Si, comme Nicolas, certains Réunionnais ont soif de « France » et envie de découvrir le monde au-delà de l’île, d’autres ne choisissent pas forcément de partir. C’est juste que l’on n’imagine pas la vie autrement. Depuis l’enfance, beaucoup ont intégré qu’il fallait partir, d’abord parce que leur formation n’existe tout simplement pas à La Réunion, mais aussi parce qu’ils se demandent : « Que vaut un diplôme réunionnais sur le marché du travail ? Que va-t-on me dire si un jour je veux un poste en métropole ? »
La mobilité en Hexagone apparaît alors paradoxalement comme une nécessité pour s’insérer dans le monde du travail à La Réunion. Comme si la compétence et le savoir ne pouvaient venir que d’ailleurs.
Les données disponibles sur le sujet corroborent ce constat. L’Insee Analyses Réunion, numéro 98, paru le 29/04/2025, indique qu’à La Réunion, l’insertion sur le marché du travail est plus fréquente pour les personnes nées sur l’île et qui l’ont déjà quittée au moins six mois. En 2021, 59 % d’entre elles ont un emploi, contre 48 % des personnes nées sur l’île et qui ne l’ont jamais quittée, ou uniquement pour de courts séjours.
La mobilité en Hexagone est-elle une expérience valorisée par les recruteurs locaux ?
Se former ailleurs pour exister ici
Parallèle Sud a interrogé Alter Ego – une agence d’emploi réunionnaise – pour éclairer ce sujet. Marine Belgharri, responsable de la communication du groupe, a bien voulu répondre à nos questions. Elle a indiqué qu’aux yeux des recruteurs, ce n’était pas l’expérience de mobilité en elle-même qui comptait, mais la qualification que les individus en tiraient : c’est-à-dire la formation suivie par une personne et le diplôme ou certificat obtenu, qui atteste des compétences de cette même personne.
Le cabinet affirme même prioriser des profils avec une expérience locale :
« On cherche des personnes qui ont une connaissance du terrain et des spécificités du tissu économique local. »
Alter Ego a insisté sur le critère essentiel qu’est la qualification, mais a aussi souligné d’autres qualités, comme le « savoir-être » et la disponibilité :
« On cherche des gens disponibles maintenant, donc des personnes déjà sur place. »
Toutefois, L’agence d’emploi n’exclut pas de recruter au-delà du territoire réunionnais :
« Si on ne trouve pas le profil désiré par l’entreprise en local, on élargit notre périmètre de recherche hors territoire, mais on ne cherche pas activement des personnes venant de métropole ou ayant effectué une mobilité là-bas. »
C’est donc la qualification qui prime dans l’accès à l’emploi. Et même si La Réunion s’est dotée, au cours de ces dernières années, de nombreux centres de formation et d’universités, il semble toujours nécessaire de quitter l’île pour acquérir ces qualifications, qui sont un avantage énorme pour s’insérer sur le marché du travail de l’île, lui-même marqué par le manque d’emploi : en 2021, seules 49 % des personnes en âge de travailler ont un emploi, contre 68 % dans l’Hexagone.
Naître en Hexagone : un avantage structurel sur le marché du travail réunionnais
La nécessité d’aller en Hexagone pour se former fait que les personnes nées sur le continent et résidant à La Réunion sont plus souvent en emploi que les natifs – qu’ils aient effectué une mobilité ou pas : 75 % des résidents nés en Hexagone ont un emploi, une part nettement plus élevée que celle des personnes ayant réalisé une mobilité, dont seulement 59 % occupent un emploi.
Cela est dû au fait que cette population est bien plus diplômée (70 % ont au moins le bac) et plus souvent d’origine favorisée (13 % ont au moins un de leurs parents qui est cadre).
Étant nés en métropole, ils ont un accès direct aux formations académiques et professionnelles qui manquent parfois à La Réunion.
Cependant, à caractéristiques identiques, notamment en termes de diplôme, les personnes nées dans l’Hexagone n’ont pas une meilleure insertion professionnelle que les autres résidents de l’île, mais elles sont plus souvent cadres.
Le cadre idéal : formé ailleurs, mais enraciné ici
C’est dans les professions d’encadrement que la nécessité de faire une mobilité est la plus importante.
Parmi les personnes nées en Hexagone, 24 % occupent un emploi de cadre, soit quatre fois plus que les personnes ayant effectué une mobilité à l’extérieur de l’île, qui ne sont que 6 % à occuper ces postes. Ce chiffre tombe à 3 % pour les Réunionnais qui n’ont jamais effectué de mobilité.
Les professions d’encadrement impliquent des logiques de recrutement spécifiques, parmi lesquelles l’âge joue notamment un rôle : un poste de cadre nécessite un niveau de diplôme élevé mais aussi une certaine expérience professionnelle. Or, à La Réunion, la scolarisation de masse s’est développée plus tard qu’en l’Hexagone dans les années 1990, et les populations diplômées restent jeunes.
Mathilde Casha, responsable du recrutement et de la formation au sein de Kaptiv, un cabinet de recrutement spécialisé dans l’embauche de cadres à La Réunion, a bien voulu nous éclairer :
« On cherche le profil le plus en adéquation avec les demandes de l’employeur. La qualification joue un rôle primordial, bien qu’il y ait il y a aussi d’autres qualités comme la motivation, l’état d’esprit, le projet personnel et professionnel de la personne […] Si on ne trouve pas des profils qui conviennent à l’employeur sur place, soit celui-ci va décider de former quelqu’un, soit il nous demande de continuer la recherche. À ce moment, on peut élargir la recherche au bassin Océan Indien, à l’Hexagone ou encore à l’International. »
Notre interlocutrice a notamment parlé des profils « retour péi ». Cette expression désigne les Réunionnais de retour sur l’île ayant pour but de s’installer de manière pérenne sur le territoire réunionnais. Cette qualité est très valorisée par les recruteurs car elle « sécurise » et assure que la personne souhaite bâtir quelque chose de durable, car « il y a toujours un risque à faire venir quelqu’un. »
Mais ce terme et la surreprésentation des résidents nés en Hexagone dans les emplois de cadre montrent encore l’importance de la mobilité dans l’insertion sur le marché du travail de l’île, particulièrement pour occuper des postes à haute responsabilité qui demandent des compétences et expériences spécifiques difficilement accessibles sur l’île.
Cette dépendance vis-à-vis du territoire hexagonal met les Réunionnais face à un dilemme difficile : rester sur l’île et risquer d’être désavantagé à l’embauche, ou quitter son foyer pour suivre une formation en Hexagone et espérer revenir avec plus de chances d’être embauché.
Sortir du paradigme de la mobilité
La mobilité n’est pas accessible à tout le monde ; elle demande des moyens financiers et logistiques importants que les dispositifs mis en place par les pouvoirs publics ne peuvent pas complètement combler. À cela s’ajoutent l’éloignement familial et culturel, que certains ne sont pas prêts à supporter.
La nécessité de la mobilité pour l’insertion professionnelle crée donc une inégalité entre les Réunionnais : entre ceux qui ont les moyens de partir et ceux qui ne les ont pas. De plus, dans un système où la qualification est au centre de l’embauche – et que celle-ci est souvent accessible via la mobilité –, les Réunionnais sont forcément désavantagés en comparaison aux Hexagonaux sur leur propre île.
Mais peut-on envisager un monde où la mobilité n’est plus nécessaire pour s’assurer d’accéder à l’emploi sur l’île ?
Clara Derfla et Lucie Nativel du syndicat Union Régionale 974, nous ont proposé quelques pistes de réponse :
« Déjà, il faut prendre conscience que le diplôme n’est pas l’unique moyen d’acquérir des compétences […] on n’a pas forcément besoin d’aller chercher un diplôme en Hexagone pour être qualifié. »
Selon eux, la survalorisation du diplôme à l’embauche amène à une dévalorisation d’autres formes d’apprentissage et, dans le même temps, dévalorise les savoir-faire et les expériences des natifs qui ont décidé de rester sur l’île et de se former autrement.
Clara n’a pas suivi de formation de juriste, mais s’est formée en autodidacte et travaille aujourd’hui pour le syndicat en tant que juriste, où elle est reconnue comme une interlocutrice de référence.
Derrière la mobilité, le poids d’un imaginaire post-colonial
Selon l’UR974, le plus gros problème avec la mobilité est qu’elle contribue à renforcer une « croyance collective » qui pousse les Réunionnais à penser que « le savoir est ailleurs ». Cette croyance se retrouve autant chez les demandeurs d’emploi que chez les recruteurs :
« Si les gens partent autant, ça renvoie quel message ? Que là-bas, c’est mieux ? »
Selon les syndicalistes, cette croyance est un héritage de l’histoire :
« Tout ça nous vient de la colonisation, il ne faut pas avoir peur de le dire. »
Elle contribue à un système de pensée plus global qui pousse « le kréol en retrait », qui intègre que l’autre est supérieur.
Selon l’UR974, il faut « casser la cause » de ces problèmes en valorisant les personnes formées au niveau local et montrer que « nou lé kapab ! »
« (Au syndicat) on forme chez nous, c’est dur mais il faut montrer l’exemple ! […] Il faut créer sur place sans avoir peur ! Faut pas mailler ! »
Pour l’UR974, la question de la mobilité est un « faux débat » qui révèle des problématiques anciennes à La Réunion, notamment la question du développement de l’île et du manque d’emploi, associé à la question de la centralisation :
« On nous dit va en métropole et après tu pourras mettre La Réunion en lèr […] Comme s’il fallait aller chercher les solutions aux problèmes locaux ailleurs ! Je sais ce qu’il y a de mieux pour moi, qui est mieux placé que nous pour savoir ce qui est bon pour nous ? »
Même si le niveau de formation des Réunionnais augmente d’année en année, ce qui leur garantit un meilleur accès à l’emploi — notamment dans les postes de cadres, où la part de natifs est passée de 33 % en 1990 à 47 % en 2020 —, le modèle ne change pas : La Réunion reste dépendante de l’Hexagone pour former ses jeunes.
Dans notre prochain article, nous reviendrons sur l’histoire de la mobilité et sur la manière dont l’État a cherché à institutionnaliser la mobilité vers l’Hexagone comme principale solution aux problèmes de l’île.
Mathieu Belluteau
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