CHRONIQUE
Nous l’avons noté dans notre précédente chronique, jusqu’au milieu du siècle dernier, la culture locale officielle n’était le plus souvent qu’une imitation de la lointaine métropole. On a vu cependant certains auteurs, parmi les plus célèbres, s’opposer à l’esclavage. Moins connu que ces poètes, Timagène Houat fir paraître en 1844 un roman très critique : « Les Marrons ». Quant à Marius et Ary Leblond, ils ont marqué le début du XXème siècle par un retour au roman colonial bien pensant.
L’un des seuls anciens auteurs à se démarquer fut Jules Herman qui, par son originalité, demeure d’une modernité inspirant encore de nombreux écrivains et éditeurs. Le délire scientifico-poétique de ses Révélations du Grand Océan transforme la Réunion en nombril du monde. Et pourquoi pas ? L’imagination au pouvoir, contrastant avec les romantiques et les parnassiens, le surréalisme face au classicisme !
Dans les années 30, après que sa veuve eut fait découvrir son œuvre, l’auteur des lettres de Lémurie demeura moins populaire que Georges Fourcade, avec ses « zistoires la caze » et chansons à succès, dont le célèbre « Ti fleur fanée ». Il est aussi probable que certains noms ont été oubliés, par volonté de discrétion ou manque de chance. Ainsi sous le pseudonyme de L. Pageot, se cachait peut-être un Cazal ou un Clain ; et c’est Boris Gamaleya qui s’en fait l’écho en 1981 avec la réimpression de « Zidore Mangapoulé », paru en feuilleton dans une gazette locale des années 20, un demi-siècle plus tôt. Combien d’auteurs se sont ainsi auto-censurés, ou restés anonymes ? N’oublions pas d’autres noms situés à la charnière des années 50, comme Joseph Toussaint, Pierre Vidot, Victor Petit de la Rhodière, ou Antoine Abel le Seychellois.
Essor du kréol
Mais au milieu de ce XXème siècle, c’est un dentiste qui va se faire connaître comme poète : Jean Albany. Il abordera de front des thèmes peu évoqués par les autres, comme l’esclavage, et sera parmi les premiers à éditer un lexique de mots et expressions créoles. Même s’il ne s’agit pas encore de créer une graphie.
Le volcan littéraire commence à gronder, et une lave rouge et brûlante frémit sous sa surface. Elle effraie l’ordre établi, car elle menace d’enflammer les esprits. On trouve dans certaines librairies une minuscule plaquette de poésie, à la couverture noire et au titre mystérieux. Son auteur, Boris Gamaleya, y livre une poésie jugée souvent obscure mais où chaque mot a un sens. « Vali pour une reine morte » ne fait bien sûr l’objet d’aucun article dans les médias, sauf Témoignages, ce qui se comprend d’autant mieux que le poète avait été exilé en métropole quelques années plus tôt, à cause de ses idées autonomistes portant atteinte à l’autorité de la France. Mais le barrage étatique a ses limites, et ne peut pas empêcher la nouvelle génération d’écrivains de propager ses idéaux, de vouloir libérer la parole, celle du peuple, pas celle des gros bourgeois qui écrivent seulement pour se détendre.
Culture sous surveillance
La culture « officielle » des années 70, c’est le C.R.A.C. (centre réunionnais d’action culturelle). Soucieux d’ouverture, mais aussi poussé par une partie de ses animateurs, le CRAC organise un concours avec des prix de poésie, de théâtre et de romans. Il y a même un prix de poésie en créole qui sera remporté par Alain Armand, futur pilier de Ziskakan.
A la même époque, nait une association d’écrivains locaux, visant à regrouper toutes les tendances, sans parti pris politique au autre. Ce sera l’A.D.E.R., qui fera découvrir de nombreux talents émergents, avant que des divergences opposent certains de ses membres fondateurs : Les « anciens » représentant la tendance classique et traditionnaliste, démissionneront pour laisser la place aux jeunes. Alain Gili, âme ouvrière de l’association, et Jean François Sam-Long se sépareront à leur tour, et de cette scission naitra l’UDIR.
Malgré ces différends idéologiques ou personnels, les bases d’une nouvelle littérature réunionnaise étaient à présent solides. Mais d’autres piliers de ce renouveau, et non des moindres, éditaient aussi de leur côté : « les chemins de la liberté » de Firmin Lacpatia, « Bardzour », « Fangok » et autres revues plus ou moins marginales, imprimées artisanalement, et au tirage limité.
Mutiplication des ouvrages
On retrouvera plus tard ces mêmes pionniers créant des maisons d’édition plus importantes : « K’A » d’André Rober et Carpanin Marimoutou, « Lofis la lang kréol » d’Axel Gauvin, qui avait commencé ses recherches dans les années 70 avec « Du créole opprimé au créole libéré ». Citons aussi « Grand Océan », une revue éditée par Jean François Reverzy.
Beaucoup de ces « zarboutans » de la nouvelle littérature réunionnaise sont toujours vivants et encore actifs de nos jours. Pour ne pas faire de jaloux, citons seulement Alain Lorraine , Daniel Honoré et Alain Peters, disparus bien trop tôt.
Mais… une révolution semblait ne pas avoir eu lieu : le nombre d’autrices dans ces changements. Elles furent pourtant nombreuses, depuis Anne Cheynet et ses « Muselés », Agnès Gueneau, Monique Agenor et, quoiqu’un peu plus jeunes, Monique Séverin et Céline Huet, autant d’auteurs et d’autrices qui ont toujours fait passer la culture de leur région avant leur propre ego. Puissent les nouvelles générations prendre exemple sur ces modèles aussi discrets que talentueux.
Alain Bled