[Mafate] Une logique de la « réserve »

ÉPISODE 17 : LES POLITIQUES D’AMÉNAGEMENT DU CIRQUE

« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Sociologue, Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Dans ce 17e épisode, il livre sa réflexion sur les relations entre les Mafatais et le Comité Mafate issu de la Charte de 1997 : Comment les habitants de Mafate peuvent-ils maîtriser ce qui leur arrive ?

1997

La Charte de Mafate

La Charte de Mafate, promulguée en 1997, veut être l’acte fondateur d’une stratégie commune. Elle « exprime les fondements d’une politique de développement durable pour ce cirque habité… ». Elle entend constituer un plan d’aménagement cohérent.

« Comment les habitants de Mafate peuvent-ils maîtriser ce qui leur arrive ? Dotés d’un espace de négociation extrêmement restreint, presque entièrement dépendants d’instances que pourrait guetter un totalitarisme coutumier aux dirigeants auxquels aucune résistance n’est jamais opposée, ils leur doivent pratiquement tout : droit d’habiter, emplois précaires et temporaires, revenus sociaux de substitution, transports, modes alimentaires, énergie, stratégies économico-touristiques, conditionnements culturels télévisuels… »

Du Comité Mafate…

Il ne suffit pas d’observer avec stupéfaction l’absence des Mafatais au Comité qui gère leur vie et leur environnement. Les Institutions représentées au Comité Mafate en 1998 font des choix et prennent des décisions qui ordonnent le destin des habitants du cirque pour plusieurs années, voire des décennies. Et ceci sans véritable relais de consultation ni d’information.

Il serait utile d’analyser la Charte territoriale de Mafate, sa sémantique, ses dispositions, ses stratégies… et de mettre tout cela en regard de la vie quotidienne des habitants, de leurs moyens d’expression jamais construits, jamais sollicités à leurs rythmes et selon leur culture. 

Comment les habitants de Mafate peuvent-ils maîtriser ce qui leur arrive ? Dotés d’un espace de négociation extrêmement restreint, presque entièrement dépendants d’instances que pourrait guetter un totalitarisme coutumier aux dirigeants auxquels aucune résistance n’est jamais opposée, ils leur doivent pratiquement tout : droit d’habiter, emplois précaires et temporaires, revenus sociaux de substitution, transports, modes alimentaires, énergie, stratégies économico-touristiques, conditionnements culturels télévisuels…

Sans pouvoir, dans le cadre de ce commentaire, développer véritablement les conséquences humaines de cette situation socio-économique, socio-politique et psychosociale, je voudrais défendre l’idée selon laquelle on se trouve davantage dans la logique de « la réserve » que dans celle du développement intégré. 

Les initiatives et les énergies endogènes ne sont guère sollicitées. On alimente de fait la passivité, la dépendance et l’assistance. Et on s’appuie plus ou moins sur une nouvelle classe de privilégiés comparativement fortunés, celle des gîteurs, qui déséquilibre -ou rééquilibre- les rapports sociaux dans la plupart des îlets. Les gîteurs sont souvent les mieux placés pour exercer le leadership des Associations mafataises. Mais derrière les discours promoteurs de l’intérêt général, la prévalence du challenge économique particulier est évidente et normale. Les appels à la solidarité ne signifient pas pour autant une complicité sans réserve des intéressés. Loin de là.

Mais dans cette combinaison de manœuvres imbriquées les unes dans les autres, l’homme de Mafate, lui, sans importance et sans ambition, est forcément instrumentalisé par les intérêts supérieurs mis en jeu.

Mafate hélicoptère

À Mafate, on ne peut guère solliciter les questions de l’identité sans s’interroger sur la problématique du pouvoir.

L’identité individuelle et collective ne se construit pas, n’évolue pas ou ne se transforme pas — jusqu’à son altération même — simplement par l’usage, nouveau et immodéré, d’objets, d’inventions techniques de toutes sortes et de leurs applications : énergie, communication, information, alimentation, confort domestique…


Ce qui déculture Mafate, c’est l’irruption de façons parfaitement étrangères de penser et d’organiser la vie, ce sont les représentations hétéroclites de ce que doit être le monde, l’environnement et la place de l’homme en son sein, ce sont les conceptions importées des rapports sociaux et de la manière de les matérialiser, entre les natifs, avec les gens de passage, avec les touristes. Ces processus sont coutumiers de l’évolution des sociocultures et bien sûr non modifiables.

Le Comité Mafate de ce point de vue offre les caractéristiques d’être à la fois extérieur à la vie des îlets, basé essentiellement sur la représentation institutionnelle et doué de pouvoirs considérables. Trois facteurs me paraissent dominer son intervention et les réactions qu’elle engendre :

• 1 – Le repli sur soi, individualiste, qui n’est certes pas nouveau et qui découle logiquement de l’impuissance et de l’aliénation de tout pouvoir social.

• 2 – Le déferlement de conceptions techniques produites par la raison instrumentale et qui font prévaloir les moyens sur les finalités humaines et sociales.

• 3 – L’absence d’expression collective citoyenne et de participation démocratique.

La Charte territoriale, dans laquelle on lira le type de rapport que les autorités entendent instaurer à Mafate au nom du développement intégré, est un exemple parfait de ce que peut être la soumission des cultures locales à la raison instrumentale. Les évolutions de l’ensemble du cirque n’ont jamais fait l’objet de débats publics. Ou elles ne sont pas nées des bourgeonnements « organiques » caractéristiques des télescopages hésitants de cultures simplement étrangères l’une à l’autre.

Elles sont conçues « nécessairement » comme des problèmes techniques, avec études diagnostiques, hypothèses, scénarios, planifications, stratégies, recherche de cohérence…

Cette logique obéit aux principes de la machine, conçue en fonction d’un investissement, d’une productivité, d’un rendement…

On inclut bien évidemment les « facteurs humains » dans cette machinerie dont la finalité n’est certainement pas le développement des communautés humaines de Mafate. Le tourisme auquel « tout est sacrifié », disent les leaders locaux, n’est même pas conçu au service de ce développement. Il en est quasiment le but. 

Souffrin le laissait déjà entendre : Les administrations qui constituent le Comité considèrent en fait — contre toute logique — les Mafatais comme des squatters et non comme des « paysans comme les autres ». Ce qui explique peut-être pourquoi les habitants de Mafate ne sont pas représentés dans les organes officiels décidant de leur sort. Et pourquoi ils sont tout juste un « facteur humain ». 

Paradoxalement, dans ce déni généralisé de reconnaissance, le texte d’introduction de la Charte semble presque une ratification d’existence !


• L’inversion des valeurs et l’instrumentalisation de la socioculture du cirque

On est dans un tripotage d’inversion des valeurs. La socioculture du cirque doit servir. L’identité culturelle a une fonction utilitaire. Les modes de vivre, d’habiter, de se déplacer, d’aménager son espace domestique, de se nourrir, de concevoir son environnement deviennent des facteurs d’attrait touristique, des « atouts » comme on dit dans le jargon des planificateurs du pseudo-développement.

Dans le quadrillage juridique et gestionnaire mené par l’ONF, une brèche a pourtant été ouverte. On encourage les gens à prendre des initiatives. Paradoxalement, on lâche du lest sur les tables d’hôte et sur les gîtes. Mais c’est juste pour attirer le fric. On accélère la modernisation des équipements : panneaux solaires performants (dont il faut payer désormais l’installation), NTIC et tout le hard qui va avec, soudaine promotion de l’apprentissage de l’anglais à l’école, aménagements divers. Mais ce n’est pas pour le confort des habitants, la sociabilité, le développement de la conscience citoyenne ou la curiosité intellectuelle. Non, c’est seulement parce qu’on prévoit que c’est bon pour le tourisme international.

Dans ce contexte, les instrumentalisations culturelles en cours équivalent bien à un déni de reconnaissance. Elles sont insidieuses, parce qu’elles sont présentées pour être au service d’un développement, dont le concept n’a jamais été discuté par les intéressés directs. La finalité de ce développement n’est certainement pas la population qui se trouve être elle-même mise, à son insu, au service d’une pure démarche de technocrates planificateurs.

Il n’est guère étonnant que le sentiment d’impuissance qui prévaut dans la population soit compensé par un cynisme individualiste auto-justificateur. Tout déni de reconnaissance culturelle et identitaire apparaît en définitive comme une forme d’oppression propre à déclencher ses mécanismes réactionnels.

Dans cette conjoncture, la revendication d’authenticité exprimée par le courant qu’inspire par exemple « le moine » Alain Hoareau sur Malheur et les Ilets possessionnais, devient explicable et légitime. Lutter contre des projets disproportionnés et conçus sous l’empire de la cupidité, tenter d’intégrer, sans dysharmonie, la nécessaire rationalité d’une technicité modérée dans le foisonnement somptueux de la Nature vivante… c’est en quelque sorte l’initiative endogène créative et consciente qui se met en marche pour faire face aux prétentions exogènes mercantiles et totalitaires.


Deux argumentations, légitimes à l’intérieur de leur logique propre… et le conflit inévitable et inévitablement douloureux lorsqu’elles sont mises face à face.

Encore une fois, tant les réactions d’individualismes profiteurs, que l’absence d’une véritable expression démocratique, s’expliquent dans cette configuration. On doit les comprendre d’abord, et c’est le plus apparent, comme mode réactionnel. Mais ensuite, de façon trompeuse, comme condition « stratégique », pour que tout se passe comme on l’a décidé, sans troubler la « pax institutionnalia ». La solidarisation des habitants du cirque pourrait imposer un rapport de forces pernicieux aux projets des aménageurs. Et l’expression démocratique en serait une légitimation embarrassante…

Il vaut mieux décidément que les choses se passent sans que les moun Mafate — la population solidaire — s’en mêlent. Et que les choses continuent à être traitées individu par individu…


• Une question de méthode

À partir de l’action du Comité Mafate et des conditions d’élaboration de la Charte territoriale, je m’interroge sur l’objet central d’une recherche anthropologique à Mafate.

J’ai dit plus haut ce que je pense de la Charte et que je résume ici :

° Entreprise technocratique à visée essentiellement marchande.

° Intégration de la conception du cirque dans une logique internationale ou intercontinentale, dont l’axe central est touristique (vendre de l’unique, de l’exceptionnel) et dont tout le reste est manifestement entièrement instrumentalisé par ce projet (population, mode de vie, habitat, activités, modes de déplacement, etc.)

° Conceptualisation sérieuse et coûteuse, par un assemblage de bureaux d’études, au service d’un Comité interinstitutionnel d’où les habitants concernés sont réellement absents.

° Présentation sémantique attrayante et médiatique, masquant les enjeux de pouvoir et les réalités conflictuelles.

° Mais plus que tout, absence d’implication des habitants dans le processus même d’élaboration de la Charte.

La démarche anthropologique doit-elle tenir compte de cette intervention massive, concertée, extérieure, dans la vie de la population et dans les dynamiques sociales en cours ? Et comment ? Doit-elle interroger, ou prévenir même, la fabrication identitaire « utile » qui en découlera ? Et à quelle phase du processus ?

La position anthropologique à l’égard de Malheur et de Mafate pourrait bien nous rapprocher de celle de l’entomologiste observant la fourmilière après qu’un promeneur y ait planté son bâton… La réaction des insectes est passionnante, mais on ne peut s’empêcher de penser qu’il conviendrait d’étudier de plus près le comportement du promeneur !

Je ne scrute pas directement les facteurs d’innovation eux-mêmes. Mais le pouvoir du groupe social à s’approprier la dynamique de l’évolution qu’ils inscrivent dans son espace. Le caractère spectaculaire de l’irruption exogène peut masquer durablement la souffrance endogène.

Ma réflexion se résume dans ces lignes: « Lorsqu’une population, dans ses rapports avec les pouvoirs établis, les administrations ou les cultures hégémoniques, est mise durablement dans une posture de soumission, ne peut prendre la parole, faire valoir ses besoins, construire une conscience collective et une solidarité, alors l’irruption des facteurs extérieurs produit inévitablement la prévalence des intérêts privés et des stratégies anarchiques de défense, en même temps que la dévastation des modes de vie et des fragiles identités culturelles. »

Dans les stratégies opérationnelles impulsées, on cherche en vain les composantes humaines locales. La prise de conscience au sein de la population n’y est pas plus évoquée que son pouvoir d’agir sur ses conditions de vie. 


• Une illustration des effets de la non association des habitants sur l’îlet à Malheur

Je me réfère à la fiche-action « Education-formation » du chapitre Axes prioritaires 96-97, publiés par le Rectorat d’Académie, qui présente la Rénovation des groupes scolaires. 

La parfaite programmation et la réalisation technique n’interdisent pas pour autant une analyse fine de la réalité.

1 • Le fait de traduire les enjeux scolaires en termes de construction de bâtiments et de réfection, sans intégration des dimensions sociales (Le développement, l’homme et le béton…) limite la portée du projet.

2 • La réalisation confiée au RSMA réduit les habitants de Malheur à l’état de spectateurs, sans aucune participation.

Outre qu’il s’agit une fois encore d’un plaquage extérieur maladroit, l’inexpérience du RSMA et le manque d’implication des habitants ne sont pas sans conséquences. Par exemple, la mauvaise orientation du logement et l’absence de déclivité entre la varangue et l’intérieur du logement aura des effets durables et permanents de prise au vent et d’inondation. La population de Malheur le savait. Les maîtres d’oeuvre ne lui ont rien demandé.

En outre, lorsqu’on connaît les rapports distants et non impliqués des habitants de Malheur avec leur école, on aurait pu utiliser les incontestables compétences sur l’îlet pour valoriser les travailleurs sur place, créer des liens, rapprocher les hommes (familles et enseignants…). La conscience et le pouvoir !

Mais la logique technique et gestionnaire qui a prévalu est entièrement dans la ligne déjà énoncée. Elle renforce tant l’individualisme défensif que le déficit de citoyenneté.

En 1994, le préfet de la Réunion, Pierre Steinmetz résumait clairement les termes du débat : « C’est ou Mafate ou les Mafatais… »

Il semble bien que les choix aient été arrêtés.

Arnold Jaccoud

2001

Le projet de l’AGORAH, un schéma d’aménagement d’ensemble, dont se dégagent trois grands principes :

1. Préserver le caractère naturel de Mafate

2. Gérer et répartir les populations

3. Maîtriser le développement agro-sylvo-pastoral et touristique, dans une démarche de Haute Qualité Environnementale.

Les dossiers d’aménagement de Mafate et de ses îlets, préparés par l’AGORAH, peuvent être consultés en ligne. Taper « AGORAH MAFATE »… et chercher un peu.

2005

La Rénovation du Plan d’Aménagement des Hauts – Le diagnostic du Cirque de Mafate : Un territoire enclavé d’exception – ses problèmes et atouts exceptionnels.

Le document de 154 pages, rédigé en 2005 par Geneviève PLANCHAT-BRAVAIS de l’APR peut être récupérer auprès du Centre de ressources – Parc national de La Réunion

258, rue de la République 

97431 LA PLAINE DES PALMISTES

La Réunion

Tél. : 02 62 90 11 35
Fax : 02 62 90 11 39

• En version papier, le plan peut être consulté directement à l’Agence culturelle KOMKIFO

6, rue Charles Gounod 

97400 – Saint-Denis

Tél. : 02 62 97 03 06

A propos de l'auteur

Arnold Jaccoud | Reporter citoyen

« J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.

J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.

Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».

Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII) »
Arnold Jaccoud

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