Jacques Tillier

[Mediapart] La fin de carrière peu glorieuse du patron du Jir

PRESSE

Jacques Tillier, patron du « JIR » pendant des décennies, était connu pour ses attaques ad hominem à longueur d’éditoriaux. La liquidation du quotidien, le 31 juillet, sonne le glas d’une longue carrière faite d’excès et d’intérêts bien compris, notamment financiers. Cet article est paru chez nos amis de Mediapart.

Après trente ans d’éditoriaux tonitruants, le placement en liquidation judiciaire de son journal a fini par rendre muet Jacques Tillier. Quelques jours avant l’audience fatale au Journal de l’île de La Réunion (JIR) devant le tribunal de commerce de Saint-Denis, son directeur de la publication, à sa tête depuis des décennies, prenait encore l’opinion publique à témoin. « Nous irons donc voir ailleurs, tenter notre chance, faire valoir notre droit […] du côté du tribunal de commerce de Paris »écrivait le 19 juillet le patron de presse de 77 ans, dans un article poétiquement intitulé « Les cocus au balcon ».

Cette ultime tentative d’inverser le cours des choses n’a pas convaincu : la liquidation du JIR et de toutes ses filiales a été ordonnée par la justice le 31 juillet. Tout en se disant « conscient des conséquences » pour la liberté de la presse de la disparition d’un média né en 1951, le tribunal de commerce de Saint-Denis a expliqué avoir agi pour éviter « la fuite en avant » de l’entreprise de presse au lourd passif – plus de 9 millions d’euros. L’autre quotidien de l’île de l’océan Indien aux plus de 880 000 habitant·es, Le Quotidien, avait été placé en redressement judiciaire en octobre 2023, avant d’être racheté in extremis.

Le JIR a fait appel de la décision de liquidation. Mais les soixante-quinze personnes encore employées par le média ont été licenciées, parmi lesquelles la quinzaine de journalistes ayant traversé les plans de réduction de personnel successifs au cours des cinq dernières années.

« Pour nous, Jacques Tillier est le fossoyeur de la presse indépendante à La Réunion, de par les censures de ses propres journalistes et pour avoir mené des campagnes partisanes pour des raisons politiques ou financières, s’indigne Franck Cellier, secrétaire général du Syndicat national des journalistes océan Indien (SNJ) sur l’île, également co-fondateur de Parallèle Sud
Ses éditos versaient dans le sexisme, la vulgarité franchouillarde et parfois le racisme, c’est ce qui a tué son journal. »

Limité à une édition numérique en raison d’un conflit avec son imprimeur, le JIR n’a pas eu de dernière édition papier. Bien que son nom et sa personnalité y soient inextricablement liés, Jacques Tillier n’a pas produit d’article pour expliquer à sa manière les causes de cette disparition. Pas plus qu’il n’a pris la parole publiquement pour détailler l’attitude qu’il compte adopter à la suite de la décision judiciaire. Sollicité par Mediapart, il explique dans un message écrit qu’il n’a « pas de commentaire à faire, ni sur la liquidation du JIR et de ses filiales, ni sur la procédure d’appel ».

Le ton de la presse d’extrême-droite

Le journal avait été acheté en 1989 par le groupe Hersant, alors au faîte de sa gloire. C’est Robert Hersant lui-même qui avait installé Jacques Tillier à sa tête.

L’homme avait débuté sa carrière dans le journal d’extrême droite Minute. En 1979, il avait été à ce titre enlevé et séquestré par Jacques Mesrine, qui l’avait abandonné nu dans une champignonnière avec trois balles dans le corps.

Un de ses premiers faits d’arme est d’avoir, planqué devant l’Élysée en 1974, pris une photo du président Pompidou atteint de la maladie de Waldenström, un mal caché aux Français·es. Avant d’être journaliste, l’homme avait été commando marine et contractuel à la Direction de la surveillance du territoire (DST).

Arrivé au JIR comme rédacteur en chef après dix ans au Journal du dimanche et après être devenu conseiller de plusieurs présidents africains, il impose d’emblée aux Réunionnais·es des éditoriaux au ton et au contenu très particuliers.

« Il a attaqué des acteurs politiques, associatifs, des entreprises, des collectivités, de manière nominative, sur le ton qui était propre à ses éditoriaux : un ton de la IIIe République, que l’on retrouve aussi dans la presse d’extrême droite, resitue Bernard Idelson, professeur des universités en sciences de l’information et de la communication à l’université de La Réunion. À La Réunion, la presse est une presse de partis, au service de causes politiques. Quand Tillier arrive, envoyé par le groupe Hersant, il s’inscrit dans cette tradition. »

« On peut émettre des critiques sur son fonctionnement mais il faut dissocier les fonctions : éditorialiste, patron de presse, gestionnaire… », estime l’universitaire. Mais « dissocier les fonctions » n’est pas précisément le point fort de Jacques Tillier. De 2008 à 2012, il dirige les quotidiens de l’est de la France du groupe Hersant (L’UnionL’ArdennaisL’Est éclairLibération Champagne et L’Aisne nouvelle), puis revient à la tête du JIR en 2016.

Payé plus de 20 000 euros par mois

Quatre ans plus tard, alors que le navire amiral du groupe Hersant outre-mer, France-Antillesest sauvé de la liquidation par Xavier Niel, les difficultés financières s’accumulent à La Réunion. Un plan social éreinte la rédaction du journal, qui est racheté… par lui-même. À la faveur de mesures adoptées pour venir en aide aux entreprises éprouvées par la crise du covid, le tribunal de commerce autorise l’homme d’affaires réunionnais Abdul Cadjee et Jacques Tillier à reprendre leur propre journal, tout en effaçant leurs dettes. 85 % des créances sont abandonnées, et une subvention de 1,7 million d’euros par an octroyée par la région.

Selon nos informations, grâce à des avenants à son contrat signés en même temps que l’obtention des subventions régionales, Jacques Tillier voit dans le même temps sa rémunération augmenter à plus de 20 000 euros par mois sur treize mois. 

En 2021, le changement de majorité au conseil régional met en péril ce business planun peu particulier. Arrivée à la tête de l’exécutif local, l’élue de gauche Huguette Bello, ancienne figure du Parti communiste local, met un terme aux subventions du JIR, et attribue une aide de 600 000 euros à son concurrent Le Quotidien de La Réunion, lui aussi en grande difficulté.

C’est le début de la fin pour le JIR. Englué dans des « périodes d’observation » alternant avec des périodes de redressement judiciaire à répétition, Jacques Tillier dénonce avec virulence un complot « communiste » et entame une campagne de presse d’une violence inédite, même à l’échelle de ses trente années àla tête du journal.

Il instaure un décompte à la une du journal, additionnant les jours depuis lesquels « Le Quotidien a reçu une aide de 600 000 euros ». Dans ses éditoriaux, il ne retient plus ses coups envers la présidente de région, ses concurrents ou encore l’imprimeur du journal, Alfred Chane-Pane, pourtant un ancien partenaire en affaires.

Malgré ces outrances, la chute de son média est remarquée à La Réunion. « Dans le paysage informationnel de l’île, le JIR était plus qu’une entreprise de presse : il y avait aussi Clicanoo, l’un des trois sites internet d’information les plus fréquentés,s’émeut le professeur Bernard Idelson. Sa disparition, on la ressent. Ce n’est pas la première fois qu’un journal disparaît à La Réunion, mais cela fait un vide et cela a des répercussions à tous les niveaux. Pour l’instant, cette place n’est pas occupée. »

Dans son autobiographie publiée en 2013, Une plume libre, le journaliste se félicitait lui-même de réaliser une belle sortie. Alors qu’il ne pensait manifestement pas reprendre les commandes trois ans plus tard, il écrivait : « Après toutes ces vies, une chose est sûre : je quitte ce métier debout, sans jamais avoir plié. » C’était peut-être écrire un peu vite. Mais comme on dit dans la langue de Jacques Tillier, « tout ce qui est mort ne mérite pas d’être pleuré ».

Julien Sartre

A propos de l'auteur

Julien Sartre | Journaliste

Journaliste d’investigation autant que reporter multipliant les aller-retour entre tous les « confettis de l’empire », Julien Sartre est spécialiste de l’Outre-mer français. Ancien correspondant du Quotidien de La Réunion à Paris, il travaille pour plusieurs journaux basés à Tahiti, aux Antilles et en Guyane et dans la capitale française. À Parallèle Sud, il a promis de compenser son empreinte carbone, sans renoncer à la lutte contre l’État colonial.

PARALLELE SUD

GRATUIT
VOIR