ÉPISODE 16 : LES POLITIQUES D’AMÉNAGEMENT DU CIRQUE
« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Sociologue, Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Dans ce 16e épisode, il examine le pouvoir absolutiste de l’Office national des forêts sur les Mafatais qui ont encore du mal à croire que l’administration les aide vraiment à rester dans le cirque
1994
MAFATE 93 – L’état des lieux – (Cabinet Y. Janvier – Grafos – Stratégie et développement). Cette étude, effectuée à l’époque où Michel Bordères était directeur régional de l’ONF, est en tout point remarquablement faite. Elle reflète implicitement la substitution progressive de multiples opérateurs à la gestion du cirque par l’ONF. Elle reprend au passage les éléments historiques développés dans sa thèse par l’anthropologue Emmanuel Souffrin et dresse l’état de la situation pour l’ensemble des domaines relatifs à l’aménagement et au développement du cirque. Les thèmes actuels (2010) y étaient déjà présents… Elle a servi d’étayage à la charte qui sera rédigée et signée en 1997.
Il faut cependant observer qu’à l’exemple de la quasi-totalité des projets et perspectives proposés pour le développement de Mafate, elle n’a guère été suivie d’effets concrets ! Faudrait-il incriminer la carence habituelle des relations entre l’élaboration des projets, toujours extérieure au cirque, et les habitants qui, eux, mènent leur existence selon leurs stratégies propres… En 1994, on n’était guère prêt, de part et d’autre, à inscrire dans la méthodologie de base de l’élaboration du développement de Mafate, la participation démocratique, responsabilisatrice et généralisée de ses habitants…
L’ONF et l’habitat
Les modes d’habiter sécrètent leurs conséquences logiques : manière de vivre, comportements, état de conscience, rapports sociaux…
Le foncier de la quasi-totalité du cirque relève à 100% du statut départemento-domanial et est géré par l’ONF. Vivre à Mafate, c’est demeurer dépendant à vie du bon vouloir des agents ONF, concrétisé par une concession trisannuelle, dont le renouvellement fait obligatoirement l’objet d’une renégociation explicite. Et certaines familles habitent là depuis plusieurs générations.
Un groupe familial, une communauté entière qui ne peuvent modifier leurs conditions de vie et en attribuent de façon chronique une part de la responsabilité aux institutions publiques qui les encadrent, ne se trouvent guère en situation d’évolution consciente.
On peut poser pour principe que le mode d’habiter exprime les statuts sociaux. Selon la règle classique, l’habitat populaire dans le cirque est planté/posé et non fondé. Expression métaphorique s’il en est et qui fait sens … La population est mise à l’écart de la propriété. Par principe. Nous sommes dans la logique de «l’exclusion immobilière». Dans l’impossibilité de fait d’accès au droit de propriété. Et d’appropriation.
Ce statut social contraint, dénoncé dans le discours de plusieurs habitants (jeunes !), ne me paraît pas sans incidence au plan des comportements sociaux.
Je dois ajouter qu’il ne s’agit pas pour moi d’adopter une position partisane et subjective. Mais il convient de souligner les désaccords entre les revendications spontanées et « à court terme » des habitants d’une part, et les logiques gestionnaires qui tentent de préserver l’intégrité du cirque aux fins d’une exploitation intégrant tourisme, protection forestière, maintien de la polyactivité individuelle, limitation draconienne de l’immigration des bas, etc. Donc forcément par conséquent à un encadrement rigoureux de l’habitat.
Risque de dérive despotique
Dans ce domaine également, des exigences contradictoires semblent mettre aux prises le monde immédiat empirique et quotidien des natifs, directement et intimement concernés par les conditions quotidiennes d’une existence précaire, avec les planifications stratégiques externes des institutions.
Les agents de l’ONF à Aurère ne nient pas les risques de dérives despotiques de la part de leur administration. La représentation que les gens de Mafate se font de celle-ci, d’eux-mêmes et de leur mission est particulièrement « épuisante ». Selon mes investigations, le cadre que détermine la gestion du cirque par l’ONF permet d’expliquer tous les rapports sociaux et toutes les attitudes de la part des habitants des îlets. Et notamment ceux qui apparaissent les plus discutables ou les plus rétrogrades.
Les relations entre le garde et la population sont complexes et non dénuées d’ambivalence. Pour certains, on est dans la « ligne des intendants de la colonie ». Mais d’une autre façon, on pense également aux liens des grands squales ou des sauriens avec leurs petits animaux commensaux, qui leur sont de quelque utilité en leur suçant les parasites et en leur curant les dents. Une sorte de réciprocité dans le besoin, une avantageuse symbiose. Mais là, comme dans la nature, c’est bien le géant armé qui mène le jeu. Les armes ici sont fournies par la législation !
Le garde agent technique n’est pas éloigné des habitants. Il les comprend et les traite avec humanité, s’ingéniant à maintenir la loi, la justice et l’équité sur chaque îlet. C’est également son intérêt, bien sûr. Mais il décide de tout en parfaite souveraineté. L’ONF, c’est donc un concentré d’absolutisme plus ou moins bienveillant, dont la mission ne peut totalement se passer du concours des habitants, et qui les considère pour autant comme ses inévitables commensaux.
Une multitude de fonctions
La simplicité apparente du principal mandat prescrit à l’ONF qui l’engage à l’entretien du patrimoine forestier en forêt domaniale intègre de fait d’autres fonctions, dont la topographie et l’existence sur Mafate rendent souvent la réalisation difficile :
• L’entretien du réseau d’eau, dont l’insuffisance est criante, du captage à la distribution.
• Les tâches d’aménagement.
• Le ramassage des poubelles, ordures et détritus divers.
• L’octroi des concessions et des permis de construire, la surveillance des travaux en cours.
• Les tâches ordinaires de police judiciaire, de juge et d’officier d’état civil.
Le garde gère de fait une multitude de fonctions. Pour leur réalisation, il a besoin des habitants, répartissant le plus équitablement possible, à ses dires, les périodes de travail qu’il leur accorde. Le choix des « meilleurs éléments » pour des contrats Emploi Solidarité est subordonné à ses attentives appréciations !
Hégémonie
Seul propriétaire du foncier et gestionnaire du logement des natifs, des terres cultivables et de la forêt, principal employeur, pratiquement interlocuteur institutionnel privilégié pour la totalité des actes administratifs, l’ONF exerce une hégémonie dont les seules nuances dépendent des qualités humaines du garde.
Un parallèle : « Les schémas urbains se répètent et se concentrent ici. Les rapports de dépendance et d’assistance se déploient sans retenue. Le travail comme principe d’identité et d’acquisition d’un statut a disparu tout comme en ville. » La fragilité de ce microcosme enclavé est effectivement saisissante…
De son côté cependant, le cirque vit —ou vivait ?— tant bien que mal entièrement de et dans cette situation. Les conséquences que j’ai pu observer à l’époque du renouvellement des concessions, en août-septembre 1998, sont tout à fait caractéristiques à mes yeux :
• Sentiment lourd de dépendance, provocateur des stratégies ambivalentes, successives ou simultanées, de soumission et de révolte dissimulée.
• Autre sentiment de rivalité, entretenue entre habitants de l’îlet et des îlets voisins. Suspicion de privilèges et d’inéquité de la part du garde.
• Globalité et indifférenciation systématique des problèmes et des attitudes : les divers registres de la relation avec l’ONF constituent un tout et retentissent inévitablement les uns sur les autres.
Le maintien de ces divers points d’équilibre s’avère délicat. Pour autant que l’on considère les données de base, on observe une relative stabilité de la situation. Le statut départemento-domanial des près de 10 000 hectares de Mafate, dont 5 000 sur le secteur d’Aurère-Grand Place, nécessite tout de même un considérable travail d’entretien et de gestion. Les habitants des îlets représentent après tout une main-d’œuvre commode, relativement peu coûteuse et sans risque social majeur. Ils sont encadrés par une législation draconienne et surtout modérés dans leurs pulsions revendicatrices par les nécessités de la vie quotidienne, voire de la simple survie…
Ladi lafé et rumeurs
« La volonté politique, c’est le dépeuplement de Mafate », disait-on encore en 1998. Cette intention n’est pas certaine, selon mes observations. À Mafate, on vit beaucoup de ladilafé, de rumeurs et d’interprétations plus ou moins fondées des interventions des pouvoirs publics. Ou du moins de ce qu’on peut en comprendre, alors que les processus démocratiques sont totalement absents de l’élaboration des décisions intéressant la vie des habitants et des familles.
» En 1987, on a assisté à la disparition des quinzaines de travail, mode de répartition de la main-d’œuvre ONF. On a prédit alors qu’il n’y aurait plus du tout de travail à l’ONF et que les habitants devraient s’en aller…» Mais dans la foulée, on a assisté à la montée du tourisme « vert » et à l’apparition, puis à la multiplication des gîtes. Ce bouleversement des données connues n’a pas encore produit toutes ses conséquences, ni du point de vue de l’habitat, ni du point de vue économique.
La charte territoriale de Mafate l’indique en filigrane et les gens le répètent partout : « On favorise uniquement le tourisme. » Les autres mesures visant au «développement intégré» du cirque ne sont que périphériques.
Dans la logique qui domine ainsi les politiques en cours, on se doit de soupçonner que les habitants sont mis au service d’un grand projet technocratique institutionnel. Et exploités rationnellement à cette fin ! Difficile de dire si c’est véritablement à leur insu.
La rumeur persiste donc à diffuser l’information selon laquelle on incite encore les gens à partir, mais qu’ils ont envie de rester. Parce qu’en dehors du travail et de ses problèmes, les conditions de vie leur sont idéales. Sur la plupart des îlets, si l’on doit reconnaître que les habitants vivent beaucoup avec les rumeurs et les pressions, il faut convenir que les gens importants et les représentants des pouvoirs publics ne sont pas indemnes de l’utilisation de ces deux « outils de régulation sociale » et qu’ils savent en user en stratèges avisés.
Le lieu central de la négociation avec l’ONF, c’est l’habitat et l’occupation de l’espace
En juillet 1998 a eu lieu le renouvellement des concessions sur îlet à Malheur. On peut s’attarder sur les clauses, nombreuses, qu’expliquent le statut et son application première de bonne gestion de l’espace forestier. C’est dans tous les cas une période pénible dans la mesure où elle renvoie les natifs à leur statut social inférieur d’exclus de tout accès à la propriété.
Les gens de l’ONF sont décrits comme « des petits rois ». On se garde pourtant de se plaindre ouvertement. Le caractère omnipotent de leur mainmise sur la vie de l’îlet et de ses occupants en interdit toute velléité. La moindre parole relative à l’octroi ou au renouvellement de la concession entraîne le risque de sanction sur l’emploi, conséquence gravissime.
Donc on se tait. La dépendance muette alimente les rumeurs et la dissimulation. C’est la première arme, dérisoire, de la stratégie des opprimés.
La seconde est de se chercher des protections. « Quelqu’un qui est bien vu, dans telle ou telle administration, permet de franchir les obstacles et d’obtenir bien des choses – … kan ou lé branché…»
La concession
On en retrouvera par ailleurs le texte intégral. J’ai entre les mains trois types de concessions accordées par l’ONF :
• 1 – Un contrat d’occupation de terrain soumis au régime forestier.
• 2 – Une autorisation d’occupation d’un terrain à usage de table d’hôte.
• 3 – Une autorisation à usage de gîte.
Je voudrais n’aborder ici que la première.
Ce que la prévision maniaque, à la fois technique, juridique et comptable du texte ne dit pas clairement, c’est qu’il s’agit bien du fondement du logement même des individus et de leur famille. Ainsi les familles qui se perpétuent sur l’îlet depuis plusieurs générations ne bénéficient d’aucun droit particulier, hormis celui de se voir accorder périodiquement la possibilité de rester trois ans de plus.
On peut certes construire sur le terrain accordé. Mais
° selon le droit commun, sans permis jusqu’à 20 m2, ce qui ne permet guère l’édification d’une case d’habitation;
° en obtenant un permis, qui devra être accordé par le garde, pour tout projet de construction de plus grande taille;
° Les constructions sont nécessairement réalisées en matériaux légers, de type « bois sous tôles », posées et sans fondations.
Le garde forestier contrôle la construction, les matériaux, leur transport et leur usage. Ne pas le solliciter pour ces opérations serait s’exposer à des représailles.
De fait en réalité, l’ONF contrôle l’essentiel de la vie domestique des familles. Le mode d’habitat, donc d’existence, encadré de façon rigoureuse, maintient artificiellement, à mon sens, des archaïsmes socioculturels, pittoresques pour le tourisme, mais que l’on pourrait considérer comme préjudiciables au développement humain.
L’accès à l’habitat pour les gens extérieurs au cirque, provenant des bas par exemple, est rendu quasiment impraticable. Le garde veille à limiter drastiquement les concessions.
Les exceptions existent, en cas de mariage ou de mise en ménage commun, par l’achat, exceptionnel, d’une case ou parfois grâce à des « relations bien placées qui permettent d’emporter l’adhésion ». La validation de l’Office, même tardive, est toujours indispensable.
Effets pervers du tourisme
À Mafate, on reste souvent ébahi par l’attachement des gens des îlets à leur terre.
Dans sa thèse parue en 1993, Emmanuel Souffrin a lui-même évoqué l’idée que l’absence de propriété n’implique pas pour autant une attitude dépourvue d’intérêt. « On est ici très proche de la (conception de la) terre nature, dont le principal propriétaire reste Dieu ou un « personnage » tout puissant à la fois craint et désiré, qui ordonne la règle et légifère les différents cycles de vie. »
Mon opinion est en tout cas qu’on est très loin des modèles juridiques de l’ONF et mercantiles du Comité Mafate et de la charte territoriale. En dépit de ces restrictions de sens et de ces enfermements que l’on associe au « progrès », la puissance symbolique qui traverse cette relation à la terre, même empreinte de superstition et de magie, contribue à l’identité des natifs du cirque. Jusqu’à quand ?
Les échanges internes entre îlets ont nourri pendant des générations les liens sociaux. Fruits, grains, volailles, miel, entraide dans la construction en étaient les objets principaux. On peut craindre que le tourisme entraîne des modifications considérables du point de vue d’une distanciation croissante de la relation à la terre, d’un abandon des productions vivrières, d’une disparition complète du système d’échanges dans lequel on favorise la relation sociale plus que la valeur marchande —sans que soit cherchée véritablement l’équivalence comptable des marchandises, bien qu’elle soit parfaitement connue.
Dans cette optique, mon commentaire sur le rôle du Comité Mafate et de la charte me permettra de développer l’idée que l’altération culturelle (ou la déculturation) ne se produit pas simplement à cause de l’invasion et de l’usage « d’objets » exogènes, mais par l’importation de logiques autres et profondément antagonistes.
Par le biais de la gestion restrictive de la terre (dont les pouvoirs publics départementaux sont propriétaires) et des concessions propres à autoriser l’habitation, l’ONF figure bien une sorte de totalitarisme institutionnel. Les habitants sont placés dans une situation où ils sollicitent l’agent ONF pour tout et rivalisent de disputes entre eux.
Mafate doit donc probablement demeurer un des seuls lieux à La Réunion où n’existe aucune réflexion sur une politique d’aide au logement, ce qu’explique l’absence de bail de longue durée.
La relation d’oralité est manifeste à l’égard de l’ONF. L’institution est une mère archaïque, dont le sein nourrissant doit donner sans interruption. Les nourrissons se disputent pour en tirer un maximum, cherchant les faiblesses à exploiter, prêts à aller jusqu’à la destruction même de cette mamelle dont on doit tout attendre et à laquelle, immanquablement, on ne peut que tout reprocher.
Mon interprétation est que cette structure relationnelle représente la base d’une véritable situation d’aliénation.
Dépendance et jalousies
Pauvreté, dépendance, impuissance et manque se conjuguent pour produire à la fois l’envie de profiter et la rivalité contre-solidaire. Le système construit ne permet pas d’élaborer des complémentarités et de l’entraide. L’insécurité qui découle de cette précarité structurelle et du sentiment de menace larvée provoque au développement de la suspicion et de la concurrence conflictuelle. Et en aucun cas à la production de liens sociaux, par ailleurs parfaitement mythifiés.
En 1998, Jean-Jacques Taillade, agent de développement de l’APR, au service du CAH, interprétait les problèmes et les conflits sociaux en fonction des distances de voisinage. En substance évoque-t-il : « Plus la concentration est forte, plus les conflits sont intenses. Plus les habitations sont espacées et plus les problèmes se diluent…» Ce n’est pas faux…
Ma propre compréhension du manque de solidarité entre les habitants des îlets et de leurs discordes relie plutôt ces phénomènes directement aux sources de l’aliénation esquissée à l’égard de l’ONF. La jalousie interpersonnelle et interfamiliale s’explique par cette dépendance archaïque. On a ici une illustration flagrante du difficile équilibre de l’endogène et de l’exogène. Et du sentiment que ce déficit de reconnaissance de l’altérité est relié à l’extrême fragilité d’une identité impossible à étayer dans ces conditions.
Selon mes conclusions, seule la maîtrise de leur destin et de leurs conditions de vie restaurerait les capacités d’intégration et de maturation des natifs de Mafate. Pour l’heure, face à l’absolutisme institutionnel, chaque habitant croit lutter seul pour sa survie, dans une démarche empreinte de farouche individualisme. En vérité, on n’est guère prêt à la collaboration.
Arnold Jaccoud