ÉPISODE 13 : LES POLITIQUES D’AMÉNAGEMENT DU CIRQUE
« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Sociologue, Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Dans ce 13 ème épisode, il raconte un incroyable projet de restauration qui prévoyait, en 1954, d’ériger un « très grand barrage » sur la rivière des Galets, relevant le lit de la rivière de 80 mètres ! Sans la moindre considération pour les Mafatais…
1954
Le 26 juillet 1954, le Conservateur des Eaux et Forêts de la Réunion, M. Paul Benda, adresse à son Directeur Général à Paris un projet de restauration du cirque de Mafate estimé entre 350 et 400 millions de Francs métropolitains, montant dont il espère qu’il sera financé par le FIDOM !
Le programme comprend
1 – le rachat des terrains par les Domaines,
2 – le regroupement de la population (les « occupants sans titre » (sic) notamment !),
3 – les opérations de reboisement de plusieurs centaines d’hectares de terrains,
4 – la correction des torrents mafatais,
5 – ainsi que l’avant-projet d’un très grand barrage.
Le rapport de Paul Benda (ci-joint) détaille cet incroyable projet :
On peut y lire :
« … – D’où ma suggestion, formulée déjà depuis deux ans, de la construction d’un très grand barrage. Les deux éperons à 1500 mètres en aval du confluent des deux bras de la rivière des Galets et de celui de Sainte-Suzanne, constituent un ancrage idéal. 300 mètres de largeur et 80 mètres de hauteur. On procédera par dynamitage des rochers en place. Les 900 mètres de hauteur des remparts dominants le permettent aisément. Les avantages sont indéniables : notamment la diminution considérable de l’érosion par suite du relèvement de 80 mètres au dessus du lit de la rivière et une mise à l’abri définitive de la ville du Port en matière de sécurité… »
Qui est Paul Benda ?
Paul Benda a été Conservateur des Eaux et Forêts de la Réunion jusqu’en 1956. Il a le souci de la restauration du cirque de Mafate dont la dégradation l’inquiète (tout comme ses prédécesseurs et ses successeurs). Sa stratégie repose d’une part sur le reboisement de centaines d’hectares de terrains domaniaux en friche ou illégalement occupés, et d’autre part sur une correction approfondie des eaux torrentielles des rivières mafataises.
Son raisonnement aboutit au projet de la construction d’un « très grand barrage » au confluent de la rivière des Galets et du bras de Sainte-Suzanne. En un mot à la hauteur de « Deux Bras ». L’érosion de masses de gravats et de boues charriées serait interrompue, la ville du Port de la pointe des Galets serait sauvée des risques de submersion par ces sédiments impossibles à bloquer et le coût total de l’opération ne serait pas supérieur aux investissements indispensables pour le dragage de ce port constamment menacé d’ensablement.
Le coût total estimé : un peu moins de 400 millions de francs CFA obtenus sur les crédits du FIDOM.
1956
En 1956, projets et travaux sont envisagés dans le cirque sous la responsabilité du même Conservateur des Eaux et Forêts, M. Paul Benda. Après quelques commentaires acerbes à l’égard d’une population (1700 âmes, en régulière extension) qu’il considère à la fois arriérée et misérable du fait de ses propres propensions au gaspillage, et qui ne bénéficie d’aucune espèce de considération positive ou de préoccupation (santé, ravitaillement, scolarisation…), l’auteur aborde les mesures qu’il préconise.
1 – La délimitation et le bornage des enclaves non domaniales
2 – La réfection du tracé du CD 42, partant de Savanna et conduisant à l’ancien village de Mafate les eaux, gravement endommagé par le cyclone de 1948.
Il s’agit également de rediscuter la répartition de la compétence publique relative au CD, entre les Eaux et Forêts d’une part, les Ponts et Chaussées d’autre part…
3 – La correction torrentielle de la rivière des Galets à l’aide de barrages, subordonnée à des études permettent l’obtention des connaissances indispensables du régime du cours d’eau.
4 – L’acquisition de matériel de camping facilitant le séjour du géomètre appelé à intervenir dans ces diverses opérations.
Le rapport Belda de 1956 :
NB – L’époque est à la récupération, par les Domaines, de l’ensemble du territoire du cirque, par achat ou par expropriation. De ce point de vue, il est intéressant d’observer qu’en 1956, le cirque comporte encore un certain nombre d’îlets habités privés, désignés ici en tant qu’enclaves non domaniales… D’où les opérations de bornage énumérées dans le document. Evidemment cette situation ne durera pas. On expropriera à tour de bras… A la fin de la seconde moitié du siècle, il ne restera à Mafate que deux ou trois « espaces privés », dont la propriété Pausé à Grand-Place, sur laquelle était bâtie la première école.
Les listes de recensements des habitants gardent la trace de cette population… Dès 1873, on trouve ainsi les noms de nombreux îlets où vivaient une, deux ou plusieurs familles, en tout cas jusqu’au dénombrement de 1954, tels l’îlet Bras des Merles, l’îlet à Déjeuner, l’îlet à Cauvin, l’îlet au bas du Bras de Détour, l’îlet Flamand, l’îlet à l’embouchure du Bras de Ste Suzanne, l’îlet à Crosnier, l’îlet d’Amédée, l’îlet Denise, l’îlet Albert, l’îlet à Patate, l’îlet Nourry, l’îlet à Malidé… La plupart de ces îlets ne sont plus vraiment identifiables sur une carte. L’évolution du niveau de vie, les conditions climatiques, les regroupements de la population opérés par les autorités, les nécessités économiques ou de scolarisation ont eu progressivement raison de cette dispersion d’habitat…
Aujourd’hui on trouve encore l’Îlet Albert et l’Îlet Nourry (abandonné) sur la rive droite de la rivière des Galets. Et sur la rive gauche, l’îlet Bois de Fer et l’îlet Flamand.
Autour de Deux Bras, le bas de la rivière des Galets, moins escarpé qu’en amont, a permis la multiplication de propriétés dont l’occupation plus ou moins légale a fait l’’objet de contestations constantes de la part de la Conservation, jusqu’à ce que tout ce foncier puisse être absorbé par le Domaine. La précarité des conditions de vie des populations et leur extrême misère semblent être l’explication générale de l’autorité publique. Achats, abandons, expulsions, tous les cas de figure ont pu se présenter. Mais ça va prendre du temps et demander des trésors de négociation… On le verra dans les chapitres suivant (1960 – 1964). Pour l’heure, il s’agit essentiellement d’obtenir des délimitations sommaires !
Arnold Jaccoud
« L’ennemi, c’est le gendarme et le forestier »
En 2007, cinquante ans plus tard, les habitants de Mafate seront tous devenus des locataires ! Ici on dit « concessionnaires », puisque dès 1966, l’ONF a pris le relais de l’Administration des Eaux et Forêts, pour l’octroi de concessions d’occupation de terrain – au départ limitée à un hectare et pour trois ans – à la suite du recouvrement de la quasi totalité des 9 500 hectares du cirque en faveur des Domaines.
Les interminables conflits fonciers qui, depuis toujours et jusqu’à cette époque des années 60-70 opposaient l’Administration aux paysans prétendant à des droits de propriété privée, acquise souvent de manière peu formelle ou par acte de vente sans valeur juridique, par arrangement à l’amiable ou oral, ont été résolus la plupart du temps par achat, de façon autoritaire, ou par voie judiciaire et par expulsion.
De plus pour bénéficier d’une concession (qui progressivement sera étalée dans la durée et va se diversifier en concession d’habitation, d’exploitation agricole, et bien plus tard touristique), il faut être Mafatais, par « liens du sang ou par mariage ».
Mais il convient de reconnaître que confrontés aux multiples défaillances des services administratifs du territoire, les habitants de Mafate ont toujours dû apprendre à se débrouiller et ont souvent agi à leur guise. Le détournement des dispositions officielles et des règlements accompagne inévitablement l’absence de concertations réelles et d’accompagnement mobilisateur et responsabilisateur. Les rencontres vécues dans le cirque sont explicites : « L’ennemi, c’est le gendarme et le forestier. Lorsqu’ils arrivent, on fait le gros dos et on ferme sa gueule. Mais ils ne restent pas ! Donc après leur départ, on fait se qu’on croit juste de faire… »
A.J.