Depuis la publication de son enquête sur une série tragique de décès, survenue à la suite d’une fête d’anniversaire à Ambohimalaza, à Madagascar, Gaëlle Borgia fait l’objet d’intimidations.
Pour la première fois, les autorités malgaches mentionnent le code pénal dans les courriers envoyés à sa rédaction, TV5 Monde. En cause, son enquête, qui contredit la version officielle d’explication des décès. La journaliste franco-malgache revient sur cette affaire au micro de Parallèle Sud.
Rappel des faits
Le 13 juillet dernier, un article retraçant l’enquête de Gaëlle Borgia, journaliste correspondante à Madagascar, paraît sur TV5 Monde. Cette enquête fait suite à un drame survenu un mois plus tôt, le 14 juin, à Ambohimalaza, sur la Grande Île. Ce jour-là, à l’occasion d’une fête d’anniversaire, un jeune homme décède. Ce n’est que le début d’une série de 32 décès au total, survenus dans les semaines suivantes.
Alors que les autorités malgaches parlent d’empoisonnement, Gaëlle Borgia, accompagnée de la journaliste Pauline Le Troquier, correspondante pour RFI, explore une autre piste : le botulisme. À la suite de la publication, les autorités demandent le remplacement des deux journalistes. Sur internet, Gaëlle Borgia reçoit le message inquiétant d’un présumé fonctionnaire du ministère des Finances. Le mardi 19 août, elle est suivie en rentrant chez elle. Sur ses réseaux sociaux, elle déclare alors qu’elle « ne rasera pas les murs », qu’elle continuera à exercer son métier, et qu’elle rendra publiques toutes les menaces qui lui seront adressées.
INTERVIEW
Vous avez travaillé sur une enquête concernant la mort de 32 personnes intoxiquées lors d’un buffet d’anniversaire. Qu’avez-vous révélé ?
Tout d’abord, je voudrais dire que c’est une histoire assez complexe, donc j’apprécie de pouvoir en parler plus précisément et rétablir la nuance. J’ai co-enquêté avec la journaliste Pauline Le Troquier qui travaille pour RFI. Quand les autorités ont déclaré avoir envoyé des prélèvements en France, on a essayé d’identifier le nom du laboratoire où les prélèvements avaient été envoyés. De fil en aiguille, on a eu des informations nous menant vers un laboratoire en particulier à Strasbourg. On a eu verbalement les résultats des analyses. Et les résultats ne correspondaient pas à la version officielle des autorités parce que le laboratoire en question n’a pas la capacité de détecter la présence de botulisme. Il y a un seul laboratoire en France qui est habilité à le détecter, c’est le Centre national de référence des Bactéries anaérobies et botulisme, affilié à l’Institut Pasteur, mais ce n’est pas à Strasbourg. Deuxièmement, les analyses n’étaient pas concluantes, et les résultats étaient discordants, le laboratoire étant en incapacité de dire exactement quelle substance était présente dans les prélèvements.
Selon vous, pourquoi le gouvernement a-t-il livré cette version officielle ?
C’est difficile de parler à leur place et d’imaginer l’agenda derrière leurs déclarations. Je ne sais pas pourquoi le gouvernement n’a pas été totalement transparent sur ces analyses médicales. Est-ce que ça les gêne d’admettre qu’il y a des cas de botulisme, en tout cas dans le cas d’Ambohimalaza du 14 juin ? Est-ce que c’est néfaste pour leur image ? Est-ce que c’est pour cacher une mauvaise gestion de cette potentielle épidémie ? Je ne sais pas. Là, ça devient de l’interprétation et ce n’est plus mon travail. Vous voyez ? Mais en tout cas, ce que nous avons su avec notre enquête, c’est que les déclarations du gouvernement ne correspondent pas aux informations que nous avons eues. Car le gouvernement affirme que ce n’est pas du botulisme, or toutes nos informations concordent vers l’inverse.
Pourquoi avez-vous été inquiétée après avoir révélé votre enquête ?
C’est là où c’est complexe. TV5 Monde a voulu mettre en valeur mon reportage en m’interviewant. L’idée était de donner des éléments de contexte et des informations supplémentaires pour valoriser ma production en tant que correspondante. Dans cette interview, je dis que s’il s’avère être un cas de botulisme, ceux qui peuvent être incriminés, c’est la Société nationale de fourniture d’eau et d’électricité, la Jirama, car il y a des coupures d’eau et d’électricité fréquentes. Ces coupures ne permettent pas de maintenir la chaîne du froid.
C’était une analyse de ma part, aussi basée sur les commentaires de l’opinion publique que je vois sur Facebook, etc. Quand on est dans un pays où il y a des problèmes structurels, des problèmes d’infrastructures, des problèmes de délestage quotidien, ça augmente les probabilités de mauvaise conservation de la nourriture.
Et on le constate d’ailleurs tous les jours : du poisson qui peut être avarié parce que le congélateur ne peut plus fonctionner, etc. Et donc j’explique dans l’article publié par TV5Monde que, effectivement, s’il s’avère, même si je n’en ai pas la certitude absolue, qu’il s’agit de botulisme, la société fournisseur d’eau et d’électricité nationale peut être pointée du doigt. Le botulisme est une bactérie qui se développe dans un environnement où il n’y a pas d’oxygène. Cela peut être un aliment qui est sous vide ou dans une boîte de conserve, et c’est aussi le cas en cas de non-respect de la chaîne du froid.
Vous racontez avoir reçu des menaces et avoir été suivie. Pouvez-vous nous expliquer ?
Fin juillet, nos rédactions respectives, à Pauline Le Troquier et à moi, donc RFI et TV5 Monde, reçoivent un courrier du ministère de la Communication et de la Culture, se plaignant de cette couverture, disant que nous sommes sorties de notre neutralité, que nous semons le trouble à l’ordre public, que nous semons la panique au sein de la population en véhiculant cette théorie du botulisme.
Or, selon leur version à eux, il s’agit d’un empoisonnement criminel à base de plantes toxiques. Ils disent que nous tombons sous le coup de l’article 30 de la loi sur la communication médiatisée, que nous sommes en délit de presse, et qu’ils se donnent la possibilité de prendre des mesures au regard de l’article 91 du Code pénal, qui nous expose à de la prison ferme. Selon l’article 91 du Code pénal, si l’on sème le trouble à l’ordre public, et que nos actions mènent à susciter la haine du gouvernement, on risque entre 1 et 5 ans de prison ferme. Ils mentionnent le Code pénal, ce qui est nouveau. Jusqu’ici, le gouvernement ne m’avait jamais menacée de prison ferme.
C’est la première fois que les gouvernements mentionnent le Code pénal, mais avez-vous ou certains de vos collègues journalistes, déjà reçu ce genre de courriers de la part des autorités malgaches ?
C’est la deuxième fois que les rédactions pour lesquelles je travaille reçoivent un courrier de plainte concernant mon travail. En 2021, ma couverture de la famine a mené à un courrier à France 24 également. Ça a donné lieu aux réactions des différents organes de défense de la presse, comme le Comité de protection des journalistes américains, la Fondation des droits humains, la Human Rights Foundation et puis Reporters sans frontières. On a eu aussi un soutien de la société des journalistes, la SDJ de RFI et France 24.
Pour revenir à cette dernière affaire, suite à ce courrier reçu à la suite de mon enquête, je constate que ma voiture est suivie par des scooters, de manière insistante. Ce n’est pas une vue d’esprit, c’est un suivi insistant. C’est toujours le même scooter, qui suit la voiture jusqu’à chez moi, mais qui ne fait rien. Et puis ça a évolué il y a quelques jours, mardi soir, où c’était une voiture qui qui nous a suivis sur plusieurs centaines de mètres en se rapprochant très près et qui allait heurter la voiture si on n’avait pas mis un coup d’accélérateur pour les distancer. On s’est renseigné, et on a compris que c’étaient des policiers en civil.
Pour ce qui est de la menace de mort, il s’agit d’un commentaire d’un homme qui se présentait comme un chef de service du ministère des Finances. Effectivement moi j’ai trouvé ça inquiétant que quelqu’un qui se présente comme un fonctionnaire du ministère des Finances se permette un commentaire de cette nature. Ce commentaire était très louche, très tordu, ça ne ressemblait pas à de l’ironie ou du sarcasme. Il me disait : « Si tu insistes trop, tu pourrais mourir d’un empoisonnement, c’est à la mode, ou d’un suicide déguisé en prison, etc. » Et il renchérit en disant : « La meilleure option pour toi, c’est de partir en Europe. » Sachant que dans le courrier du gouvernement, mon départ dans les plus brefs délais est demandé. Ce commentaire intervient dans un contexte très tendu. Donc effectivement, je trouve ce commentaire inquiétant et je le signale à la ministre des Finances. Et ce à quoi elle vous répond qu’en fait cet homme ne fait pas partie de leurs équipes, c’est un ancien fonctionnaire. Selon moi, il sait très bien ce qu’il fait, il n’a pas perdu la la tête. C’est une manière de faire l’intéressant, d’être ambigu. Mais c’est vrai qu’après ses excuses, après avoir discuté avec lui, j’ai compris qu’il a été très maladroit, et qu’il n’a pas imaginé que ça en arriverait là.
Je ne vais pas raser les murs, me taire, donc à chaque fois que je subirai quelque chose qui s’apparente à une menace de mort, de violence physique, etc., je le dénoncerai. Tout comme les filatures, tout comme tout acte visant à m’intimider, à m’empêcher de faire mon travail.
Cette affaire aura-t-elle des conséquences sur votre vie professionnelle et personnelle ?
Je suis de nationalité malgache et française, j’ai le droit de résider sur le territoire malgache qui est le mien, c’est le territoire de mon pays d’origine, c’est le pays de mes parents, de mes grands-parents. Donc, on ne peut pas m’obliger à quitter ce pays. Je continuerai à travailler et à enquêter comme d’habitude. C’est plutôt le côté sécuritaire. C’est-à-dire que je suis obligée d’être beaucoup plus prudente, il est plus compliqué pour moi d’être seule, de me déplacer seule. C’est là qu’on voit aussi la violence de genre. C’est-à-dire que parce que je suis une femme, je dois être accompagnée. C’est la double peine, liée à mon genre. Parce que si j’étais un homme, ce serait moins dangereux de me déplacer seule, par exemple de conduire seule, d’habiter seule. Ouais. Et du coup, ça m’oblige à réorganiser ma vie. Et puis oui, ça m’oblige à être plus prudente, à regarder dessus mon épaule, parce qu’il faut les voir quand les gens vous prennent en filature. On n’est pas toujours conscient, ça prend un peu de temps avant de comprendre que quelqu’un vous suit. Donc il faut être très observateur, il faut connaître les techniques de défense, etc.
Souhaitez-vous porter plainte contre les autorités malgaches à la suite des filatures et quels sont les moyens judiciaires que vous avez pour vous protéger ?
Non, je ne porterai pas plainte contre les filatures car je n’ai aucun élément, pas de plaque d’immatriculation et surtout je préfère me concentrer sur mon travail. Je suis régie par le code de la communication médiatisée qui ne prévoit pas de peine de prison, seulement des amendes. Le problème, c’est que les charges utilisées contre les journalistes relèvent du code pénal et non plus du code de la communication. C’est le danger.
Comme Gaëlle Borgia, plusieurs journalistes ont été menacés et parfois emprisonnés pour avoir exercé leur métier sur la grande île. C’est le cas des journalistes Lola Rasoamaharo et Fernand Cello qui sont encore incarcérés pour avoir été à l’encontre des intérêts gouvernementaux. Derrière ces menaces, ces filatures, ces courriers accusateurs, et plus gravement ces emprisonnements, il y a une volonté claire de contrôler la presse, et une atteinte même à la liberté d’expression. Alors, le combat pour la défendre continue, à Madagascar, et à l’échelle mondiale.
Propos recueillis par Sarah Cortier
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