’a fait comprendre ce qu’est  la grande poésie.

Depuis longtemps, je ne peux plus réduire la Poésie à son sens d’écriture d’un poème. Pour moi, quand j’entends le mot Poésie, j’ai tout de suite envie de l’écrire avec une majuscule, une très grande majuscule…avec un sens d’absolu, celui d’une dimension essentielle, innhérente non seulement à l’Homme mais à la VIE.

Tu t’orientes ensuite vers le théâtre et l’expression corporelle, ce qui perfectionnera ton talent de conteuse. 

C’était le « théâtre de l’opprimé », avec une équipe d’Augusto Boal, et puis le mime Pato, qui m’a beaucoup appris car la scène, le conte, ce ne sont pas que des mots, mais aussi une gestuelle, et des silences.

Tu as aussi écrit des chansons, pratiqué la danse et même la peinture, en autodidacte. Ainsi, une série de tableaux d’inspiration mauricienne qui débouche sur une expo en 1985 : « D’une écriture à l’autre », accompagnée de textes. Ce que tu a qualifié de symbiose des arts. Un métissage artistique ?

Oui, je suis une artiste à multiples facettes. J’ai toujours aimé la diversité et le mariage des arts.

C’est l’art où l’on se sent le plus libre

Et aussi le mariage avec les poètes mauriciens, encore un symbole d’universalisme  ?

En effet, en 1992, nous avons publié un recueil collectif « terre tout kouler » avec des textes d’Edouard Maunick, Alain Lorraine, Gilbert Aubry…

Pour Rivages Maouls, quinze ans après les Muselés, nouvelle expérience : tu enregistres le livre sur magnétophone sans passer par l’écrit ! On pense à la tradition orale d’autrefois, modernisée par la technologie ?

C’était une merveilleuse expérience, la plus importante de ma vie avec le chikong. J’étais une conteuse de scène. J’ai toujours rêvé de faire du cinéma. Le conte ressemble au cinéma. J’écris mon scénario, je fais ma mise en scène, je mémorise mon texte, je joue tous les rôles. Je suis tous les personnages, les bons, les méchants. Je suis tous les éléments : le soleil, la lune, la pluie, le vent, le silence… C’est l’art où l’on se sent le plus libre, dans son corps et dans sa tête.

J’ai lu sur ta bio de La Réunion des Livres, que  l’aspect du conte,  déjà présent dans Rivages Maouls,se retrouve aussi dans trois CD que tu éditeras  entre 2001  et 2004

Oui, « Kiasec », « les Contes d’Hellènes », et « Dans l’Esperbardzour ».

Tu dis dans le dernier cité : « Que vivent les histoires, car la vie n’est qu’histoire(s), au singulier comme au pluriel. » A propos, tu inventes aussi des histoires pour les enfants ?

J’ai animé des ateliers de théatre et d’écriture, ce qui débouchait parfois sur des œuvres collectives, comme « Kabar pour un petit chêne » avec des élèves de CM2 puis « Petite source » en 2014. Sans oublier les « histoires revenues du haut pays » éditées chez Surya.

Je demande à chacun de se plonger dans qu’il incarne

Quels sont tes meilleurs souvenirs , après toutes ces rencontres ?

Il sont tellement nombreux et si intenses qu’il est difficile de choisir. En tout cas je me sens près des gens, avec les gens ; mais je reste  dans ce que je fais. 

C’est à dire ? Tu es très exigeante en tant que metteuse en scène ?

Le public est en apnée parce que le lien c’est ce qu’on dit et fait. Le texte, le public et moi formons un trio dans lequel  il faut éviter que quelque chose ou quelqu’un d’autre s’immisce. Par exemple, quand je travaille avec des musiciens, je leur dis toujours comment et quand je souhaite qu’ils interviennent. Une fois, un musicien étranger à mon spectacle a pris un djembé et une flûte, et  s’est imposé dans mon histoire ; je l’ai obligé à s’arrêter. Dans les ateliers c’est pareil, je suis profondément dans chacune des choses, même celles qui semblent sans importance, et je demande à chacun de se plonger dans qu’il incarne. 

Ton plus récent ouvrage, en dehors des rééditions, c’est « la clé dans zot poche », aux éditions Poisson rouge. Des contes en créole et en français, illustrés par Claire Ruiz. Tu as créé la plupart de ces histoires, sous la forme de contes traditionnels, qui se passent en partie à notre époque. As-tu déjà d’autres projets en cours ?

J’ai toujours des textes non publiés, et récemment j’ai écrit trois histoires oscillant entre nouvelles et contes, sur l’île Maurice des années 80. J’attends la réponse d’un éditeur mauricien ; si nécessaire je pourrai recourir à l’auto-édition.

A propos, que penses-tu de l’évolution de la littérature locale depuis un demi-siècle ?

A.C. Les années 70, à cause de la présence de Debré, de l’interdiction du maloya, ont été des années de rébellion et de production intellectuelle et artistique.Je les appelle les « années- sève ». C’est irremplaçable !

La possibilité de publier sans le filtre d’un éditeur classique est libératoire, mais ne risque-t-elle pas, selon toi,  de nuire à la qualité gobale de la production littéraire ? On se souvient de ce responsable d’association vertement critiqué pour avoir ironisé sur le fait qu’à la Réunion de nos jours, on trouve un écrivain sous chaque palmier.   

A.C. J’ai trouvé une écrivaine sous un flamboyant. Elle se cachait bien derrière, mais elle avait oublié dans la savane le livre qu’elle avait écrit. Je suis tombée dessus, et elle m’a permis de le lire. C’est une histoire d’une grande tristesse et d’une grande poésie, magnifiquement triste, dirait une amie. J’ai envoyé à mon écrivaine une lettre d’amour, de consolation et d’encouragement. Ça me rappelle ce qui s’est passé pour les Muselés. Je lui chercherai un éditeur « classique » et, si je n’en trouve pas, je l’aiderai pour sortir son ouvrage en auto-publication.

 Merci, Anne, et tienbo ! 

Alain Bled

A propos de l'auteur

Alain Bled | Reporter citoyen

Homme de culture, homme de presse, homme de radio... et écrivain. Amoureux du récit et du commentaire, Alain Bled anime la rubrique « Livres à domicile ».

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