DÉCLASSEMENT DU DOMAINE PUBLIC MARITIME AU PROFIT DU LUX ET DU BOUCAN CANOT
À l’encontre de l’esprit des lois sur la protection du littoral, l’Etat s’apprête à privatiser les « 50 pas géométriques », réputés inaliénables et imprescriptibles, au profit des prestigieux hôtels Lux et Boucan Canot et d’une société immobilière de Saint-Leu. Ce matin, la Région Réunion a demandé à l’Etat de suspendre la vente de son foncier au Lux.
Impossible ! C’est ce que doivent penser tous les experts du domaine public maritime (DPM) en lisant que les fameux « 50 pas géométriques », datant du 17e siècle et réputés inaliénables et imprescriptibles, puissent être vendus à des hôtels comme le Lux et le Boucan Canot.
Et pourtant l’information a été publiée par le Quotidien de La Réunion le 28 août dernier. « L’Etat vend son terrain au Lux », titrait Cédric Boulland. Il précisait que la partie destinée à la vente se situait sur le DPM, que le bail emphytéotique arrivait à terme en 2031 et que ce bail ne serait pas renouvelable. La préfecture confirmait la « vente » : « l’Etat a proposé aux gérants actuels de leur vendre les terrains. La loi leur offre en effet un droit de priorité et la proposition de l’État a été acceptée. Elle est en cours de validation par le ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique», précisait-elle dans sa réponse.
Comment peut-on vendre un bien inaliénable et imprescriptible ? En enquêtant sur cette question il apparaît que le Lux n’est pas seul à bénéficier de cette soudaine générosité de l’Etat. L’hôtel Boucan Canot va lui aussi pouvoir se payer ses « pas géométriques » ainsi qu’une société immobilière de Saint-Leu, située face à la Vague de la Cafrine.
« Il n’y a plus qu’à brader La Réunion »
Les services de l’Etat et des communes concernés travaillent sur ces dossiers depuis deux ans et une procédure est en cours pour permettre au préfet de déclasser le DPM en domaine privé de l’Etat afin de le rendre prescriptible et aliénable.
« Mais comment peut-on faire cela ? Les 50 pas géométriques, c’est les 50 pas géométriques, on ne peut pas réduire la bande littorale de 81 mètres à 20 mètres, s’exclame le conseiller municipal d’opposition saint-paulois Karl Bellon, ardent défenseur du DPM. Sinon, il n’y a plus qu’à brader La Réunion tout entière avec le volcan et le Piton des Neiges ! Ces déclassements feront un dangereux précédent ».
Interrogée sur ces procédure, la préfecture de La Réunion ne dément pas mais s’est limitée à répondre par un communiqué, malgré nos demandes d’échanges sur un sujet o combien sensible. Elle explique qu’il est « permis de sortir un bien du domaine public et de le rendre ainsi aliénable à condition que ce bien ne soit plus affecté à l’utilité publique » (lire ci-dessous).
Intérêts privés et intérêt général
Il fallait que les terrains concernés soient construits avant la loi littorale de 1986. C’était le cas pour les anciennes Villas du lagon construites dans les années 1970 par le groupe Bourbon qui les a vendues en 2007 au groupe mauricien Naïade Resorts du conglomérat IBL qui en a fait le Lux en 2011.
Pour des raisons de protection du littoral, cet hôtel avait dû se satisfaire d’un bail emphytéotique de 50 ans (jusqu’en 2031). Ce bail, qui respecte le principe d’inaliénabilité du domaine public, ne serait plus renouvelable… D’après une source juridique, « il n’existe pas de limitation légale stricte empêchant le renouvellement d’un bail emphytéotique, mais ce renouvellement n’est pas automatique et doit être négocié entre les parties à la fin de la durée initiale. »
En fait, l’option de la vente plutôt que la location emphytéotique préserve surtout les intérêts privés de l’occupant du DPM, qui pourrait également bénéficier d’une AOT (autorisation d’occupation temporaire). Ce privé fera valoir, comme c’est le cas des hôteliers concernés, la viabilité de son entreprise, sa capacité à créer ou préserver des emplois, ou encore sa facilité à revendre son bien.
Vendre les « bijoux de famille »
À l’inverse, le bail emphytéotique laisse à l’Etat la possibilité, à son terme, de réaffecter le terrain à l’intérêt général, notamment s’il s’avère que ces pas géométriques peuvent jouer un rôle protecteur face à la remontée du trait de côte.
Or le risque d’érosion est clairement identifié sur les côtes réunionnaises dans le contexte du réchauffement climatique. Sur le long terme, les pouvoirs publics pourraient être amenés à financer des mesures de protection ou à indemniser des dégâts au profit de groupes privés devenus propriétaires du DPM.
Il apparaît en tout cas que la privatisation des pas géométriques reste une procédure exceptionnelle. Un déclassement du DPM doit être soigneusement évalué pour garantir qu’il ne sacrifie pas l’intérêt général aux intérêts privés. Les ventes à de riches hôteliers, si elles se confirment, ne manqueront pas de susciter des réactions, voire des recours… et sans doute un sentiment d’injustice parmi les particuliers expulsés de terrains déclarés inconstructibles ou inaliénables.
L’Etat serait-il obligé de vendre ses « bijoux de famille » pour combler ses dettes ?
La Région dit non
En tout cas, alors que nous étions dans l’attente d’une réaction de la mairie de Saint-Paul, nous avons appris ce matin que la commission permanente de la Région a adopté une motion demandant à l’Etat de suspendre toute décision concernant le foncier hébergeant le Lux. A défaut de quoi la présidente Huguette Bello pourrait ester en justice.
Les arguments avancés s’attachent à la défense du « patriotisme économique réunionnais », référence aux origines mauriciennes du groupe IBL. Selon la motion adoptée, « la cession d’un foncier aussi stratégique tourne le dos aux intérêts de La Réunion et donc de la France. »
Franck Cellier
Motion relative au projet de vente du terrain hébergeant l’hôtel « Le Lux »
Ayant appris l’intention de l’État, responsable du Domaine Public Maritime (DPM), de vendre le terrain hébergeant l’hôtel Le Lux, au groupe mauricien IBL,
la Commission Permanente du Conseil Régional, réunie le 6 septembre 2024 sous la présidence d’Huguette Bello :
- – S’étonne que le Conseil Régional, chef de file en matière de développement économique, de tourisme et d’aménagement du territoire, n’ait pas été directement concerté par l’État sur ce projet de vente, nonobstant la saisine de la commission des 50 pas géométriques, et l’avis défavorable exprimé en séance par le représentant de la collectivité.
- – Rappelle l’importance stratégique du Domaine Public Maritime, au carrefour des intérêts économiques et sociaux et des impératifs environnementaux.
- – Souligne que ce Domaine Public Maritime fait partie intégrante du patrimoine de notre île et que sa gestion, qui relève certes de la responsabilité de l’État, concerne directement tous les Réunionnais.
- – Considère que l’intention de l’État de vendre à un pays étranger 7 hectares dont une partie relève du DPM constitue un acte d’une extrême gravité.
- – Observe qu’en l’espèce la cession envisagée de la totalité de ce foncier au groupe IBL permettrait à des intérêts extérieurs à notre île, d’acquérir la pleine propriété d’un complexe hôtelier situé sur un emplacement stratégique et emblématique de l’offre touristique.
- – Constate que l’engagement par l’État de négociations directes avec le groupe IBL n’a pas permis que puissent être étudiées d’autres options permettant à des investisseurs réunionnais de se positionner.
- – Considère que la cession d’un foncier aussi stratégique à un acteur extérieur tourne le dos aux intérêts de La Réunion et donc de la France.
- – S’inquiète de la prise de contrôle par des acteurs extérieurs de certains pans de notre économie au détriment des acteurs réunionnais (activités dans les secteurs sucrier, de l’eau, de la grande distribution, du tourisme…).
- – Réaffirme la volonté régionale de promouvoir un patriotisme économique réunionnais au profit du développement de notre île.
- – Estime que les contraintes réglementaires et législatives doivent être adaptées ou modifiées si elles ne permettent pas de garantir la maîtrise de nos intérêts fondamentaux.
- – Demande à la Présidente du Conseil Régional d’engager une expertise juridique sur le caractère de l’inaliénabilité et de l’imprescriptibilité de terrain appartenant au Domaine Public Maritime et relevant de la zone des 50 pas géométriques.
- – Demande à l’État de suspendre toute décision concernant le foncier hébergeant le Lux dans l’attente d’une concertation avec l’ensemble des acteurs institutionnels et économiques de La Réunion.
- – Autorise la Présidente à utiliser tous les voies et moyens juridiques, et, le cas échéant, à ester en justice.
Réponse du préfet à la motion
Le préfet de la Réunion a pris connaissance de la motion votée par la commission permanente.
Il rappelle que le conseil régional a été dûment informé de cette perspective de cession à l’occasion de la commission des 50 pas géométriques, dont l’avis majoritaire est nécessaire à la cession de terrains.
Le gestionnaire du domaine, qui est la DRFIP, applique strictement les textes en vigueur (code général de la propriété des personnes publiques) quant au bien concerné : des constructions y sont édifiées depuis 1986, pour une activité économique fonctionnelle et dans un secteur fortement urbanisé.
Ces procédures s’inscrivent dans une stratégie plus globale de gestion du domaine de l’État et, singulièrement ici du domaine public maritime, visant d’abord à reconquérir et naturaliser les secteurs occupés illégalement et présentant des enjeux sensibles en termes de risques, d’accès à la plage ou d’environnement.
Réponse de la préfecture
La zone des 50 pas géométriques (ZPG) a temporairement fait partie du domaine privé de l’État, avant la loi littorale de 1986. Durant cette période, des lots ont pu être vendus et des baux emphytéotiques ont pu être délivrés. Après 1986, les terrains non cédés ont été intégrés dans le domaine public maritime naturel (DPMn), qui est imprescriptible et inaliénable par définition.
Il est toutefois permis de sortir un bien du domaine public et de le rendre ainsi aliénable. Pour ce faire, le bien ne doit plus être affecté à l’utilité publique, soit à un service public ou à l’usage direct du public. De facto, des terrains tels qu’une plage ou un chemin public ne pourront en aucun cas faire l’objet de cette procédure.
Certains terrains de la ZPG peuvent remplir cette condition, ouvrant l’opportunité d’un potentiel déclassement. Le législateur a ainsi ouvert un moyen spécifique à la ZPG dans le Code général de la propriété des personnes publiques. Pour les terrains occupés, en vertu d’une autorisation ou sur lesquels des constructions ont été édifiées avant 1986, l’administration du domaine, c’est à dire la direction des Finances publiques, peut accepter une cession de ces terrains. Tous les projets de cession sont soumis à l’avis de la commission des 50 pas géométriques.
L’usage de ces procédures est apprécié dans le cadre d’une stratégie plus globale de gestion dynamique du domaine de l’État et, singulièrement ici, du domaine public maritime mis en œuvre par l’État visant d’abord à reconquérir et naturaliser les secteurs occupés illégalement et présentant des enjeux sensibles en termes de risques, d’accès à la plage ou d’environnement. Quand la loi le permet, un processus de régularisation est déployé pour les situations particulières d’occupation du domaine public maritime dans des secteurs aujourd’hui fortement urbanisés.