ÉLECTIONS TERRITORIALES
Le deuxième tour des élections territoriales doit se tenir dimanche dans les archipels polynésiens. Arrivés en tête du scrutin il y a quinze jours, les indépendantistes du Tavini Huiraatira font face à des autonomistes, partisans d’un lien étroit avec la France, divisés et affaiblis. Cet article est paru chez nos amis de Mediapart.
«Taui ! Taui Roa ! » « Le changement ! Un vrai changement, maintenant ! » Le slogan date de 2004, la première fois où les indépendantistes ont été aux responsabilités en Polynésie française ; il résonne avec l’actualité électorale ces jours-ci entre les archipels. Dimanche 16 avril, les candidats « bleus » — les partis politiques et leurs idéologies, indépendantistes ou autonomistes, se distinguent par des couleurs — du Tavini Huiraatira sont arrivés en tête au premier tour des élections territoriales.
Derrière leur leader, Moetai Brotherson, les indépendantistes ont réuni 38% des suffrages. Face à eux, les « orange » menés par le président sortant de la collectivité française d’Océanie, l’autonomiste Édouard Fritch, ont rassemblé 30% des voix. Une troisième liste a pu se maintenir au second tour : les « verts » du A here i porinetia. Ces derniers n’ont rien de commun avec des écologistes, il s’agit d’une force émergente autonomiste, partisane d’un lien étroit avec Paris : leur score de 15% leur permet de jouer les trouble-fête au sein du camp autonomiste.
Alternance ou continuité, indépendance ou rapprochement avec Paris : rien n’est joué. Comme le souligne un observateur de longue date de la vie politique polynésienne, « les élections, ce ne sont pas seulement des électeurs, c’est aussi une loi électorale. » Et elle a changé cette année. Le parti qui remportera ce dimanche le plus de représentants à l’Assemblée de Polynésie française se verra doté d’une prime majoritaire de 19 sièges. De quoi lui donner une stabilité qui lui permettra de gouverner sans la crainte de bouleversements à répétition comme cela a été le cas dans le passé.
Référendums à venir
La Polynésie française, dont l’île principale et la plus peuplée est Tahiti, est une collectivité très autonome, disposant de larges pouvoirs dont une autonomie législative et fiscale. Les compétences régaliennes (armée, douanes, justice…) sont en revanche assumées par la France, partout dans cet immense espace de 118 îles réparties en cinq archipels sur une surface équivalente à celle de l’Europe.
« La division des autonomistes n’est pas la seule à expliquer ces 15 000 voix de plus pour notre parti, se félicitait au soir du premier tour, le leader indépendantiste, également député (GDR) à l’Assemblée nationale, Moetai Brotherson. C’est aussi un plafond de verre qui a été brisé : le Tavini Huiraatira n’imposera jamais l’indépendance. Nous n’allons pas demander l’indépendance mais la mise en place d’un processus d’auto-détermination, sous l’égide des Nations unies. » Pas d’indépendance imposée mais des référendums à venir, à l’image de ce qui s’est passé en Nouvelle-Calédonie, un processus de décolonisation mais pas de rupture brutale avec Paris : que veut vraiment le Tavini ?
Président sortant, au pouvoir depuis 2014, l’autonomiste Édouard Fritch, leader du parti orange, Tapura Huiraatira, s’est engouffré dans cette brèche. « Je suis convaincu que la Polynésie n’est pas indépendantiste !, répliquait-il à Moetai Brotherson, dimanche 16 avril. Il y a un éclatement des voix autonomistes mais nous avons encore l’espoir d’arriver en tête : on peut encore gagner des voix. Je me refuse à comprendre que les Polynésiens ne sont pas contents de ce que nous avons fait. Lorsqu’on a connu la gestion calamiteuse du Tavini entre 2004 et 2013, je me refuse à croire que nous allons de nouveau vivre ça ! »
Entre les deux tours, la campagne a été animée. Il y a même eu un coup de théâtre : les « rouges » du Tahoera Huiraatira, emmenés par « le Vieux Lion », Gaston Flosse, 92 ans, ont rallié les « orange » d’Édouard Fritch. Une alliance de la carpe et du lapin, retour de la politique polynésienne à l’ancienne. De quoi changer la donne ? « Si on additionne les voix du Tapura et celles de Gaston Flosse, les résultats semblent être en leur faveur, commence par répondre Semir Al Wardi, professeur des universités en science politique, à l’université de la Polynésie française. Mais toute la campagne des six autres listes a tourné autour de ce désir extrêmement fort de changement ! Cette alliance est plutôt vécue comme un retour aux anciennes coalitions et serait donc à l’opposé de ce désir de changement, « taui » en tahitien. Alors, on peut s’attendre à un phénomène de rejet. Entre le rejet et la peur de l’indépendance agitée par le parti d’Édouard Fritch, on ne sait pas qui va l’emporter dimanche. »
Paris surveille ce scrutin comme le lait sur le feu : si les indépendantistes continuent leur percée des dernières législatives (trois députés sur trois), c’est la position de la France en Océanie, dans l’espace « indo-pacifique » cher à Emmanuel Macron, qui risque de vaciller. « Si on fait un peu d’histoire, il y a de cela une vingtaine d’années, le prix Nobel de littérature Jean-Marie Le Clézio avait écrit « Océanie, continent invisible », se souvient Jean-Marc Régnault, historien, maître de conférence émérite, chercheur associé à l’université de la Polynésie française. Il est vrai que dans la période qui a suivi le démantèlement de l’Union soviétique tout le monde pensait que nous allions pouvoir retourner aux îles heureuses sans problème et qu’on n’intéressait plus personne. Mais depuis 2013, les enjeux que représente la présence française dans cet espace n’ont fait que s’accentuer. Un colloque du Sénat a souligné l’importance de l’Océanie pour la France, sous tous les aspects : zone économique exclusive de 4,5 millions de kilomètres carrés, biodiversité, importance géostratégique des terres françaises dans l’océan Pacifique. La France veut aussi se placer dans la nouvelle tension des relations internationales qui a commencé avec l’augmentation de la puissance de la Chine et la Russie qui veut la chasser d’Afrique. »
« Sauter des repas, faire autrement »
« Grand jeu » entre puissances, zones d’influence et géostratégie : les électeurs et électrices de Polynésie française ne sont pas forcément familier.e.s de ces notions ou seulement intéressé.e.s par ces questions. Alix, qui ne souhaite pas donner son nom de famille, est une popaa : c’est ainsi que sont appelés les « Français de France ». Installée de longue date en Polynésie française, cette quadragénaire dynamique, qui n’est pas fonctionnaire, témoigne auprès de Mediapart de ses difficultés, de l’angoisse face à la hausse des prix généralisée. « Un panier de courses qui coutait 3000 francs coûte 5000 francs maintenant. Pourtant, j’achète la même chose. Autour de moi, j’entends dire que cela pourrait coûter les élections à Fritch. »
L’Institut d’émission Outre-mer (Ieom), la banque centrale des collectivités ultramarines, a documenté dans une note publiée très récemment un pic inflationniste à 9%, à la toute fin de l’année dernière. Quand on connaît les écarts de prix avec la métropole et la « vie chère » en Polynésie française, le chiffre est glaçant. Comme Alix, de très nombreux citoyen.e.s ont des difficultés à s’alimenter, doivent sauter des repas, « faire autrement ».
« Le débat n’est pas sur l’indépendance » : fustigeaient les autonomistes du A here ia porinetia en une du journal local Tahiti-Infos, cette semaine. Comme les indépendantistes du Tavini, ils ont fait campagne sur l’inflation, le manque d’emplois disponibles, le développement d’une économie plus diversifiée que la mono-industrie touristique. Contrairement à ce qui s’est passé en 2004, ils n’ont pas été jusqu’à soutenir le « taui » avec les indépendantistes du Tavini.
Julien Sartre